Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Voix et moi ou muse et musique chez Leiris

par

Renée Morel

Qui se reproche parfois de ne pas mourir de son chant, comme l'Antonia d'Hoffmann ou
comme le cygne de la légende...

(Le ruban au cou d'Olympia)

Avant Homère, il y eut Orphée, nous rappelle Valéry. Avant le Verbe, la musique. Chant et musique (mousikè ou art placé par l'étymologie sous l'égide des Muses) ont toujours été l'expression naturelle du poète. Plus généralement — peut-être faudrait-il dire plus essentiellement — Barthes voit dans la musique une qualité de langage, àla fois "l'exprimé et l'implicite du texte"l. On ne saurait alors s'étonner que l'œuvre de Leiris, longue entreprise autobiographique qui se fonde sur les faits de langue, évoque si souvent, dans l'ensemble de ses sons comme dans celui de ses structures, la musique. Ainsi, loin d'être simple jalon dans un parcours narratif (1' "authentique obituaire" de son auteur), l'épisode de la Règle du jeu, Tome 11, qui reprend le titre d'une célèbre aria tirée de YATda de Verdi, "Vois! Déjà l'ange...", se présente comme morceau véritablement mis en sons, partant, en musique.

D'emblée, le premier mot ("Vois!") donne le ton — ou la clef— en évoquant, de par son homophonie même, le phénomène commun à la parole et au chant, le premier des instruments: la voix. Il ne faut pas y voir de coïncidence: une longue tradition lie la vision — le voir sensible et surtout intellectif (l'illumination) — à la voix (c'est le fameux "Parle un peu queje te voie" de Socrate, ou la "lumière auriculaire" de maintes traditions mystiques). Non seulement le son, logos ou vibration fondamentale, est à l'origine de presque toutes les cosmogonies, mais en outre celui-ci y fait invariablement jaillir la lumière comme une épiphanie primordiale.

Le récit lui-même se trouve, dès l'ouverture, placé sous le signe du chant. La
présence d'un chœur répondant à un célébrant ("Et cric! reprend le chœur...",
"Le chœur reprend: Et crac!") évoque le théâtre antique, qui unissait la parole à

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la musique. Quant au conteur qui "musicalement articulait ces paroles", sa fonctionrituelle, alliée au décor exotique et funèbre (l'auteur assiste à une veillée mortuaire au Gros-Morne, à la Martinique), le rapproche des figures du magicien et du rhapsode. En effet, son "dire" relève du sacré car il se trouve lié à la mort, qu'il conjure en lui opposant le rire, et fait naître dans l'auditoire composite une identité communielle et vibratoire; ce dire est carmen ou chant magique qui mêle l'incantation à la récitation (Leiris souligne, p. 182, que le rythme du conteur et "ses modulations très subtiles auraient suffi à Ile] charmer"). Même la fonction profane de l'lndou, associé à un distillateur blanc, va dans ce sens en l'apparentantà l'alchimie, c'est-à-dire à une pratique quasi magique que l'on appelait autrefois"art de la musique" parce qu'au travail sur la matière (laborare) elle superposaitun travail d'incantation (orare).

Il est bien sûr significatif que la curieuse formule annonciatrice du conte, "Et cric! Et crac!", avec ses sons brefs comme des crépitements de braise, ait force talismanique. Onomatopéîque et, à l'instar de maintes phrases sacrées, strictement intraduisible, ce refrain ou liturgie incantatoire est musique — "à la fois en dehors du sens et du non sens". Cela ne l'empêche cependant pas de signifier. C'est bien pourquoi Leiris, après s'être habilement substitué au conteur, fait revenir cette formule comme un leitmotiv à l'intérieur de son propre récit.

Mais ce récit, qu'en est-il? L'auteur le dit lui-même: "Je veux, moi, raconter l'histoire de Khadidja ou plutôt mon histoire avec Khadidja". Au lieu de l'aventure de la jeune fille "maigre comme un mi de mandoline", il présente la sienne, anecdote presque aussi ténue, réduite au mi-nimum, celle d'une liaison avec une fille publique. Cependant le fil narratif se voit bientôt interrompu par des considérations d'ordre phonique ou phonologique, qui sont comme autant de thèmes d'une fugue.

A l'évocation de l'étranger qui s'abandonne au charme tout musical d'une langue inconnue (le créole) succède celle de l'enfant fasciné par les noms bibliques, avec leurs "brusques vibrations de corde" (Rébecca) ou leurs "bruissements prolongés de source" (Eliézer), patronymes fabuleux dont les seules sonorités éveillent en lui telle saveur aromatisée ou telle couleur cuivrée. L'adulte fait preuve de la même fascination, ainsi qu'en témoignent les nombreux mots français ("lupanar", "bouic", "claque") ou arabes (hamada, bousbir, serouaf), qui, placés entre guillemets ou écrits en italiques, attirent l'attention du lecteur.

Cela ne saurait surprendre: il y a, en tout littérateur, un "faiseur" qui joue avec les mots. Cependant, si Leiris pratique l'anagramme ou l'assonance, activité ludique ou travail sur l'outil (la substance acoustique), comme ce que fait le musicienà son clavier, il questionne la valeur de ces "simples tics de glotte" (le mot "fourbis", qui donne son titre à l'œuvre, est apparenté au jeu, mais aussi à la

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fourberie). D'où un rapport autre au verbe, entendu comme pouvoir magique de "détection et d'exaltation". Loin de maîtriser le langage, l'auteur s'y abandonne, interrogeant, par exemple, les fulgurations, "bifurs" ou changements d'aiguillage, éclairs poétiques qui surgissent soudainement entre les mots, de même que Khadidjaa surgi à un détour de son existence. Et ces mots, il les "lance", non sans une certaine appréhension — ainsi qu'on lancerait des dés — afin d'y découvrir des associations fortuites et presque oraculaires (la "souple mantique"), afin de les ausculter et d'écouter "ce qu'ils lui disent" (dans un autre horizon de signification,"fourbis" désigne communément tout assemblage hétéroclite ou toute chose dont on ne sait dire le nom).

On se souvient de l'exégèse homophonique que Leiris fait du mot "discours": "II dit, dit, se courbe, se recourbe, et court... "(Langage Tangage, p. 23). Son propre discours emprunte de semblables détours: il s'interrompt, suppute et avance par à-coups. Ainsi, plutôt qu'une description de la personne de Khadidja, l'évocation de son nom amène presque aussitôt une autre combinaison musicale de trois notes: Rébecca, un des noms bibliques qui ont le plus frappé l'auteur dans son enfance (la reprise de ce paragraphe, tiré d'un texte plus ancien ("Le sacré dans la vie quotidienne", 1938),prouve son importance affective). Comme celui de Rébecca, le nom de Khadidja a "quelque chose de dur et d'obstiné" (une même syllabe commence l'un et achève l'autre). Et comme la formule du conteur ("Et cric!...Et crac!"), il oppose la stridence d'un "i" à la gravité d'un "a". La fille à soldats porte, quelque peu ironiquement, le nom de l'épouse du Prophète, nom dont le [kl initial fait écho à celui, final, de "La Mecque" et s'inscrit dans une chaîne phonique qui contient "Rébecca" et "impeccable".

A son tour, l'image du puits traditionnellement associé à Rébecca fait surgir d'autres mots prisés pour leurs sons autant que pour leur exotisme ou leur part de mystère: "ergastule", ou obscur cachot des esclaves; "citerne", qui contient de l'eau (à l'instar du puits), mais peut aussi devenir prison (Yokanaan y fut enfermé); "lucernaire", enfin, associé aux catacombes et amené par l'attribut de Rébecca (la cruche) et par les jarres des compagnons de Gédéon, qui se glissent dans la nuit noire. Cette série de creux ténébreux appelle le plus effroyable d'entre eux: le caveau de la "sombre et fière" Aída, héroïne dont le nom qui résonne et hante comme un cri étouffé présente les mêmes syllabes que celui de Khadidja.

Tels les mots du Glossaire, le nom de la prostituée de Figuig s'ouvre donc "en carrefour" sur d'autres noms, selon une attirance inattendue, voire contre nature. Ainsi, par le libre mouvement des associations ou ricochets phoniques, sous l'influence subtile d'une constellation musicale, la peccable Algéroise se trouve - assez curieusement — liée à des lieux saints de pèlerinage et de prière (La Mecque et le Temple sous lequel la noble captive agonise), aux vertueuses

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épouses du Prophète et du Patriarche. Ce réseau de sonorités connexes transforme poétiquement le donné, le revêt d'une aura religieuse et presque sacrée: devenue point de rencontre harmonique, Khadidja passe de l'état de personne à celui de persona.

Tout sacré est fait de ruptures et d'oppositions. C'est précisément ainsi qu'apparaît l'héroïne, sous ses deux versants antithétiques. Nominalement proche de Rébecca, en qui les Écritures voient une figure d'ange (elle préfigure l'Annonciation), Khadidja participe, on l'a déjà vu, du pur et du faste. C'est pourquoi l'auteur projette spontanément son image sur celle d'une grande statue de Déméter. Mais, à l'autre pôle du sacré, ou en une sorte de contre-sujet du mouvement de fugue, elle est le démon de midi, l'lmpure, "Khadidja la traînée", que sa race, sa langue et sa profession inavouable rendent dangereuse, tabouée.

De ce fait, la mélodie arabe que l'entraîneuse "à la voix toujours un peu rauque" chante en allant quérir des bouteilles de bière semble "incantation de sorcière" (significative est, une fois de plus, l'apparition de la formule du conteur). Les rapports bien connus de la musique avec la possession font que, de la "rudesse modulée de ce cri", l'auteur passe aux transes et chants orgueilleux que profèrent les Éthiopiennes habitées par de redoutables zar. Et qu'il assimile Khadidja à quelque instrument à travers lequel s'exprime un esprit (ce que confirment d'ailleurs les paroles chantées: "Ne croyez pas qu'elle soit femme!", p. 192). Variation sur le même thème, Leiris évoque ensuite un autre "délirisme", celui d'une Antillaise, prise de convulsions aux côtés d'un chef de chœur, lui-même écumant aux lèvres, lors d'une cérémonie vaudou.

Dans les différents moments de cette fugue résurgente, Khadidja, "bouche ouverte entre haut et bas"2, oscille entre Pangélique et l'infernal et incarne ainsi la figure tutélaire du médiateur ou de l'initiateur (Déméter, à qui elle est comparée, était au centre des mystères initiatiques d'Eleusis). Comme Hermès, dieu des carrefours, ou comme Nadja, autre prostituée, déesse des bifurcations citadines, Khadidja possède (semble-t-il) des dons surnaturels, faisant notamment "surgir croix d'argent et anneaux d'or on ne sait d'où". Le fait que ces métaux lunaire et solaire soient liés à la connaissance ésotérique amplifie ces résonances. Quant à la croix, sa forme symbolise l'union des contraires, un intermédiaire entre le ciel et la terre, à l'image de Khadidja elle-même (le talisman offert en cadeau fait écho à la constellation d'Orion — d'ailleurs confondue avec la Croix du Sud — dans laquelle l'auteur inscrit la silhouette de la jeune femme aux épaules étroites et aux hanches évasées).

Si Khadidja incarne tant de mystère, cela n'est dû ni à ses breloques ou pendeloquesni
à un pouvoir qui lui serait propre, mais au pouvoir des mots qui lui
sont associés, à ce qu'on pourrait appeler un nominalisme magique. En effet, si,

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chez Leiris, les mots appellent d'autres mots "comme dans une mélodie une note paraît appeler une autre note", les mots entraînent aussi les choses: l'aphérèse du prosaïque "losange", par deux fois associé à l'image de Rébecca, produit l'Ange. Ainsi, les faits de langue (réverbérations sonores, glissements de "Khadidja" à "Rébecca", de la margelle du puits à l'ergastule, etc.) recréent un univers qui se substitue au monde commun.

Bien que l'auteur s'efforce scrupuleusement de ne pas élever ou abaisser son héroïne, le souvenir contingent, Khadidja, l'entraîneuse aux maigres canettes de "pissat de cheval", acquiert la permanence d'un mythe, devenant déesse qui dispense aux héros fatigués le sommeil et l'oubli. De façon symptomatique, Leiris déclare avoir autrefois revendiqué pour mot-clef "transmuer" (p. 203). On sait que disparition et sublimation s'équivalent, chacune étant, en termes platoniciens, perte de la matière, réduction à l'essence. Et que l'écriture, ou intériorisation de la perte, est travail de deuil (à la manière d'un da capo tragi-comique, la formule du conteur renvoie constamment le récit de Leiris au double motif originaire de la narration — c'est-à-dire de l'inspiration — et de la mort (la veillée funèbre)). Or de mystérieuses mortaises lient la musique au deuil. L'essence de Khadidja, comme d'ailleurs celle de toute chose, revêt le caractère émotionnel et affectif de la musique. La présence "un instant bouleversante" devient retentissement, résonance, "mélodie obsédante".

Cette mélodie obsédante passe dans le discours et l'anime d'un "indéfinissable vibrato". Car, pas plus que les rimes, les mots liés aux sonorités du nom de Khadidja ne sont combinatoires purement gratuites. Ils évoquent l'eau, la cavité, la nuit, la féminité, et forment par là une chaîne mélodique qui module les thèmes du lieu clos et de l'intimité. Comme la cavité utérine, les lieux saints que suggère le nom de Khadidja, ou bien encore son sexe hospitalier (dans un de ses poèmes, Leiris dit: "La Mecque de tes flancs"-5), sont microcosmes parfaits. De même, l'humble tub en zinc de la prostituée est locus amoenus où l'eau, liquide amniotique, procure au sous-officier d'occasion la plus grande béatitude. L'amante vénale s'inverse alors en Déméter, la Grande Mère, elle incarne la figure de l'Ange consolateur.

Mais, en un contrepoint à ce thème musical, la "radeuse des faubourgs" est associée à des "antres" qui inquiètent plus qu'ils ne rassurent: boîtes lugubres, bistrots enfumés, bombir des prostituées arabes, enclos du "quartier chaud" de Colomb-Béchar, lieux qui, tel le désert qui les entoure, suintent le vide et l'absence,lieux lestés d'ambivalence, synonymes de plaisir et de danger, de l'amour et de ses effets délétères. Khadidja semble ainsi communiquer avec le monde infernal(Déméter appelle Perséphone). Ses attributs telluriques (son sexe est "cavernegrande ouverte", "galerie de mine", et sa voix, "ravin") l'apparentent aux

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entrailles de la terre. L'intimité protectrice se mue en claustration inquiétante, le ventre maternel, en sépulcre (l'un et l'autre ne sont qu'un seul et même abîme fatal).Dans la caverne d'effroi qui arrache à Aída son chant sublime apparaît alors l'Ange de la mort.

Est-ce à cause d'une pareille impénétrabilité (la face basanée, ciselée d'indéchiffrables tatouages), ou bien d'une rigidité toute mortuaire (la prostituée, en grand arroi de princesse, demeure ajamáis "fixe comme une image pieuse" dans la mémoire de l'auteur), ou encore d'une semblable idée de destin,que le souvenir de Khadidja convoque celui de Laure, "créature qui entretenait depuis des années des rapports familiers avec l'Ange de la mort" (p. 214)? Quoiqu'il en soit, si l'ombre de Khadidja, "étirée jusqu'à la limite incertaine passée laquelle une ombre n'est plus discernable", rejoint celle de l'amie morte, c'est parce que l'expérience du passé irrévocable est toujours celle de la Faux.

On voit que c'est en grande partie grâce aux résonances qu'il entretient avec certains mots privilégiés de l'imaginaire de son auteur que l'épisode trivial de Béni- Ounif possède un ton "pénétrant comme celui de certaines musiques" et se hausse jusqu'à la "dignité d'un mythe vécu". L'imaginaire de l'auteur ou, plus précisément, sa mélodie, musique intérieure, mystérieuse présence, qu'il cherche à rendre sensible, puis à communiquer à autrui (Langage tangage le dit avec humour et avec humeur) et qui serait non seulement son statut d'homme de plume, mais également son statut d'homme tout court.

Car, de même qu'un son ne renvoie à rien, sinon à son instrument, c'est à Leiris lui-même que, finalement, ces mots renvoient. Il appert alors que la musique, qui donne sa forme au sonore - et donc au mot - est véritablement langage premier qui permet à la mémoire, aux replis les plus secrets de l'être, de venir au jour, qui permet qu'un individu se fasse "entendre", dans la double acception du terme.

Dans "L'Écho du sujet", Ph. Lacoue-Labarthe a interrogé les rapports entre la compulsión autobiographique et la hantise musicale. Chez Leiris, toutes deux vont de pair avec l'obsession de la mort, présence, et, après l'épisode homophone de Fourbis ("Mors"), on serait même tenté de dire bruit, bruit sourd, qui hante le texte à la manière d'un ostinato. On sait que, paronomase aidant, "bruit" et "bris" sont très proches chez Leiris (Frêle bruit rattache explicitement le bruit à la fragilité, puisque "frêle" dérive de fragilis). Tous deux sont isomorphes de la fracture et de la grotte, thèmes qui ne cessent de fasciner l'auteur parce qu'on y entrevoit l'au-delà (comme le cri du garçon de Blechtrommel de G. Grass, le bruit brise et sonne son propre glas4 ). Un poème de Haut Mal dit bien les rapports entre la mort, la pierre, le caverneux et la voix: après sa tentative de suicide, le nouveau Lazare se retrouve "le verbe rocailleux, la gorge trouée"s. Cette "bouche

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d'ombre", trou, fêlure ou anfractuosité qui est le déjà-là de la mort, représente
pour l'auteur, sa "règle du jeu": l'enjeu tauromachique, la part de l'authentique.

La fêlure essentielle est ce qui surgit avec la déchirure de l'oreille de Khadidja. Cet organe concentre, de façon remarquable, les sèmes de la communication, de la sexualité (le conduit auditif est fréquemment assimilé à la matrice) et de la mort. L'oreille, capable d'entendre plus profondément que l'œil ne peut voir, est, en effet, le sens de la nuit, des ténèbres amplificatrices de bruit. D'où, dans Biffures, le chemin qui, de "percée" à "perce-oreille", mène au monde menaçant de Perséphone (p. 85-87). La "bénigne hémorragie" de la prostituée évoque, phonétiquement, la blennorragie qui motive les réserves du réserviste. Elle est aussi, symboliquement, marque de la fragilité de l'Autre, de sa mortalité — morsure du temps. Khadidja incarne alors la lézarde qui fait entrevoir l'abîme:

Tu es devenue en moi
quelque chose comme à un bloc de marbre blanc
une veinure grenat...

dit un autre poème de l'auteur 6.

Au cours d'une de ses digressions, Leiris évoque, comme il l'avait déjà fait dans "Mors", le chapitre sur lequel s'ouvre l'œuvre, la poignante figure de Bérénice. L'amante répudiée est pour lui l'occasion de gloser sur la beauté de Yinvitus invitam de Suétone, mélancolique adage "aux barrages symétriques", et (tandis qu'en notre tête résonnent les "cric" et "crac" du conteur) de poétiser de façon dérisoire ses adieux avec la fille publique. Le drame de Bérénice montre aussi de façon exemplaire qu'il peut y avoir tragédie sans morts. Et que c'est peut-être cela même qui fait défaut qui appellerait la poésie (méditation à rattacher à l'évocation, par Leiris, de l'âme du violon, nichée dans le "creux sonore" de la caisse de résonance (p. 206), un parallèle à la mandore mallarméenne "au creux néant musicien").

De même, ce qui met le texte leirisien en mouvement est ce qui, dès le départ, grève l'écriture, ce qui sera toujours manque et impossibilité du texte: la fin de son auteur. "S'accomplir, c'est être mort", déclare Blanchot7. Et cependant l'autobiographie n'est jamais, par la force des choses, autothanatographie. Comme bien d'autres, ce critique voit en la mort "l'Ange dont l'intimité adverse voue Michel Leiris à écrire, tout en le livrant à cela même qu'il fuit". Qui dit fugue dit en effet fuite.

Avec ses périodes tout en incises, coupures et reprises, ses scrupules et ses hésitationsqui paralysent le flux du texte (son legato), le "phrasé" de Leiris reflète le statut même de l'écriture, étrange condition entre deux eaux, dimension d'absenceentre la vie et la mort. Il est immense atermoiement qui diffère toujours le moment de conclure. Quant au geste autobiographique, il est, lui aussi, façon de

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soustraire l'existence au mouvement de la vie, et donc à la mort (son produit sans temps ni lieu est un no man's land fantomatique qui ressemble au désert algérien,"lieu de conjugaison de l'être et du non être"). Mais, d'un autre côté, l'écriture n'existe peut-être qu'à travers ces failles et fractures que Laporte nommecontre-écriture et qui sont césures révélatrices du thanatos.

La "grande approche contrariante" de la puissance sombre fait que l'auteur diffère dans les deux acceptions du terme. En cherchant à retarder l'échéance, il permet aussi que passent une mélodie, une voix, des inflexions qui sont siennes — c'est-à-dire un moi. Ces effets bouleversent, comme ceux de la musique. L'éphémère conjonction du destin de l'auteur avec Khadidja n'est alors mineure qu'au sens musical du terme. Si elle forme l'apothéose de l'ouvrage de Leiris, c'est parce qu'elle cristallise admirablement sa poétique et son éthique: le combat avec l'Ange.

Renée Morel

Berkeley



1. R. Barthes, "La musique, la voix, la langue", L'obvie et l'obtus, p. 252

Notes

2. M. Leiris, "L'Ange de la Mort", Haut Mal, p. 173.

3. Ibid., p. 172.

4. Je dois ces rapprochements à D. Hollier.

5. M. Leiris, "Je mime Lazare", Haut Mal, p. 222

6. M. Leiris, "Imbriquée", Haut Mal, p. 222.

7. M. Blanchot, "Combat avec l'Ange", p. 172.

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Résumé

On connaît la curieuse pratique de Leiris qui consiste à recourir au non sens (la pure substance acoustique des mots, leur musique) afin de mieux transmettre son sens (son "ton", sa "mélodie intérieure"). Et donc le double rapport, à la fois ludique et sérieux, que l'auteur entretient avec le langage. Mais qu'en est-il des liens entre l'obsession musicale et la compulsión autobiographique, la voix et le moi? Vu, ou plutôt "entendu" sous cet angle, l'épisode de La Règle du jeu qui narre la brève aventure, en Algérie, du sous-officier Leiris avec une fille publique ("Vois! Déjà l'ange...") n'est mineur qu'au sens musical du terme. L'encadrement du récit et sa structure de fugue résurgente renvoient au double motif originaire de la narration (c'est-à-dire de l'inspiration) et de la mort. A travers la mince anecdote, une série de réflexions sur le langage fondateur pointe en direction de la musique et révèle en filigrane les rapports du chant et de la voix avec la mémoire et le deuil. Et c'est, de façon emblématique, autour du personnage de Khadidja (la prostituée qui incarne la sexualité, partant, le danger, l'inconnu) que se jouent ces variations sur un même thème, celui-là même qui voue l'auteur à (s') écrire: l'Ange de la Mort.

Bibliographie

Barthes, Roland, "Le grain de la voix". L'obvie et l'obtus, Paris, Seuil, 1982.

Blanchot, Maurice, "Combat avec l'Ange". L'ire des vents 3-4 (1981), p. 166-177.

Durand, Gilbert, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1984.

Jarrety, Michel, "Michel Leiris ou La Métaphysique dans le langage". N. R. F. 394 (ler novembre
1985), p. 68-72.

Lacoue-Labarthe, Philippe, "L'écho du sujet". Le sujet de la philosophie, Paris, Aubier
Flammarion, 1979.

Leiris, Michel, Fourbis (La règle du jeu, II), Paris, Gallimard, 1955.
- , Haut Mal, suivi de Autres lancers, Pans, Poésie/Gallimard, 1969.
- ,Langage tangage, ou Ce que les mots médisent, Paris, Gallimard, 1985.