Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Claire Blanche-Benveniste, José Deulofeu,Jean Stéfaniniet Karel van den Eynde: Pronom et syntaxe. L'approche pronominale et son application au français. Société d'études linguistiques et anthropologiques de France. Paris, 1984. 247 p.

Michael Herslund

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Voici une nouvelle contribution à la syntaxe du verbe français. Pour donner au lecteur une première iüée approximative de cette étude, on peut dire qu'eue se situe quelque part entre la grammaire valentielle de Tesnière et les études émanant du L.A.D.L. de Maurice Gross, sans s'identifier à aucune de ces deux écoles. Le livre contient quatre chapitres: dans le premier, L'approche pronominale en syntaxe (p. 23-59), les auteurs exposent leur méthode, le deuxième, Approche de la notion de valence (p. 61-159), contient le gros des analyses proposées, les matériaux empiriques, c'est-à-dire les différentes constructions des verbes français, le troisième, Relations entre deux formes verbales (p. 161-203), étudie les constructions comportant un infinitif, et le quatrième, Le pronom dans l'histoire de la grammaire (p. 205-237), les théories pronominales dans la pensée occidentale de l'antiquité à l'âge classique. Ce quatrième chapitre est écrit par le regretté Jean Stéfanini.

L'ouvrage est présenté comme une nouvelle approche de la syntaxe du français. Examinons dans quelle mesure cette approche, qui, qualifiée d' "inductive", repose sur un certain nombre d'axiomes (on décèle une légère contradiction dans ces termes), est vraiment nouvelle et dans quelle mesure une éventuelle nouveauté constitue un progrès.

Ln ce qui concerne la nouveauté de la méthode, il faut mentionner que le public en a

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déjà eu une première esquisse il y a douze ans (Blanche-Benveniste 1975). Ajoutons que la méthode pronominale, qui consiste à décrire la syntaxe du verbe à partir des différents arrangementsde clitiques qu'admettent différents verbes, ne risquera guère de choquer un public Scandinave, dans la mesure où la possibilité de substituer différents clitiques aux syntagmesnominaux et prépositionnels est retenue comme critère principal d'identification des différentes relations grammaticales, au moins depuis Spang-Hanssen 1963 et Pedersen et alii 1970, critère plus ou moins adopté, par la suite, par tout le monde en Scandinavie.

L'approche pronominale s'inspire principalement de l'analyse des langues bantoues. Dans ces langues, comme dans beaucoup d'autres d'ailleurs, le verbe "répète" ses actants sous forme d'affixes. Si on identifie les pronoms clitiques du français à ces affixes, comme dans l'exemple célèbre de Martinet (je crois, je cite de mémoire), Cette moto, moi, mon père, il me l'a donnée, on voit que les clitiques, de même, "répètent" les actants du verbe. Les clitiques fonctionnent comme des préfixes (parfois comme des suffixes) qui explicitent la consstruction du verbe: "Le verbe ne manifeste ses caractéristiques syntaxiques et sémantiques que lorsqu'il est pourvu de ses indices de constructions. On considère qu'un énoncé comme "je l'en persuade" est un verbe construit, pourvu de certains de ses indices de construction" (p. 25). Pour l'approche pronominale, il ne s'agit donc pas d'un simple phénomène d'accord, mais de la base même de toute structure linguistique. Car l'approche pronominale va encore plus loin: les clitiques ne sont pas des représentants de syntagmes lexicaux, des réductions de syntagmes nominaux et prépositionnels. La structure verbe + clitique(s) est prise comme une structure de base. Par "lexicalisation", une telle structure peut apparaître comme structure plus "touffue". On posera donc que (1), contrairement à la pratique répandue dans la grammaire transformationnelle des années 60 et 70 (cf. p. ex. Kayne 1977), n'est pas dérivé de (2), mais en constitue la base morphologique (le verbe construit). Le rapport entre les deux est appelé "relation de proportionnalité" (rapport qui rappelle la technique de substitution des grammairiens danois, cf. encore Pedersen et alii 1970):

(1) Ill'en persuade.

(2) Le cardinal persuade le roi de son incompétence.

De tels rapports sont d'une régularité telle qu'ils rappellent la flexion en morphologie. D'autres
rapports existant entre phrases, comme entre (3) et (4):

(3) II est facile de lire ce livre.

(4) Ce livre est facile à lire.

rapports plutôt de nature "transformationnelle", ne sont pas aussi réguliers et ressemblent
davantage à la dérivation en morphologie.

C'est le premier type de relation qui constitue le sujet du livre, et on voit tout de suite l'intérêt, mais aussi les limites, d'une telle approche: en posant comme point de départ analytiquel'arrangement des clitiques autour d'un verbe, on évite toute discussion sur les relationsgrammaticales telles que sujet, objet, etc. Comme on le sait, de telles notions sont très difficiles à manier. Reste à savoir si la méthode pronominale, en esquivant les difficultés inhérentesà toute définition des relations grammaticales, ne passe pas, du même coup, à côté de généralisations importantes. Et à ce propos, il se présente tout de suite à l'esprit au moins trois objections contre l'approche pronominale. La première est que les clitiques ne représententpas forcément de« éléments qui font partie ô? la syntaxe nucléaire du verbe, des membres de la phrase qui dépendent étroitement du verbe (des actants, selon la terminologie de Tesnière). Ainsi, une relation de proportionnalité entre (5) et (6), qui présuppose que lire comporte dans sa "formulation" (ou schéma valentiel) une position y, ne me paraît pas légitime,mais

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time,maisl'approche pronominale ne me permet pas non plus de l'écarter:

(5) 11 l'y lit.

(6) Louis lit son bréviaire dans le fauteuil d'Anne.

La deuxième objection est qu'il n'y a pas que les verbes qui ont des dépendants clitiques.
Adjectifs et substantifs se mêlent aussi de la "microgrammaire" des clitiques comme dans
(7) et (8):

(7) Elle en est très fière.

(8) Elle n'en alu que la moitié.

Des cas comme ceux-ci sont discutés p. 75 ss., mais il reste qu'on ne voit pas comment il faut
distinguer entre valence verbale et valence adjectivale/substantívale.

Les auteurs, qui soulignent souvent le caractère inductif et les termes réalistes de leur entreprise, sont confrontés ici à des problèmes fondamentaux (et, somme toute, assez banals), auxquels leur méthode n'apporte pas de réponse claire, car comment savoir, sinon par fìat, que en dans (8) dépend de la moitié et non pas de lire, si la base de toute description est un verbe construit? Qu'est-ce qui empêche, dans la méthode proposée, la reconstruction d'une structure de base (formulation) telle que (9) à partir de (8)7

(9) il le en lire

La relation de proportionnalité entre les deux semble parfaite, mais nous savons tous qu'une
telle relation n'est pas légitime. On ne nous dit pourtant pas pourquoi.

La troisième objection, de loin la plus importante, est que l'approche pronominale est incapable de traiter le cas de relations grammaticales auxquelles il ne correspond pas de position clitique, comme p. ex. l'attribut de l'objet. Ainsi, à (10) ne correspond aucune formulation semblable à (11):

(10) On a élu Louis président.

(11) *il le le élire

Une construction assez centrale semble ainsi au-delà des capacités de la méthode. A titre de
corollaire, on remarque que l'attribut du sujet est parfois indistinct de l'objet; aux deux correspond
une position clitique le (invariable pour l'attribut, variable pour l'objet).

Le point de départ étant le verbe, il n'y a pas de place théorique pour une notion 'phrase'.
On passe donc directement du verbe construit à l'énoncé. Dans cette perspective, il est un
peu curieux d'observer que le mot 'phrase' revient sans arrêt dans la pratique descriptive des

auteurs (p. ex. p. 28, 98, 103, IGB, etc.). Ebi-ce que cela veui. dire qu'il n'y a pas de différence
entre 'phrase' et 'énoncé' et que le choix de 'énoncé' ne répond à rien d'autre qu'au
besoin d'affirmer la nouveauté de l'approche?

Le verbe construit, le noyau de toute structure, est donc un verbe pourvu de ses "affixes" syntaxiques: les positions clitiques qui accompagnent le verbe. Les pronoms clitiques sont répartis en différents paradigmes: P 0 (je, tu, il ...), P 1 (me, te, le ...), P 2 (me, te, lui, y ...) et P 3 (lui, en ...); ce dernier cas couvre les verbes tels que enlever qui connaissent aussi bien l'en enlever que le lui enlever. Un fragment tel que ...le lui... manifeste P1 ¦+• P2, alors que ...me 1e... manifeste P2 +Pl.Ce n'est donc pas la position par rapport au verbe qui identifie les paradigmes mais leurs inventaires. On nous propose aussi un paradigme P 4 (p. 80); il s'agit du lui dans je lui marche dessus. D'abord, on peut se demander s'il s'agit ici d'un cas de valence verbale ou d'un cas de clitique non dépendant du verbe comme en (7) et (8) ci-dessus. Ensuite, il faut ajouter y au paradigme, si on veut vraiment le retenir, comme le montre l'exemple

(12) la nature lui conseillait d'ouvrir le ventre de l'éléphant, d> mordre dedans à belles
dents (Gary, Les racines du ciel 355)

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C'est à l'aide de ces paradigmes que sont établies les constructions des verbes, leurs "formulations" (p. lOOss.). Ces formulations sont représentées à l'aide de traits généraux dégagés des paradigmes observés. Comme beaucoup de verbes connaissent plus d'une construction (plus d'une formulation), on parlera dans ces cas de "groupes de formulations", qui définissent la valence du verbe. Les analyses des formulations et des différentes propriétés de nature distributionnelle qui les étoffent fourmillent d'observations intéressantes et judicieuses. Ainsi, le chapitre consacré au passif (2.4, p. 11655.) mérite qu'on s'y arrête: il y est clairement démontré que le passif n'est pas une transformation générale, mais est plutôt à voir comme un cas particulier des groupes de formulations (p. 125).

J'ai eu des critiques et des réserves à formuler à propos de cette étude, mais cela ne doit pas cacher que j'ai trouvé ce livre très stimulant, et que je considère qu'il constitue un vrai progrès pour les études sur la valence des verbes français, d'une part par les formulations précises et concrètes qu'il permet, d'autre part par la multitude d'analyses sémantico-syntaxiques très judicieuses qu'il propose. Je pense là notamment à une très bonne discussion et critique du trait +/- humain (p. 4755., p. 57, p. 785.), àla bonne analyse des constructions réfléchies (p. 12755.), ainsi qu'à la notion de 'sémantique primitive', notion sur laquelle tout linguiste doit réfléchir (p. 39ss. et passim), et j'en passe. Bref, quiconque veut étudier la syntaxe du verbe français doit désormais se référer à cette étude, et à celles qui, espérons-le, lui feront suite.

Copenhague

Références

Blanche-Benveniste, C. (1975) Recherches en vue d'une théorie de la grammaire française.
Essai d'application à la syntaxe des pronoms. Paris, Champion.

Kayne, R. (1977) Syntaxe du français. Le cycle transformationnel. Paris, Seuil.

Pedersen, J., E. Spang-Hanssen et C. Vikner (1970) Fransk syntaks. Copenhague, Akademisk
Forlag.

Spang-Hanssen, E. (1963) Les prépositions incolores du français moderne. Copenhague, Gad.