Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Ans de Kok: La place du pronom personnel régime conjoint en français: une étudediachronique. Amsterdam, 1985. 639 pages.

Povl Skårup

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Dans cette grande monographie, Madame Ans de Kok s'est proposé de faire trois choses: ( 1) examiner comment et quand se sont produits les changements dans la place des pronoms régimes conjoints, (2) rechercher les causes de ces changements, et (3) construire une grammaire panchronique du français, rendant compte de la place et de la forme des pronoms régimes conjoints du XIIe siècle au XXe.

La base de ce programme est, évidemment, une description synchronique de l'ancien français,
qui occupe environ la moitié du livre. Dans ce qui suit, je ne parlerai que de cette base.

Pour le XIIe siècle, la documentation d'AdK aurait été plus satisfaisante, si elle n'avait

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pas craint que les textes en vers soient trop éloignés de la langue parlée. Il est curieux qu'elle n'ait pas eu la même crainte pour les traductions bibliques, ni pour les homélies: ses seuls textes du XIIe siècle sont les Quatre Livres des Rois et les Homélies de Maurice de Sully (à moins que celles-ci n'aient été traduites qu'au XIIIe siècle, comme certains l'ont supposé). AdK n'a pas suivi son autre principe, celui de n'étudier que des textes écrits en dialecte francien:ne sont franciens ni les Quatre Livres des Rois, ni Robert de Clari, ni Aucassin et Nicolette,pour ne citer que les textes les plus éloignés. Pour ce qui est des faits qui intéressent AdK, les différences entre les dialectes médiévaux ainsi qu'entre la prose et les vers sont peu importantes. AdK a raison de ne pas se restreindre à des textes franciens, elle a tort de dire qu'elle le ferait; elle a tort également d'écarter les vers, qui lui auraient permis de mieux connaître la langue du XIIe siècle. Elle aurait pu aussi tirer profit d'une approche de l'ancien occitan.

AdK classifie les pronoms personnels régimes selon trois types de critères: syntaxiques, formels (ou morphologiques) et phonétiques. Cela est très bien, seulement on pourrait se demander si ce sont les pronoms qu'elle classifie ainsi, ou plutôt leurs occurrences, ou encore les facteurs qui déterminent leurs formes, ou enfin les règles qui formulent ces facteurs.

AdK voit une différence d'autonomie dans l'opposition entre pronoms conjoints et pronoms disjoints. C'est que malgré certaines approches, surtout p. 49, la notion de zone verbale lui a échappé. C'est en effet la place qui est à la base de cette distinction: dans la zone verbale et hors de celle-ci. AdK semble penser (p. 20) que les cas d'abréviation (type::jol pert) font exception, mais selon ses propres principes, il faut appliquer les regles phonétiques après les règles syntaxiques qui déterminent la place des pronoms.

En substituant ainsi la place à l'autonomie, je suis pleinement d'accord avec AdK pour penser que ce sont des facteurs syntaxiques (et sémantiques, mais non phonétiques, y compris rythmiques) qui déterminent la place des pronoms, et qu'en second lieu, c'est leur place qui détermine le choix entre le, la, li, les, lor employés dans la zone verbale et lui, li, eus, eles employés hors de la zone verbale, et que ce n'est qu'en troisième lieu qu'il faut appliquer les règles phonétiques. AdK a raison également d'attribuer à la phonétique non seulement l'élision avant voyelle et l'abréviation après voyelle, mais encore le rapport entre me et moi: en effet, ce rapport n'est pas le même qu'entre les et eus, mais le même qu'entre les variantes du radical dans devons et doivent.

AdK discute de la place du verbe fini dans la proposition. Elle cite la règle traditionnelle, selon laquelle le verbe en occuperait la deuxième place. Il me semble préférable d'attribuer une place fixe au verbe, dans la zone verbale, et de poser deux questions: Combien de places y a-t-il dans la zone préverbale? et: Cette place ou ces places peuvent-elles être vides? Pour y répondre, il faut distinguer plus nettement que ne le fait AdK entre principales et subordonnées.A mon avis, la zone préverbale des principales ne comprend qu'une seule place; si la zone verbale est précédée de deux ou de plusieurs membres, il n'y en a qu'un qui soit placé dans la zone préverbale, alors que les autres précèdent celle-ci (extraposition) ou sont intercalésentre elle et la zone verbale (suspension de la proposition). Cela implique que certains éléments, par exemple et, peuvent tantôt occuper la zone préverbale, tantôt la précéder. AdK refuse cette possibilité, peut-être parce qu'il s'agit pour elle de classer les éléments avant de les placer et qu'elle a décidé, sans raison évidente, qu'aucun élément ne doit appartenir à deux classes. De ce refus, queje suis tenté de qualifier de préjugé, AdK conclut avec logique qu'il y a parfois plusieurs membres dans la zone préverbale, même dans des principales (p. 36), et que les pronoms régimes peuvent précéder le verbe après la zone préverbale vide si

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celle-ci est précédée de certains éléments qu'AdK n'admet pas dans la zone préverbale, par exemple et (je traduis dans ma terminologie). Or AdK a observé que vers 1200, la postpositiondes pronoms régimes après et + verbe devient plus rare (cette observation est basée chez elle sur très peu de textes, mais je la crois juste). Elle en conclut avec logique que l'antépositiondes pronoms régimes a parcouru trois étapes chronologiques: (1) seulement après la zone préverbale occupée (je traduis toujours dans ma terminologie); (2) également après la zone préverbale vide précédée d'un membre en extraposition, par exemple et; (3) toujours, même sans un membre en extraposition. Tout ce raisonnement est mené avec une logique admirable.Si je n'en approuve pas la conclusion, c'est que je n'en approuve pas la première prémisse. A mon avis, l'antéposition des pronoms n'a parcouru que deux étapes dans les propositions principales: (1) seulement après ne ou la zone préverbale occupée; (2) toujours; le passage à la seconde étape a eu lieu plus tard dans les volitives au subjonctif que dans les énonciatives et les interrogatives, et pas encore dans les volitives à l'impératif. Et peut occuper la zone préverbale ou la précéder; il tend à l'occuper plus souvent après 1200 qu'avant. Vers la même époque, la zone préverbale des énonciatives tend à être toujours occupée. Ces deux derniers changements concernent et et la zone préverbale; l'antéposition des pronoms n'en est qu'une conséquence, qui suit la même règle qu'avant. Un des avantages de cette description-ci est de rendre compte du fait que les mêmes éléments qui tantôt amènent l'antéposition des pronoms régimes, tantôt non, amènent tantôt la postposition des pronoms sujets dans des énonciatives, tantôt non, et du fait que dans les énonciatives concrètes où ces éléments amènent effectivementla postposition du pronom sujet, ils amènent toujours l'antéposition des pronoms régimes(s'il y en a): la séquence verbe - pronom régime - pronom sujet est agrammaticale dans les énonciatives (l'exemple de Robert de Clari, cité à la p. 102, est unique et agrammaticalpour d'autres raisons aussi).

AdK 99 cite un exemple où un pronom régime suit le verbe d'une subordonnée: "é tele serra ke cornerunt li les orilles" (trad. de 1 Sam. 3. 11). AdK semble y voir un archaïsme, représentant la première des trois étapes mentionnées ci-dessus. Mais les pronoms régimes n'ont jamais été postposés dans les subordonnées. La loi Tobler-Mussafia n'est valable que dans les principales, non dans les subordonnées, où les pronoms régimes précèdent toujours le verbe. C'est à cette dernière règle que l'exemple cité est contraire. Il s'explique par une greffe: c'est une principale greffée sur la souche d'une subordonnée coupée après ke.

Dans ia locution ce poise moi, AdK 111 voit un autre exemple d'un pronom régime placé à la fin d'une zone verbale précédée de la zone préverbale occupée (je traduis dans mes termes). C'est à tort: le pronom y est placé dans la zone postverbale. L'exemple Ce poise H, Béroul 1130, ne prouve pas le contraire: c'est li pour lui, comme assez souvent ailleurs (AdK 24), y compris au v. 523 du même texte.

AdK 91 cite trois exemples d'énonciatives dont le premier mot est un pronom régime conjoint, à l'encontre de la loi Tobler-Mussafia. Elle a bien vu que le troisième exemple n'enfreint pas cette règle syntaxique, mais une règle phonétique (M'est vis au lieu de Mei est vis). Elle n'a pas vu que dans les deux autres exemples, la zone préverbale est occupée par une subordonnée introduite par por ce que (Mort Artu, p.p. Frappier, p. 191, 147. 83-84) ou par ice que (Sully, p.p. Robson, p. 89, 2. 41-42). C'est qu'elle s'est laissé leurrer par la ponctuation des éditions, qui est erronée dans le premier exemple et qui, dans le deuxième, reproduit celle du ms.

Au début de la généralisation de l'antéposition des pronoms régimes, on l'observe presque
uniquement dans des interrogatives, non dans les énonciatives. Ce n'est pas qu'elle se soit

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produite plus tard dans celles-ci, mais c'est qu'elle y est cachée par la zone préverbale occupée,
qui y devient obligatoire vers cette époque.

AdK rend bien compte des groupes de deux ou même de trois pronoms régimes conjoints qu'on observe en ancien français: le me, le te, etc. Elle dit bien qu'il faut distinguer entre l'ordre des pronoms et leur compatibilité. Or, AdK veut construire une grammaire commune à l'ancien français et au français moderne, mais il n'est pas moins pertinent de construire une syntaxe commune à l'ancien français et à l'ancien occitan. On peut admettre que l'ordre des pronoms suit les mêmes règles en anc. fr. qu'en anc. oca, mais que leur compatibilité est plus restreinte en anc. fr. qu'en anc. occ. C'est dire qu'il faut étudier leur ordre en anc. oca, et c'est ce que j'ai fait dans l'ouvrage cité ci-dessous et de nouveau dans un article paru dans Studia Neophilologica 58 (1986) 85-98.

AdK 372 dit avec raison que "Le point tournant du remplacement de le me etc. par me le etc. doit être situé autour de 1500". Elle en situe le début dès le XIIIe siècle. C'est qu'elle reprend à son compte l'interprétation erronée de tel (dans le Jeu de saint Nicolas et ailleurs) comme un témoignage de l'ordre te le (p. 145), et qu'elle n'a pas non plus examiné d'assez près les autres exemples qu'on cite de cette époque.

AdK discute, après d'autres, des causes de l'ordre changé. Il serait trop long de reprendre la discussion ici. Disons seulement que l'explication qu'elle propose du changement conviendrait mieux à une date antérieure à 1500, et que l'explication qu'elle propose du non-changement de le lui ne me paraît pas très convaincante. Tout en admettant en principe qu'il faut chercher les causes des changements d'une langue, on peut rester sceptique sur celles qui ont été proposées. Le linguiste n'a d'ailleurs pas à s'en plaindre: il lui reste encore bien du travail à faire pour établir les descriptions synchroniques d'abord, et les descriptions diachroniques ensuite, sans lesquelles les explications causales n'ont aucune chance d'être justes.

On voit qu'en ce qui concerne les pronoms placés auprès d'un verbe fini, je ne partage
pas tous les avis d'AdK. Mais je tiens à souligner l'admirable rigueur et la très haute qualité
de ses raisonnements grammaticaux.

Néanmoins, je pense que la valeur durable de l'ouvrage réside plutôt dans l'étude des cas
où un pronom régime est régi par un verbe infini, un infinitif ou un participe présent. Aussi
ces cas occupent-ils la plupart des pages du livre. Il s'agit de deux problèmes.

Le premier porte sur le verbe auprès duquel se place le pronom, lorsque le verbe infini est régi par un verbe fini, par exemple: "si ne s'en sorent a cui plaindre". Je trouve particulièrement utiles les pages 263-5, où sont énumérés les cas où les pronoms se placent auprès de l'infinitif en anc. fr. malgré la tendance générale à les placer auprès du verbe fini.

Dans les premiers de ces cas-ci, le sujet logique de l'infinitif est exprimé par un régime du verbe fini, par exemple "et // aida a soi lever". Dans le premier de ces cas, illustré par l'exemple cité, le régime de l'inf. est coréférentiel au sujet de celui-ci, cf. en fr. mod.: "elle ferait se retourner dans sa tombe le terrible Jacob Fugger". Dans le deuxième cas: "Cil se poroffrirent de lui querré", non "Cil le se poroffrirent de querré", le facteur déterminant serait que se y est accusatif, selon AdK 264. Mais le cas de ce pronom, accusatif ou datif, dépend de la place du pronom régime de l'inf., non inversement, cf. en fr. mod. "je la laisse le faire", mais "je le lui laisse faire". Les exemples d'AdK, qui ont déjà été cités à la p. 244, montrent que le facteur déterminant est plutôt que le sujet logique de l'inf. est coréférentiel au sujet du verbe régissant.

L'autre problème porte sur la place et la forme d'un pronom régime placé auprès d'un
verbe infini, surtout un infinitif. AdK a très bien vu qu'il ne suffit pas de ne considérer que

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le pronom et le verbe infini: il faut considérer également les autres membres qui s'attachent
au verbe infini, y compris les négations. La discussion de ces faits et de leur description seraittrop
longue pour un compte rendu. Je compte la reprendre ailleurs.

Les syntagmes du participe présent ont connu les mêmes types que ceux de l'infinitif. Les différences observées par AdK 343, à la suite d'autres chercheurs, semblent pouvoir se ramener à deux tendances: (1) En ancien français, les participes sont moins souvent accompagnés d'un pronom régime que les infinitifs (il ne s'agit pas ici des cas où un pronom accompagne un verbe qui régit un participe: "mes cuers... le me va disant", Mort Artu, AdK 230). (.2) Dès le moyen âge tardif, les syntagmes du participe présent ont plus souvent que ceux de l'infinitif la même structure que ceux du verbe fini, et en français moderne ils l'ont toujours: on ne dit pas *ne pas me voyant comme on dit ne pas me voir, on dit seulement ne me voyant pas comme on dit // ne me voit pas, alors que ne me voir pas est rare et archaïque.

Je m'arrête ici, sans avoir parlé de la description du français moderne proposée par AdK. Les résultats de ses recherches sur l'ancien français appellent trop de réserves pour permettre de considérer l'ouvrage comme une réussite totale. Cependant, le livre contient trop d'exemples utiles et trop de discussions intéressantes pour être négligé par les historiens de la langue française. Il contient en outre une bibliographie très ample et très utile. Qu'on me pardonne d'y ajouter ma thèse et de penser que celle-ci n'aurait pas été inutile à AdK {Les premières zones de la proposition en ancien français. Revue romane, numéro spécial 6, Copenhague, 1975).

Ârhus