Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Ross Chambers: Mélancolie et opposition. Les débuts du modernisme en France. Corti, Paris, 1987.243 p.

Bruno Tritsmans

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La mélancolie est, sans aucun doute, un signe des temps. Après Soleil noir. Dépression et mélancolie de Julia Kristeva (Gallimard, 1987), le dernier livre de Ross Chambers se propose d'explorer ce phénomène qui hante notre modernité. De part et d'autre, on constate la présence d'une même attitude réceptive à l'égard de la mélancolie, un désir de la prendre au sérieux comme une "lucidité suprême" (J. Kristeva) ou comme une "expérience de la vérité" (R. Chambers). L'optique des deux ouvrages est cependant foncièrement différente: J. Kristeva, pour sa part, étudie la mélancolie, qu'elle associe à la dépression, dans une perspective freudienne, et elle la situe "au carrefour du biologique et du symbolique". Pour Ross Chambers, en revanche, la mélancolie est moins une expérience individuelle, profondément enracinée dans la psyché de l'individu, qu'un phénomène social, dont les œuvres de Nerval, Baudelaire et Flaubert témoignent de façon exemplaire.

Toutes les formes de mélancolie ont en commun un sentiment de "manque" (p. 223),

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qui plonge l'individu dans "l'indifférenciation, l'in-différence" (p. 223): elle résulte de la difficultéqu'éprouve l'individu à se distinguer d'un contexte social qu'il refuse et condamne. La mélancolie apparaît donc essentiellement, sinon comme une perte, du moins comme un décentrement de l'identité, comme une "vaporisation" du je cartésien, maître de soi, et elle se traduit dans les textes par la thématique du brouillard. Cette perte s'origine dans un cadre social particulier: le déclin de la Deuxième République, le coup d'État et l'avènement du SecondEmpire sont les faits qui ponctuent le contexte historique (français) dans lequel vient s'inscrire la mélancolie. Ce contexte n'est cependant pas analysé "en soi", comme le ferait par exemple une sociocritique soucieuse d'articuler l'ordre textuel sur l'ordre social; R. Chambers retrace la façon dont les textes donnent à lire dans un ici-maintenant leur rapport à cette réalité historique. Celle-ci est analysée dans la mesure où elle est devenue enjeu dans la relation de lecture.

De plus, si les textes donnent à lire un contexte social particulier, ce n'est pas pour le refléter, mais aussi - et surtout - pour s'en distancer. Et c'est là que réside le problème central qui constitue la spécificité de l'écriture mélancolique, du "modernisme": les contraintes sociales sont telles que la distanciation ne peut pas se faire ouvertement, au nom de valeurs alternatives, mais elle doit se faire de façon détournée. Pour décrire cette écriture, R. Chambers la modèle sur le "geste oppositionnel" décrit par Michel de Certeau. Face à un pouvoir centralisateur de plus en plus puissant, l'individu des sociétés industrialisées développe des "stratégies oppositionnelles" qui n'affrontent pas ouvertement l'ordre régnant, mais qui cherchent à ruser avec lui, à le contester par une sorte de guérilla développée au sein même du champ maîtrisé par le pouvoir. De même, l'écrivain confronté au monde indifférent qu'il refuse, s'y oppose lui aussi de façon détournée. Il en résulte, dans les textes, une "tension" (p. 36) entre la "fonction narrative", qui correspond plus ou moins au "message" donné à lire, et la "fonction textuelle" qui équivaut à l'autoréflexion à laquelle se livre le texte, à la façon dont il témoigne du rapport qu'il entretient avec la réalité sociale.

A cette double fonction correspond un double système d'adresse: en fonction narrative, l'auteur s'adresse au narrataire, c'est-à-dire au lecteur dont la place est prévue, inscrite dans le texte; en fonction textuelle, en revanche, l'auteur s'adresse secrètement à un "lecteur futur" chargé d'interpréter le texte. A ce niveau, le texte se donne à lire, dans son rapport avec le contexte socio-politique, à un "bon lecteur" (p. 228) radicalement différent du lecteur contemporain de l'ecnvain. C'est dans cette "adresse dénonciation (p. ¿¿H) que les textes protestent contre la situation politico-sociale: le "bon lecteur" sera celui qui aura la perspicacité de voir cette "vérité'" cachée, ce "non-dit" du texte. La fonction textuelle assure ainsi le texte d'une possibilité de "survie" (p. 36) illimitée, car il ne reste plus enfermé dans un contexte de production historiquement défini. Dans le texte moderniste, marqué par le clivage entre fonction narrative et fonction textuelle, l'identité textuelle n'est plus identifiable à un sujet cohérent et autonome, aussi le texte devient-il le lieu d'une "duplicité" (p. 233), d'une "dynamique oppositionnelle" (p. 233).

Ce double jeu caractérise de façon globale les textes mélancoliques des années 1850, même si chaque écrivain lui donne une élaboration particulière. R. Chambers interroge à ce propos trois auteurs, Nerval, Baudelaire et Flaubert. Ces écrivains, qui sont chacun à leur manière "oppositionnels", radicalisent une inquiétude déjà présente dans le premier Romantismefrançais qui se veut apolitique mais qui témoigne en fait contre un système social, voire contre un régime particulier. Les textes du premier Romantisme comportent les signes de la mélancolie, mais ils ne réagissent pas encore à la situation d'aliénation ambiante. C'est le cas.

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par exemple, de "Tristesse en MeV de Th. Gautier: la mélancolie y apparaît comme une tentationvite dissipée, et la fin du poème constitue un retour à une identité stable, à un je maître de son discours. Le refus de la "fureur" prend un sens politique quand on le lit en regard de la "Préface" d'Emaux et Camées qui thématise explicitement un refus de l'histoire, de l'actualitépolitique. Alors que Gautier refoule toute opposition, Hugo libère sa colère, quitte à ce que sa voix devienne "une voix politique parmi les autres" (p. 61) ("Au peuple"). C'est ce moi centralisé qui sera précisément absent des textes modernistes, tous marqués par l'impossibilitéd'une prise de position ouverte et univoque vis-à-vis du cadre social qu'ils refusent néanmoins.

Cette ambiguïté ou duplicité traverse l'écriture politique des années 1830, par rapport à laquelle Léo Burckart de Nerval (1838) a une valeur exemplaire. Dans cette pièce qui relate un assassinat politique dans l'Allemagne post-napoléonienne de 1819 - transposition transparente des réalités françaises de la monarchie de Juillet -, représentants du pouvoir et étudiants révolutionnaires finissent par se confondre "dans un même exercice de la duplicité", et il s'avère donc impossible de savoir si la pièce est "du côté du pouvoir ou du côté de l'opposition" (p. 74). Le discours textuel de Léo Burckart "participe ainsi à ce qu'il dénonce" (p. 92), à un monde marqué par la fausseté et la duplicité. Ce n'est que beaucoup plus tard, dans les années 1850, que le texte nervalien se fera oppositionnel par un "travail d'écriture" (p. 94) particulier: en abordant la thématique du Valois, l'écriture nervalienne se privatise. Ce repu' sur les réminiscences personnelles "sous une forme fragmentée et dans des conditions aléatoires" (p. 98), constitue la réaction spécifiquement nervalienne au monde de l'aliénation, au politique. R. Chambers montre ainsi que le narrateur d'Angélique réagit à la demande d'un discours monologique, à l'obligation d'écrire le vrai que l'amendement Riancey lui impose, par une multiplication des voix, par un discours dialogique. Cet "effet de chorus" (p. 107) marque le retrait de la narrativité à sujet individuel, et conteste ainsi les exigences de l'autorité. L'espace du Valois matérialise cette "complicité communautaire" (p. 113) qui est appelée à constituer un contre-poids à la modernité industrielle, et l'attachement du je nervalien au Valois le montre "fidèle à d'autres valeurs" (p. 114). Dans Aurélia, le narrateur s'efforce d'abolir l'aliénation sociale dans laquelle sa "maladie" le place: sans renier la valeur particulière qu'il accorde à la maladie, il s'agit de gagner pour ces valeurs la sympathie, l'intérêt du lecteur. Pour ce faire, le narrateur à'Aurélia fera côtoyer le langage de l'autorité médicale et son discours personnel. Tout cela n'empêche pas qu'il reste en définitive "à la merci de l'autre" (p. 126), du lecteur qu'il sollicite à entrer dans son jeu sans pouvoir l'y contraindre.

Alors que le texte nervalien ne se fait oppositionnel que dans la nostalgie d'une harmonie sociale, le texte baudelairien est plus ouvertement combatif. La figure du fumeur du houka dans le poème liminaire des Fleurs du Mal représente à la fois le pouvoir bourgeois en place et le poète même. Le poète et le pouvoir se réfléchissent ainsi comme en miroir, et tout se passe comme s'ils étaient semblables, identiques. Mais en même temps, le texte s'efforce de se distancer du discours social: dans un monde envahi par l'hypocrisie et qui risque d'envahir jusqu'au poète même, le poème s'efforce d'opérer un geste de disjonction et de "rétablir une différence" (p. 149). De même, le cygne du poème du même nom figure une tentative d'évasion hors de la cage du contrôle social. - évasion qui ne peut se réaliser que par une "lecture pro-révolutionnaire" (p. 173). En même temps, toutefois, il est impossible de répondreà ce "désir de sens" (p. 174), d'exaucer définitivement la demande d'évasion: il est impossible de clôturer, et ne reste finalement que le travail dans le temps, dans la duplicité.

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Flaubert radicalise encore cette problématique, dans la mesure où le risque d'indifférenciationpar rapport au discours dégradé du monde y devient encore plus grand. Sur le plan de Xénoncé, le texte flaubertien "se rapproche dangereusement de l'indistinction" (p. 191). Par l'emploi du discours indirect libre, le discours textuel "épouse" un personnage-cliché commeCharles Bovary. Toute possibilité de distinction se situe sur le plan de ïénonciation : c'est dans et par un acte de lecture que le texte doit acquérir l'identité différenciée. La distanciationironique ne suffit pas à sauver le texte de l'indifférenciation, car elle se confond avec l'univers exploiteur d'un Homais et elle verse ainsi à son tour dans 1' "indifférence" (p. 199). Pour devenir un texte "non-indifférent", le texte doit prendre modèle sur Emma. Celle-ci est, indubitablement, en proie à la mélancolie, mais sa maladie est d'origine sociale, et elle apparaît ainsi comme une victime. Le mal dont souffre Emma se retrouve au niveau des caractéristiques discursives du texte, qui est lui aussi travaillé par un brouillage de l'identité. Malgré le fait que le texte est ainsi travaillé par le discours du monde, le "bon lecteur" a comme "tâche" de "rester sensible à une sincérité d'expression, à une émotion authentique" (p. 210) qui se cache derrière la façade factice. De là la nécessité d'une "lecture d'adhésion" (p. 210), ou encore d'une "lecture associative" (p. 215), appelée à "épouser l'immense demandede bonheur qui se lit dans l'aveuglement du personnage" (p. 215). Ce faisant, il exécutel'acte de différenciation sans lequel le texte tomberait dans l'indifférence et coïnciderait avec le discours social. Reste, bien entendu, que personne ne peut contraindre le lecteur à effectuer cet acte, et le type de communication qui est postulé par le texte flaubertien se vit dès lors nécessairement dans la conscience du manque, voire de l'échec (p. 220).

La caractéristique commune de tous ces textes que R. Chambers place sous le dénominateur commun du "modernisme" est bien cette menace de brouillage, d'illimitation par rapport au discours de la société ambiante. Le texte moderniste, mélancolique relève donc de l'indifférence qu'il condamne cependant. Son seul espoir de différenciation réside dans une certaine adresse d'énonciation" (p. 228), dans une demande de lecture adressée au "bon lecteur". Il s'ensuit que l'identité textuelle résulte, en dernière analyse, d'une relation (d'interprétabilité), et qu'il n'est jamais possible de l'assurer définitivement.

La lecture demandée par les textes modernistes est donc une communication à haut risque,qui reste foncièrement de l'ordre de la demande, de la proposition faite au lecteur responsable.La relation entre ce lecteur et le texte relève de l'ordre de la confiance: tout commele texte morlerniste est confiant de trouver le bon lecteur, celui-ci est appelé à "faire con fiance aux textes" (p. 1 2), à avoir "foi" en eux. Pour R. Chambers, le sens du texte ne relève donc pas uniquement des structures inhérentes, de la matérialité du texte comme c'était encore le cas pour ie structuralisme - mais il fait l'objet d'une relation de confiance mutuelle, voire même d'amour (p. 233), entre texte et lecteur, avec toute la précarité qu'elle implique. De ce fait, R. Chambers contribue à affranchir la critique du critère de l'immanence de tout sens et de celui de la clôture textuelle pour privilégier, avec le T. Todorov de Critique de la critique, la vie infinie des textes dans le monde des hommes. Le texte n'impose plus de lecture,pas plus d'ailleurs que le lecteur ne puisse maîtriser le texte et lui attribuer une significationunivoque. 4 la façon de concevoir l'expérience littéraire en termes de maîtrise, Ross Chambers substitue une autre relation, consciente à tout moment du risque, de la possibilité de l'échec, et où la réussite de la communication apparaît comme un rare moment de connivence."La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles": cette phrase célèbre de Madame Bovaryrésume ce que l'expérience de l'écriture moderniste, tout entière traversée par laçonsciencede

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ciencedesa faillibilité, a de tragique. Cette condition de l'écrivain reflète aussi, comme en
miroir, celle du lecteur, qui n'est à son tour le plus souvent que l'ours qui danse.

Anvers