Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Réponse à Ebbe Spang-Hanssen

Hanne Korzen

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Je remercie Ebbe Spang-Hanssen de ses commentaires stimulants. Il devrait ressortir de ma
réponse à Michael Herslund (ci-dessus) queje dois beaucoup à Ebbe Spang-Hanssen, dont
les travaux ont eu une importance capitale pour mes recherches.

Pour ce qui est de l'emploi de la désignation "inversion complexe" comme terme technique, je suis un peu déçue que ESH ne veuille pas me suivre jusqu'au bout du chemin qu'il a luimême indiqué. Mais après tout, la terminologie n'est pas ce qu'il y a de plus important (quoique je reconnaisse, aujourd'hui, qu'elle peut créer des malentendus fâcheux). Par ailleurs, je renvoie à ma réponse à Michael Herslund.

Parlons maintenant du modèle utilisé. Il est vrai qu'on peut obtenir des constructions inversées correctes en se servant du modèle simplifié que propose ESH. Dans 4.1.1. (1987: p. 97-99), j'ai montré moi-même que la règle du "déplacement minimal" pouvait être formulée de cette façon. Cependant, si l'on s'en tient uniquement à cette description Linéaire (sans parenthèses), on n'arrive pas à montrer que les compléments n'entretiennent pas la même relation avec le verbe. A mon avis, on n'obtiendra pas une description satisfaisante du sens de l'unité predicative et de la construction inversée si l'on ne spécifie pas la structure du prédicat. Ce qui nécessite une structure "arborescente", symbolisée ou bien par un "arbre" ou bien par des parenthèses. En assignant au prédicat de (1) la structure (1'), on arrive plus facilement à décrire de quelle façon chaque complément contribue au "sens total" du syntagme:

(1) Gaston a donné une bague àsa femme en 1957

(!')


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(1') montre que l'objet est le complément le plus lié au verbe. Ce complément "sature la valence fondamentale du verbe transitif; cela veut dire, sémantiquement parlant, que la situation décrite par le verbe ne peut se concevoir sans référence à l'argument objet." (Herslund sous presse). Il n'est guère étonnant que le sujet ne se place jamais entre deux membres aussi étroitement liés. Les autres membres du prédicat ont un sens locatif (abstrait ou concret). Comme le montre Herslund et Sorensen 1985, l'objet indirect d'une construction trivalente (ici il s'agit d'un datif) indique le lieu (abstrait) où se place le réfèrent de l'objet. L'adverbial scénique, de son côté, sert à "placer" l'activité exprimée par V". Quand un objet indirect ou un adverbial scénique suit le sujet inversé (ce qui est souvent le cas), ils fonctionnent comme une sorte de "cadre" dans lequel s'inscrit l'éventualité dénotée par l'unité predicative + le sujet:

(2) La bague qu'a donnée Gaston àsa femme ne vaut rien du tout.

(3) La bague qu'a achetée Gaston en 1957 ne vaut rien du tout.

Cette fonction s'explique sans doute par le caractère locatif des compléments en question.
Pour conclure cette petite section sur le modèle utilisé, je dirai que si l'on simplifie trop l'existence,
elle manquera de profondeur.

Le troisième point soulevé par ESH concerne la locution verbale et l'attribut de l'objet, phénomène": que je discute notamment dans le chapitre 4.1.1.2.. intitulé "L'autonomie de l'unité predicative" (1987: p. 101-109). Dans le chapitre mentionné, j'attire l'attention sur une restriction qui vaut à la fois pour l'attribut de l'objet et pour la deuxième partie d'une locution verbale: en aucun cas, ces éléments ne peuvent être séparés du verbe par un sujet inversé,même

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versé,mêmesi la règle fondamentale concernant l'unité predicative est respectée. Cela peut
être illustré par (4) et (5):

(4) *Hier, j'ai vu la femme qu'avait rendue votre beau-frère tellement malheureuse
qu'elle a failli se suicider.

(5) * L'hypothèse qu'avait mise Michèle en doute était pourtant raisonnable.
Dans les deux cas, le complément qui suit le verbe est moins lié au verbe que le complément
antéposé. Mais cela ne suffit donc pas pour sauver les constructions. A (4) et (5) s'opposent
(6) et (7):

(6) Je n'ai pas vu les marchandises qu'avait rendues votre beau-frère au marchand de
légumes qui habite en face de chez vous.

(7) Le sac qu'avait mis Michèle sur la petite table du salon avait été volé aux Galeries
Lafayette.

Dans ces exemples, les syntagmes prépositionnels qui suivent le sujet sont des objets indirects (dans l'acception large de l'expression; il s'agit d'un datif et d'un complément de lieu). Comment expliquer la différence entre les deux paires? Pour KSH, elle n'a rien de bien mystérieux: l'unité predicative comprend "naturellement" toute la locution, et pour ce qui est de l'attribut de l'objet, on sait depuis longtemps qu'il se comporte comme la deuxième partie d'une locution verbale. Au premier abord, il paraît logique qu'une locution, qui est un "groupe figé de mots constituant une unité sur le plan du sens et de la syntaxe de la phrase" (cf. "Dictionnaire de Français") ne puisse pas être "brisée" par d'autres membres de la phrase. Cependant, on ne peut pas formuler une règle qui ferait de la locution verbale un bloc inséparable, puisqu'on trouve couramment des constructions comme (8):

(8) Michèle a mis cette hypothèse en doute.

où l'objet direct sépare le verbe et la deuxième partie de la locution verbale. L'objet direct
peut également séparer le verbe et l'attribut de l'objet, quoique la cohésion entre ces deux
membres de la phrase soit forte, comme le remarque ESH ajuste titre:

(9) Mon beau-frère a rendu cette femme malheureuse.

Que l'objet direct — mais non pas le sujet inversé, qui occupe la même place dans la structure linéaire que l'objet direct, - puisse s'insérer dans ces groupes plus ou moins figés, nécessite pourtant une explication. La différence de statut qu'il y a entre (4) et (5) d'un côté et (8) et (9) de l'autre s'explique probablement par une restriction particulière qui vaut pour les constructionsinversées. Il semble, en effet, que ces constructions ne soient acceptables que dans les cas où l'unité predicative antéposée + Le sujet forment un tout autonome et compréhensible.Comme je l'ai fait remarquer plus haut, les compléments qui suivent le sujet inversé fonctionnent comme une sorte de "cadre", et, d'une façon générale, ils peuvent être omis ou séparés du reste de la construction par une virgule, sans que la construction devienne inacceptable.Strohmeyer (1935: p. 135) se sert de l'expression "nachtragliche Ergânzung" pour parler de ces compléments, qu'il considère donc comme des compléments ajoutés "après coup". Ces compléments ont d'ailleurs eux-mêmes un statut relativement autonome: dans la plupart des cas, il s'agit d'objets indirects ou d'adverbiaux scéniques ayant fonction référentielle. Dans des cas comme (4) et (5), les deux parties de la phrase manquent d'autonomie: cela vaut aussi bien pour la première partie, constituée par l'unité predicative antéposée + le sujet, que pour la deuxième partie, c'est-à-dire le complément qui suit le sujet. Dans les deux cas, le verbe est employé avec un sens abstrait, et le complément qui suit le sujet est dépourvu de valeur référentielle. Blinkenberg signale, sans l'expliquer, la ressemblance qu'il y a entre l'attribut de l'objet et la deuxième partie d'une locution verbale. Cette ressemblance s'explique dans le

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cadre de Herslund et Sorensen (1982 et 1985), que j'ai pris comme point de départ de ma description. Dans le modèle proposé par ces grammairiens, les membres de phrase en question occupent la même place dans la structure de la phrase. La différence de comportement qui sépare les compléments de (4) et de (5) de ceux de (6) et de (7) provient alors du caractère référentiel du complément et non pas de sa place dans la structure de la phrase. Ce qui s'illustreégalement par l'opposition entre (10) et (11):

(10) le sac qu'avait mis Pierre sur le tapis du salon

(11) *le sujet qu'avait mis Pierre sur le tapis

Nous arrivons maintenant au dernier point discuté par ES H: la question de savoir si la phrase
(12) est "grammaticale":

(12) ? A qui a dit la vérité Pierre?

Je suis parfaitement d'accord avec ESH pour juger cette phrase inacceptable. La tâche du grammairien consiste à rendre compte, d'une façon ou d'une autre, de cette inacceptabilité. Dans mon travail, j'emploie les expressions "acceptable" et "grammatical" comme des termes techniques ayant un sens très précis: les constructions "inacceptables" sont les constructions qui ne se rencontrent pas dans le corpus (oral ou écrit), et qui sont, de plus, refusées par les informateurs. Les constructions "grammaticales" sont les constructions auxquelles le grammairien donne ce statut pour faire fonctionner sa grammaire le mieux possible. Il est évident que les deux ensembles, celui des "constructions grammaticales" et celui des "constructions acceptables", ne doivent pas trop différer. (Si tel était le cas, la grammaire deviendrait contre-intuitive ou plutôt absurde). Mais il n'est pas nécessaire qu'elles se recouvrent tout à fait. Comme je le dis dans ma préface (1987: p. 7-10), j'ai décidé de considérer comme "grammaticales" (quoique inacceptables) les constructions qui deviennent acceptables dès qu'on change la longueur des syntagmes (sans changer l'ordre respectif des compléments). Ainsi, (13) est considéré comme "grammatical" à cause de l'acceptabilité de (14), les deux constructions ayant la même structure:

(13) ? Où a rangé la tondeuse ce jardinier?

(14) Où a rangé la tondeuse le jardinier qui est venu travailler cet après-midi? (Danjou-
Flaux et Dessaux 1976: p. 164)

Par contre (15) est considéré comme "agrammatical". Comme il ressort de (16), il n'est pas
possible de sauver cette construction en allongeant le dernier syntagme:

(15) *Quand deviendra ce comédien célèbre?

(16) *Quand deviendra ce comédien aussi célèbre que celui qui se prostitue à tourner des
films de publicité? (Kayne 1973: p. 18)

Les deux constructions représentent une structure interdite en français moderne. Avec le système de notations que j'ai adopté, je peux marquer la différence fondamentale qu'il y a entre des cas comme (13) et des cas comme (15). Ce qui n'est pas possible si l'on considère les deux constructions comme des structures "agrammaticales" au même titre.

Copenhague

Références

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