Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Romansk fra Vest. Essais publiés en l'honneur de Lars Otto Grundt, Arne-Johan Henrichsen et Hans Aaraas, Institut d'Études Romanes. Université de Bergen 1986,250 pp.

Morten Nøjgaard

Ces essais publiés pour honorer les trois fondateurs des études romanes à Bergen au moment de leur départ à la retraite témoignent de leur action fructueuse et de la vitalité des recherches romanes poursuivies "dans l'ouest" (de la Norvège). Ce sont les élèves et collègues des trois savants émérites qui se sont réunis pour présenter l'état actuel de leurs recherches bergenniennes. Comme toujours, un tel recueil offre un aspect hétéroclite. Les sujets traités recouvrent les langues et les littératures des trois grands domaines romans et l'optique va de la vulgarisation intelligente à la recherche approfondie.

Comme tous les essais sont rédigés en norvégien (sous ses formes variées...), le plus utile sera sans doute de limiter notre compte rendu aux contributions scientifiques originales. Il reste qu'il est douloureux de passer sous silence des contributions aussi valables que celles de Jon Askeland sur la notion de jeu dans Don Quijote, de Dinda L. Gorlée sur l'interprétation jungienne d'une pièce d'Antonio Galas, de Jan Roald sur la définition du concept "langue de spécialité", ou les réflexions de John Kristian Sanaker sur l'antiimage du père chez Diderot et Musset (à ce propos je signale l'ouvrage fondamental de Bengt Algot Sorensen, Herrschaft und Zartlichkeit. Der Patriarchalismm und das Drama im 18. Jahrhundert. Mûnchen 1984) ou enfin de Helge Nordahl qui donne une traduction lumineuse d'un petit texte du XIIIe siècle sur le "Mariage des sept arts."

Ce n'est pas étonnant si les contributions les plus valables sont d'ordre linguistique, puisque le maître fondateur, M. Henrichsen, est le type même du philologue accompli. Signe Marie Sanne réunit utilement une masse imposante de matériaux pour fixer les règles déterminant en italien moderne le choix entre 'di' et 'che' devant le deuxième terme d'une comparaison. Ces règles, qui combinent morphologie, syntaxe et sémantique, nous paraissent en gros convaincantes, mais on a l'impression que l'analyse s'arrête parfois en chemin, la distribution restant affaire d'interprétation dans bien des cas. Il est p. ex. assez étonnant que l'auteur ne fasse pas entrer en ligne de compte la fonction syntaxique de l'adverbial comparatif lui-même (più, meno, etc. cf. p. 202).

Dans un travail extrêmement solide et bien documenté, Tove Jacobsen discute la classificationdes propositions régimes de verbes de sentiment en ancien français ("il se merveillent moût de ce qu'il ne voient home..."): s'agit-il de propositions adverbiales (causales) ou complétives (objet)? Le problème reste posé, on le sait, en français moderne et ne saurait sans doute recevoir sa solution que dans le cadre d'une théorie valentielle générale des rapportscompliqués entre l'objet direct et l'objet indirect. Quoi qu'il en soit, l'auteur démontre, force exemples à l'appui, qu'en ancien français il est possible d'interpréter tous les cas de

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'que' comme des 'de ce que' réduits, en sorte que l'ancien français ne connaît que la constructioncausale. Un argument capital est la pronominalisation de la proposition subordonnée par 'en', même quand il n'y a pas de sujet explicite (p. 112). Cet argument n'est cependant pas indiscutable: que ferait Jacobsen du 'en' dans 'j'en connais qui...', où le pronom adverbialremplit indiscutablement la fonction d'objet direct?

Si S. M. Sanne et T. Jacobsen travaillent exclusivement dans la tradition philologique empirique, Arne Halvorsen est décidément passé à la linguistique théorique d'inspiration américaine. A. Halvorsen porte ses efforts sur l'analyse de la notion de détermination par rapport au syntagme nominal en français moderne. Sa thèse est qu'au lieu d'opérer avec des oppositions binaires (déterminé - indéterminé), la langue met en jeu des sphères fonctionnelles, ce qui permet le glissement d'une catégorie à l'autre et ce qui autorise les situations louches, telles que celles de 'chaque', 'quel' et 'tel'. A. Halvorsen a raison d'attirer l'attention surla valeur determinative de 'chaque', par opposition à 'tout'. Il montre sa parenté syntaxique avec 'le' et conclut que 'le' exprime la détermination par rapport à l'individu, alors que 'chaque' détermine par rapport à la quantité (p. 96).

Lise Lorentzen atteste l'intérêt norvégien pour la linguistique appliquée, étudiant le rapport entre théorie et pratique dans les manuels de français élémentaire utilisés en Norvège. Le domaine exploré est l'interrogation et il est réconfortant de constater que les manuels reflètent l'évolution de la langue puisque le type de plus en plus dominant de question est l'ordre direct + accent interrogatif. Pourtant, il y a un certain flottement pour les questions partielles où l'usage, il faut en convenir, est assez difficile à saisir. A ce propos on note avec une certaine surprise que le type à extraposition: 'Pierre, comment va-t-il?' ne semble pas figurer dans les statistiques de L. Lorentzen, malgré son extrême fréquence. Enfin l'auteur constate un certain retard dans la partie théorique des manuels par rapport à l'évolution de la langue. Pour évaluer avec équité cet aspect des manuels, il aurait fallu faire davantage entrer enjeu des considérations de stratégie pédagogique.

Parmi les essais littéraires signalons la petite étude de Leif Tuf te sur le style de La Vie devant soi. Malgré le succès d'Ajar, dû précisément en grande partie à la cocasserie de son style, celui-ci reste peu étudié. L'essai de Tufte n'épuise pas le sujet et sa bibliographie souffre de lacunes, mais Tufte réunit avec finesse des observations sur la fausse oralité et le faux caractère enfantin du style. BirgerAngvik soumet les nombreuses déclarations narratologiques de Vargas Llosa à une confrontation avec la réalité littéraire de l'Amérique latine et il n'a aucune peine à montrer tout ce que la position de Vargas Llosa a de partisan. Pourtant il me semble passer à côté de son but, car il est évident que ces déclarations fracassantes font partie d'une politique culturelle - n'oublions pasque le grand écrivain est aussi un homme politique de premier plan. La narratologie de Vargas Llosa est certes intéressante, mais non pas dans une perspective descriptive ou théorique. Il s'agissait d'introniser une nouveau type de littérature - et une nouvelle génération d'auteurs !

Terminons en attirant l'attention sur deux études également magistrales. Sven Storelv retrace avec une intensité lumineuse digne de son sujet l'évolution du concept d'histoire dans l'œuvre de Péguy. Il discerne trois stades: d'abord l'adhésion de Péguy à 1' "école historique"de ses professeurs à l'École normale; ensuite une critique de plus en plus violente de la philosophie positiviste de l'histoire (sous l'influence de Bergson), critique qui aboutit enfinà une conception religieuse de l'histoire comme désordre et comme chute continuelle, chaos surmontable non par la rédaction de manuels, mais par la création artistique et la foi. S. Storelv montre - sans le dire, d'ailleurs - toute l'actualité de la pensée du grand Péguy.

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Dans un même esprit de congénialité, Atle Kittang, sémioticien et spécialiste - entre autres - de Rimbaud, démonte la machinerie compliquée du bestseller d'Umberto Eco, // nome della rosa. Pour le plus grand plaisir du lecteur, A. Kittang nous promène à travers les méandresdu labyrinthe narratologique du roman, en se servant de la notion de métaréalisme commefil d'Ariane: en tant que forme sémiotique, le roman exige une histoire, mais l'état chaotiquede la sémiosis moderniste ôte toute légitimité à l'histoire (cf. Péguy). D'où ces tours de passe-passe entre roman policier et essai sémiotique dans lesquels excelle "il professore". Kittang montre qu'Eco, par la forme conflictuelle même de son récit, nous conduit insidieusementà comprendre que la vraie connaissance reste aussi éloignée de la subtilité sémiotiquedu détective que du rire désabusé du lecteur, mais qu'elle entretient un rapport mystérieuxavec la naïveté du vieil Adson.

On le voit, la moisson est riche, et il y a certainement du nouveau à l'ouest.

Odense