Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Ebbe Spang-Hanssen

Ebbe Spang-Hanssen

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Dans le rapport qui résume ses études sur l'inversion en français moderne, l'auteur exprime l'espoir d'avoir fait des contributions à trois chapitres différents de la grammaire française: 1) La typologie de l'inversion, 2) Les règles de l'inversion du sujet, 3) La structure générale de la phrase. A mon avis, elle a réussi, dans les trois domaines, à ajouter quelque chose d'important à notre savoir grammatical.

En ce qui concerne la typologie, elle a continué les efforts modernes pour remplacer "les formes de l'inversion" de la grammaire traditionnelle par des types de construction abstraits. Tandis que la grammaire traditionnelle avait le regard fixé sur la forme du sujet inverti, tantôt substantívale tantôt pronominale, la grammaire moderne essaye de se libérer de la manifestation pour reconnaître des types de construction qui, bien que différentes, peuvent produire, à l'occasion, des résultats identiques. HK a su écarter des cas qui faisaient difficulté pour une typologie abstraite et générale, mais on peut évidemment se demander si les noms dont on a baptisé ces types sontdes plus heureux. La désignation "inversion complexe", héritée de la tradition, fait allusion à la double manifestation du sujet, alors que, dans la théorie de HK, elle est censée indiquer une construction qui n'exige pas forcément que le sujet soit exprimé deux fois.

Pour bien expliquer les mécanismes de l'inversion, HK s'est vue obligée de défendre une certaine théorie de la structure de la phrase, théorie qui, à son tour, est confirmée par les règles de l'inversion du sujet. Il s'agit d'un modèle hiérarchique de la phrase, dont le centre serait le verbe, auquel viendraient s'ajouter par couches successives des unités de plus en plus larges. Le modèle exprime non seulement l'ordre canonique des éléments de la phrase, mais aussi une hiérarchie de subordinations: à titre d'exemple, l'objet indirect a sa place normale après l'objet direct, et il est subordonné à l'unité que constituent le verbe et l'objet direct.

Dans son étude sur 'pourquoi', HK a tiré pleinement parti de cette théorie, selon laquelle l'adverbe interrogatif causal se trouve dans une couche extérieure de la phrase par rapport aux adverbes interrogatifs 'quand' et'où'. Cette différence explique bien les comportements très différents de ces adverbes en ce qui concerne l'inversion du sujet. Poussée à l'extrême, la conception hiérarchique de la phrase implique qu'il n'y a jamais deux compléments liés au même degré au verbe de la phrase: il y a toujours un des deux qui se subordonne à une unité dont l'autre et le verbe font déjà partie. C'est une théorie très forte, comme on le voit, mais qui trouve une confirmation frappante dans les règles de l'inversion telles que HK les formule: d'après ces règles, la place que peut occuper le sujet substantival inverti permet toujours de décider, pour n'importe quelle paire de compléments de la phrase, lequel est le plus lié au verbe.

On peut se demander si le modèle hiérarchique dit autre chose qu'un modèle selon lequel il y a simplement un ordre canonique dec éléments Qu'un complément soit lié au verbe plus qu'un autre, est-ce bien autre chose que de dire que ce complément est plus proche du verbe selon l'ordre canonique? De toute façon, pour ce qui est de la clarté de la description, il semble bien inutile d'avoir recours à une série d'arborescences relativement profondes, lorsque,pour

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que,pourun complément donné, le degré de cohésion avec le verbe correspond exactement
à la distance du complément au verbe selon l'ordre canonique. Pour expliquer la notion
d'unité predicative, il suffit alors d'indiquer cet ordre canonique:


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et de poser en principe que la distance du complément au verbe correspond au degré de cohésion avec le verbe. L'unité predicative, qui est l'unité qui ne peut jamais être brisée par l'insertion d'un sujet substantival, se définit alors comme la chaîne qui va du verbe à la place laissée vide par l'élément placé en tête de phrase dans une construction interrogative ou relative.

Dans l'étude de 1987, HK se crée encore des difficultés superflues, semble-t-il, pour expliquer les quelques exceptions à la règle fondamentale concernant l'unité predicative et l'inversion du sujet substantival. Si Ton a affaire à une locution verbale, comme par exemple 'mettre quelque chose sur le tapis', l'unité predicative comprend naturellement toute la locution, même si l'interrogation ou la relativisation concerne l'objet direct qui est plus proche du verbe que la seconde partie de la locution. De plus, l'attribut de l'objet se comporte comme la deuxième partie d'une locution verbale, fait signalé depuis longtemps par les linguistes (voir par exemple Blinkenberg 1928, p. 186, qui fait des rapprochements du type 'rendre content' — 'contenter'). HK a du mal à expliquer simplement ces cas pourtant assez simples, parce qu'elle veut assimiler l'attribut de l'objet à l'objet indirect.

La grande découverte de HK, à savoir qu'il existe une unité predicative qui ne peut jamais être brisée par l'insertion d'un sujet substantival, indique une condition nécessaire, mais non pas suffisante pour l'inversion du sujet substantival. Le sujet doit toujours suivre l'unité predicative, mais cela ne suffit pas pour garantir la grammaticalité de la phrase. La règle explique bien pourquoi on n'a pas:

(2) *A qui dit PierTe la vérité?

mais elle n'explique pas pourquoi on ne dit pas:

(3) *A qui dit la vérité Pierre?

La réponse de HK est que (3) est en principe possible, à condition que le sujet soit suffisamment lourd par rapport à l'unité predicative. Elle voudrait même que (3) soit en un certain sens grammatical. Il me semble que, ici encore, HK se complique inutilement l'existence. Pourquoi vouloir qu'une telle phrase, qui choque jusqu'aux Français les moins puristes, soit grammaticale à un titre quelconque? Puisqu'il est possible de formuler une règle générale selon laquelle toute inversion du sujet substantival exige que le sujet soit lourd par rapport à l'unité predicative, il semble aller de soi que cette règle fondamentale agit comme un filtre qui écarte des phrases telles que (3).

Les quelques remarques critiques que j'ai faites ici concernent surtout l'étude de 1987, qui n'est que la première ébauche d'un ouvrage qui sera rédigé en français. L'auteur aura donc l'occasion d'enlever ces petites taches qui ternissent une œuvre linguistique qui, par ailleurs, est aussi brillante que solide.

Copenhague