Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Toujours en position finale: emploi pragmatique particulier

par

Thanh-Binh Nguyen

Dans cet article, nous proposerons une description en termes argumentatifs d'un
emploi pragmatique de toujours (Tjf), attesté dans des échanges du type:

(1) D: Je t'assure queje les ai laissés sur la table.
L: Je n'ai rien trouvé, toujours^!

(2) D: Pourquoi veux-tu aller au théâtre, tout d'un coup?
L: II joue Le deuil sied à Electre, toujours^-.

(3) D: Cela ne lui ressemble pas de ne pas téléphoner. Tu ne crois pas qu'il faudrait
prévenir les gendarmes?
L: S'il disparaissait, cela ne serait pas une grosse perte, toujoursf.

(4) D: Que dirais-tu d'aller faire du ski de fond?
L: Je n'ai rien contre, mais le prix me paraît exorbitant, toujours^-.

où L sera le locuteur de l'énoncé ou la suite d'énoncés comportant toujours, et
D, son interlocuteur, qui se trouve être en même temps le destinataire.

La réponse de L dans ces exemples sera paraphrasable, respectivement, par:

dp) Comment expliques-tu que je n'aie rien trouvé?

(2p) Que fais-tu du fait qu'il joue Le deuil sied à Electre!

(3p) As-tu songé que s'il disparaissait, ce ne serait pas une grosse perte? /Tu oublies que
s'il disparaissait, ce ne serait pas une grosse perte.

(4p) Je n'ai rien contre, mais que fais-tu du prix?

1. Deux toujours pragmatiques en position finale (Tjf et Tjc)

La. Ce toujours en position finale, qui, dans bon nombre de cas (dont les quatre cités), est senti comme interchangeable avec toujours est-il (TEI) "sans changement de sens", est à distinguer d'un autre toujours pragmatique (Tjc), appelé "le toujours dans les conclusions" par Cadiot et al. (1985b).

Tjc, que l'on rencontre également en position finale, sera attesté dans des situationstelles
que la suivante. D, qui est en quête d'un emploi, voit une offre

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dans le journal, mais qui ne lui paraît pas prometteuse. "Qu'est-ce queje fais?",
demande-t-il à L. Et L de répondre:

(5) Écris toujoursc.

Selon nous, alors que Tjf sert à demander à l'autre s'il a pris en considération un fait F, et par suite, de donner, le cas échéant, la raison pour laquelle il ne l'a pas fait, Tjc a pour fonction de justifier l'accomplissement d'un acte futur (qu'on se propose de faire, ou de faire faire à l'autre) en disant qu'il n'engage à rien (pour plus de détails, cf. Cadiot et al. op. cit.): en (5), il s'agit de l'acte d'écrire conseillé par L1 ; en (6), celui de prendre des renseignements que se propose de faire L:

(6) D: J'ai peur que Cythère ne te convienne pas.

interprétable comme un conseil de ne pas partir pour Cythère, ou une argumentation
en faveur de la conclusion -r, selon laquelle L ne devrait pas partir pour
Cythère.

L: Je peux me renseigner toujoursc.

que l'on comprendra comme: "je n'ai rien à perdre àme renseigner/se renseigner ne coûte rien", c'est-à-dire comme une argumentation en faveur de r', conclusion selon laquelle il devrait, au contraire, se renseigner. La prise en charge de r', on le notera, n'engage pas L vis-à-vis de r — conclusion qui va dans le sens de r (il faut que L parte pour Cythère), et laisse ouverte la possibilité d'opter pour -r, la conclusion opposée à r.

L'ébauche d'hypothèse (H) que nous venons de proposer contiendra également les spécifications suivantes relatives à l'objet du commentaire. Cet objet (un fait, ou état de choses F) sera dans les deux cas présupposé par le commentaire. Mais alors que Tjc le donne comme non (encore) réalisé, et demande qu'on fasse l'hypothèse de cette réalisation ((5) admet ainsi la lecture: "Écris, car, si tu écris, cela ne t'engage à rien"), Tjf le présente soit comme réalisé, soit comme un fait dont la réalisation est certaine (cf. "Il ne viendra pas, toujoursf").

1.b. Deux avantages de H

l.b.i. H explique pourquoi on ne peut pas avoir Tjf en (5): F, le fait d'écrire, y
serait donné à la fois comme réalisé (par Tjf) et non réalisé (par le conseil exprimé
par le reste de l'énoncé), cf. (s'):

(s') * Écris, toujours^-.

Il conviendrait de noter que Tjf n'est pas incompatible avec un segment X susceptibleen
soi de permettre un acte tel que le conseil (qui présuppose un F non réalisé),mais
avec un X marqué - en l'occurrence par le mode impératif - pour un

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tel acte. (7), comme on peut le voir, ne fait pas problème:

(7)


DIVL853

où Tjf porte, non pas sur le fait d'écrire, qui est présenté comme non réalisé, mais sur celui consistant en un conseil antérieur; la lecture qu'on attribuera à (7) étant du type: "Que fais-tu du fait que je t'ai conseillé d'écrire"/"Tu sembles oublier queje t'ai conseillé d'écrire".

l.b.ii. H permet de prévoir la possibilité de Tjc en (5), où Tjcet le conseil s'accordent
pour donner F comme réalisé.

l.c. Concernant la formulation de H, on pourrait se demander pourquoi nous
n'avons pas choisi une caractérisation en termes de "direction d'ajustement"2.

i.c.i. En guise de réponse nous citerons (8):

(8)


DIVL865

avec comme contexte antérieur: "II ne faut pas qu'ils le sachent", pour lequel une telle caractérisation semble difficile, du moins si l'on interprète X comme exprimant un conseil (et X suivi de Tjf comme demandant à D s'il a pris en compte le fait qu'il parle de la chose en question devant certains enfants). En tant que conseil, l'acte considéré a bien une direction d'ajustement du monde aux mots, laquelle est censée être incompatible avec Tjf (cf. (s')).

Pour rendre compte à la fois de l'acceptabilité de (8) et de la non acceptabilité de (s'), le meilleur critère reste l'idée d'un F présenté comme réalisé. Ce que (8) permet de voir, cependant, c'est que F n'a pas à coïncider avec le contenu propositionnel de l'acte.

l.c.ii. Ce même critère s'utilisera pour expliquer, du moins en partie, pourquoi
on peut avoir (9a) mais non (9b):

(9) D: A ton avis, faut-il lui réserver une chambre ou non?
L: a. Est-ce qu'il va venir, toujours^-?
b. *Est-ce qu'il va venir, toujoursc?

où (9a) sera paraphrasable — du moins sous l'aspect qui nous intéresse — par "Astu pensé au fait qu'il puisse ne pas venir?". Tjf, en d'autres termes, porterait sur un F dérivé de l'énoncé négatif correspondant à la question. (Selon Anscombre et Ducrot 1981, les interrogations totales ont une composante argumentative qui leur confère la même orientation argumentative que les énoncés négatifs qui leur correspondent.). Le F qui intéresse Tjf serait la possibilité de la non-venue, possibilité qui est donnée comme approchant de la certitude.

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2. Description contrastive d'un emploi pragmatique de toujours en position finale (Tjf)

En disant "Y toujoursf", comme en disant "toujours est-il Y" (TEI Y), le locuteur introduit un fait F dont il dit qu'il demeure malgré ce qui précède. Ce faisant, il n'accomplit pas, cependant, une opposition parenthétique comme il l'eût fait avec TEI, mais demande à D s'il a pris en considération F — ce qui équivaut, selon les cas, à une invite à prendre F en considération, ou de se justifier de ne pas le faire.

Notre démarche consistera à indiquer les points que ces deux opérateurs ont
en commun, puis, à mettre en évidence ce qui fonde leur différence.

2.a. Points communs

2.a.i. Tjf, comme TEI, présuppose une concession antérieure de L, matérialisée3 ou non, et portant sur un discours antérieur de D. En (1) on peut faire précéder le discours de L d'un "je veux bien te croire", suivi d'un "mais", sans en changer l'intention présentée.

(1') D: Je t'assure que je les ai laissés sur la table.
L: Je veux bien te croire, mais je n'ai rien trouvé, toujours^-.

Si L avait utilisé TEI, on aurait de même aussi bien:

(l'a) L: Toujours est-il que je n'ai rien trouvé.

que:

(l'b) L: Je veux bien te croire, toujours est-il que je n'ai rien trouvé.

2.a. ii. Ni Tjf, ni TEI ne sont censés servir à argumenter, en ce sens que en disant "Y Tjf", comme "TEI Y", le locuteur ne prétend pas s'appuyer sur F pour amener D à accepter une conclusion -r. Ceci est attesté par le fait que ni dans un cas, ni dans l'autre, on ne trouvera de conclusion -r antéposée, ou d'enchaînement avec -r:

(10) * Allons àla mer. Toujours est-il qu'il fait beau.

(10')


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(où -r correspondra à "Allons à la mer").

(11) D: J'aimerais bien arrêter de travailler pour peindre.
L: *Toujours est-il que tu as un famille à nourrir. Donc, surtout pas de bêtises.

(ll')D: J'aimerais bien arrêter de travailler pour peindre.
L: *Tu as une famille à nourrir, toujours^. Donc, surtout pas de bêtises.

(où D exprime un argument P,un certain désir, en faveur d'une conclusion r, selonlaquelle

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lonlaquelleil devrait s'arrêter de travailler; L, un argument Q, le fait que D ait
des responsabilités familiales, en faveur de -r, conclusion opposée à r).

On pourrait nous objecter qu'en (10') la suite devient possible avec une pause suffisante entre X et Y. A ceci nous répondrons que ce qui rend possible X Y ce n'est pas la pause en soi, mais ce qu'elle permet d'intercaler4 entre les deux énoncés, à savoir un refus de D à la proposition d'aller à la mer. Loin d'être une objection, le fait signalé serait plutôt un argument en faveur de l'hypothèse selon laquelle Tjf ne sert pas à argumenter pour une conclusion antéposée.

2.a. iü. Tjf, comme TEI, introduit un fait F (dont il dit qu'il demeure malgré ce
qui précède). Qu'il s'agisse d'un fait, ou encore d'un état de choses préexistant
(ou plutôt donné comme tel) expliquerait qu'on ne puisse avoir:

(12) D: Je vais aller me perdre dans la nature.
L: (a) *Comme tu voudras, toujours est-il (que) donne signe de vie de temps à autre.
Y
(b) *Comme tu voudras, mais donne signe de vie de temps à autre, toujours^-
Y

où Y n'est pas interprétable comme exprimant un état de choses (donné comme)
préexistant.

Le discours de L devient acceptable si l'on remplace la forme imperative par
une forme assertive, qui (sans l'opérateur) s'interprète aussi bien comme la simple
expression d'un désir, que comme une requête indirecte.

En (12c), comme en (12d), l'interprétation qui intéresse l'opérateur sera la
première: ce qui demeure dans les deux cas étant le fait que L veuille que D
donne signe de vie:

(12c) L: Comme tu voudras, toujours est-il que j'aimerais que tu donnes signe de vie
de temps à autre.

(12d) L: Comme tu voudras, mais j'aimerais que tu donnes signe de vie de temps à
autre, toujoursf.

On remarquera, cependant, que ce qui intéresse l'opérateur ce n'est pas la valeur de question, mais le fait que L puisse ne pas arriver à comprendre quoi que ce soit. Ceci, il convient de le souligner, n'empêche pas qu'en disant que le fait qu'il ne puisse pas ... etc. demeure, l'intention effective de L puisse être de poser une question indirecte. Toutefois, il ne s'agira pas de celle qui équivaudrait à: "Est-ce que je vais arriver à comprendre quoi que ce soit?", mais plutôt à une question du type: "Qu'est-ce que je fais si je n'arrive pas à comprendre? ", que l'on interprétera comme une demande de conseil. L'existence de cette seconde lecture sera présupposée dans la réponse suivante de D: "Attends d'être là-bas avant de t'en inquiéter".

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2.b. Points de divergence

2.b. i. Tjf, contrairement à TEI, n'exige pas:
a) un discours antérieur de D qui soit interprétable comme allant à l'encontre
de la position de L;
b) que ce discours soit matérialisé.

C'est ainsi que Tjf, mais non TEI, se rencontre après des questions du type de
(2), aussi bien que (14), auxquelles on est censé répondre par "oui" ou "non":

(2) D: Pourquoi veux-tu aller au théâtre, tout d'un coup?
L: II joue Le deuil sied à Electre, toujours^.

(14) D: C'est demain qu'il arrive? /Est-ce qu'il arrive demain?
L: II n'a pas téléphoné, toujoursf.

On vérifiera (quoique les avis soient partagés sur ce point) que TEI n'est possible
que dans le premier cas:

(2') D: Pourquoi veux-tu aller au théâtre tout d'un coup?
L: Toujours est-il qu'il joue Le deuil sied à Electre.

dit par quelqu'un qui se résigne/prétend se résigner à l'avance à ne pas aller voir
la pièce, mais tient néanmoins à livrer le fond de sa pensée.

(14')D: C'est demain qu'il arrive? /Est-ce qu'il arrive demain?
L: "Toujours est-il qu'il n'a pas téléphoné.

La différence (a) signalée irait dans le sens de notre description, qui pose que
TEI, mais non Tjf, sert à faire un acte d'opposition.

Le point (b), qui a trait à la matérialisation du discours de D, dans un cas
(celui de TEI), mais pas dans l'autre, s'illustre par le contraste présenté par (15)
et (16):


DIVL962

(15)

(16)


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En (15) comme en (16), la suggestion crée une place discursive qui doit être occupée par un discours de D, dans la mesure où cet acte impose une obligation de réponse. Mais alors qu'en (16) cette place suffit en tant que "support" au discours construit par Tjf (et attribué à D), en (15) il semblerait qu'il faille un support matériel (approprié), tel que "Encore!", qui serait interprétable comme un rejet de la proposition. Nous nous contenterons de livrer cette observation sans pouvoir en rendre compte. Toute une étude reste à faire sur ce qu'on pourrait appeler les contraintes de matérialisation des discours construits.

En (16), contrairement à ce qui se passe en (10') ("Allons à la mer. Il fait

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beau, toujours f"), une pause prolongée n'est pas nécessaire pour permettre l'utilisationde Tjf. Une telle particularité tient peut-être à ce que "Si on allait au théâtre? D joue Antiphori" relève toujours de deux intentions discursives (avouées),celle de faire une suggestion, et celle de donner une information pertinenteà la suggestion; de sorte que l'on aura dans tous les cas la création d'une place discursive après le premier acte. "Allons à la mer, il fait beau", qui peut aussi bien relever de deux intentions discursives que d'une seule (dans le second cas, il s'agira de celle d'argumenter pour la conclusion exprimée par "Allons à la mer"), va requérir une pause plus marquée pour permettre la première interprétation,c'est-à-dire celle qui donne lieu à la construction d'une place discursive.

2.b.ii. TEI et Tjf donnent lieu à des contraintes de suite différentes. Tout d'abord, Tjf, contrairement à TEI, impose à D des contraintes de réponse. En réponse à "TEI Y", il sera approprié pour Ddene rien dire (cf. ( 17)), et son silence ne sera interprétable ni dans le sens d'une acceptation, ni dans celui d'un refus. Un tel effet se comprend, si on adopte l'hypothèses selon laquelle renonciation de "TEI Y" n'est censée permettre qu'un acte de réfutation "parenthétique"6, entendant par là que le locuteur ne prétend pas imposer les contraintes de suite auxquelles donne normalement lieu un acte de réfutation endossé comme tel:

(17) D: II faut que je parte demain.
L: Pars donc. Toujours est-il que j'aimerais être prévenu plus tôt que la veille.
D: (silence)

Une absence de réponse de la part de D n'a pas pour effet de laisser en suspens le débat - en ce sens qu'elle serait perçue comme un refus de répondre — et ne sera pas non plus interprétable comme une acceptation de la conclusion -r de L: L ne sera pas, en vertu de ce silence, en droit de reprocher à D de partir le lendemain.

Avec Tjf, en revanche, un tel silence fera l'effet d'un refus d'admettre la raison
avancée, et sera assimilable à un aveu de "défaite", cf. (18):

( 18) D:II faut que je parte demain.
L: II y a encore ce travail à faire, toujours^-.
D: (silence)

La réponse idéale de D à "Y Tjf" consiste, soit en l'aveu que F (en l'occurrence
le fait qu'un certain travail reste à faire) n'a pas été pris en considération:

(18a) D: Cela m'était complètement sorti de l'esprit.
C'est vrai !
Oh, zut!

soit en un acte de conclusion prenant appui sur F, et présupposant, de ce fait,
une prise en compte de F:

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(18b) D: Dans ce cas!

soit en une raison qui justifie d'écarter F:

(18c) D: Je l'ai fini hier/Cela ne presse pas.

Il semblerait, en d'autres termes, que la réponse de D doive dans tous les cas tenir
compte de la question concernant la prise en compte de F.

En réaction à:

(18d) D: Cela fait cinq ans queje n'ai pas pris de vacances.

L sera ainsi en droit de dire:

(19) L: Tu ne réponds pas à ma question.

(18d), on le notera, sera acceptable après une simple réfutation de L, du type:
"II y a encore ce travail à faire.".

Ce second point de divergence entre TEI et Tjf est à relier au fait que TEI, mais non Tjf, présuppose une "clôture de débat" préalable. En disant "TEI Y", L présuppose la clôture du débat antérieur, en ce sens qu'il accepte la conclusion de D, et prétend ne pas revenir sur sa décision lorsqu'il attire l'attention de D sur un fait F que ce dernier n'aurait pas pris en considération.

En disant "Y Tjf", L ne présente pas le débat comme étant clos. En soulevant
la question de la prise en compte de F, il prétend subordonner sa décision d'accepter
ou non la conclusion de D à la réponse de ce dernier.

Parmi les arguments avancés dans l'étude déjà citée (Nguyen 1986b) en faveur d'une clôture de débat, on signalera la compatibilité de TEI avec le enfin de "résignation "7 - compatibilité qui serait due au caractère parenthétique de la réfutation introduite par TEI, lui-même lié à la clôture de débat préalable.

Tjf, pour sa part, n'est pas combinable avec ce type de enfin — ce qui irait
dans le sens d'une absence de clôture de débat préalable. Considérons les réponses
(a) et (b) de L dans la situation suivante:

(20) L: Tu lui diras qu'il n'est plus question qu'il utilise notre garage. Il a encore oublié
de le fermer.
D: II a de graves problèmes en ce moment.
L: (a) Mais quand même! Enfin ...toujours est-il que ce serait la moindre des choses.
(b) *Mais quand même! Enfin...ce serait la moindre des choses, toujours^-.

En (a), en disant "Mais quand même", L exprime son opposition à la conclusion r de D (selon laquelle il ne faut pas retirer à X la permission d'utiliser le garage); en poursuivant avec un enfin de résignation, L prétend renoncer à son intention argumentative, décision qui ne sera pas annulée par le discours subséquent introduit par TEL

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(b) n'est pas possible avec la même lecture de enfin. Le fait de demander à l'autre s'il a pris F en considération ne va, en effet, guère dans le sens d'un abandon d'intention argumentative. Tjf, en revanche, sera compatible avec un enfin d'indignation:

L: (c) Mais quand même! Enfin! Ce serait la moindre des choses, toujours^

(c) s'interprétera de la manière suivante: en disant "Mais quand même!", L, comme en (a) et (b), indique son opposition à r; en poursuivant avec un enfin d'indignation, il prétend couper court à un discours de protestation (imaginaire ou effectif de D) en vertu d'un consensus préalable. "Ce serait la moindre des choses, toujoursf" se comprendrait alors comme: "Tu ne peux pas ne pas prendre en compte le fait que ce serait la moindre des choses", qui serait argumentativement équivalent à la question: "Que fais-tu du fait que ...".

En d'autres termes, la compatibilité notée entre un enfin d'indignation et Tjf
serait due à la possibilité de faire de l'énoncé qu'accompagne Tjf une explication
du consensus invoqué par enfin.

3. Arguments en faveur de l'hypothèse selon laquelle Tjf sert à demander à D sil a pris en considération F

Au cours de la comparaison entre Tjf et TEI nous avions signalé deux arguments
directs favorisant cette hypothèse; il s'agissait:

a) du type de réponse idéale imposé à D, qui doit dans tous les cas tenir compte
de la question de la prise en compte de F;

b) de l'incompatibilité de Tjf avec le enfin de résignation.
En voici d'autres:

c) F constituerait un argument décisif (i.e. présenté comme tel) pour r mais Lne
peut pas enchaîner sur "Y Tjf" avec un énoncé exprimant r. En (16):

(16) Si on allait au théâtre? Il¡oue Antiphon, toujours^-.

on pourra avoir comme suite: "Je ne vois pas ce qu'on peut espérer de mieux", mais pas: "A défaut de mieux" (qui, en revanche serait acceptable avec "II joue toujours Antiphon", où le toujours se trouve être un "toujours médian dans les arguments", selon la classification de Cadiot et al. (1985a)).

Malgré la valeur que L donne à F, il ne lui est pas possible de tirer la conclusion
correspondante, en disant par exemple: "Donc, tu te donnes un coup de peigne
et on saute dans un taxi.".

d) Le fait mentionné en c), à savoir que L ne peut pas conclure à r à partir de F,
conjointement à celui que l'acte soit permis à D (en réponse à (16) il sera parfaitementnormal
pour D de dire "Dans ce cas, allons-y"). Le contraste présenté

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par les deux faits argumente, en effet, en faveur de la suspension du processus
argumentatif de D, suspension qui est impliquée par la prise en considération demandéepar

e) Le simple fait que D puisse enchaîner sur F: dans la mesure où il s'agit d'une
suite logique à la prise en considération de F, qui est attendue de D.

Conclusion

Deux points théoriques émergent de cette analyse. Il s'agit, d'une part, de l'interprétation
du silence en tant que réponse; d'autre part, des contraintes de matérialisation
relatives aux situations construites.

Concernant le premier point, nous avons vu qu'il était possible de le traiter en
termes de conditions de satisfaction de l'acte auquel le silence "répond".

Le second, plus complexe, exigerait qu'on puisse, pour commencer, proproser
une solution aux problèmes suivants:

— Pourquoi un discours antérieur construit par un opérateur peut-il être projeté
sur une place discursive (définie par un acte antérieur) dans certains cas
mais pas dans d'autres?
— Pourquoi un support matériel est-il nécessaire dans certains cas seulement?
— Quelle partie de la situation construite doit être obligatoirement matérialisée,
dans les cas où il y a matérialisation?

Ces questions nous semblent importantes dans la mesure où elles sont directement
liées à celle des contraintes discursives.

Thanh-Binh Nguyen

Oxford



Notes

1. L'acte conseillé par L (et correspondant à r'), en l'occurrence celui d'écrire, est distinct de celui que D avait peut-être l'intention de faire (ne pas poser sa candidature), qui découle de la prise en charge de -r (conclusion selon laquelle il ne faut pas que D pose sa candidature). De ce fait, l'acceptation de r' revient à un engagement de suspendre temporairement le processus qui eût conduit à -r. (r serait ici la conclusion selon laquelle D devrait poser sa candidature).

2. On dira, suivant Searle 1983, que l'assertion a une "direction d'ajustement" des mots au monde ("a direction of fit from words to world"), dans la mesure où l'état de choses exprimé par son contenu propositionnel est censé être conforme à un état de chotes dans le monde. Une promesse, qui constitue un type d'engagement, celui d'amener la réalisation de l'état de choses exprimé par le contenu propositionnel de l'acte, aura une direction d'ajustement du monde aux mots.

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Résumé

II s'agit d'une description en termes de la théorie de l'argumentation d'un emploi pragmatique de toujours que l'on assimile habituellement à celui de toujours est-il. Son intérêt théorique est qu'elle aborde la question de la valeur du silence dans les enchaînements, ainsi que celle de la "matérialisation" des situations construites par ce type d'opérateur pragmatique.



3. Un discours antérieur à un énoncé e sera pour nous instantié dès lors que le sens de e oblige à le postuler. Il sera également matérialisé si on peut lui attribuer un support matériel.

4. La raison pour laquelle une pause suffisante permettrait d'intercaler une objection (imaginaire) de D tient, selon nous, au fait qu'un silence en réponse à une proposition sera interprétable comme une hésitation. "Allons à la mer" imposera comme contrainte de réponse que l'autre se prononce sur la proposition, et, de préférence, l'accepte (ce qui correspondrait à la réalisation des conditions de satisfaction de Pacte). Tout ce qui dévie d'une prise de position non ambiguë (et permet une interprétation qui soit pertinente avec l'objet de discours, tel le silence) tendra vers l'acceptation. On remarquera qu'un silence en réaction à une argumentation simple du type "Allons à la mer, il fait beau" sera plus facilement interprétable comme une acceptation, l-'.t ceci, peut-être parce qu'un refus est censé, dans ce cas, prendre la forme d'une réfutation.

5. Cf. Nguyen 1986b.

6. Ce qui en fait bien souvent l'opérateur de la "mauvaise foi", cf. "Si je te l'ai promis, dans ce cas il est à toi. Toujours est-il que ce n'est pas tròs délicat de ta part de me le rappeler".

7. Pour pius de détails concernant cette notion, cf. Nguyen 1986b.

Références

Anscombre, Jean-Claude etOswaldDucrot(l9Bl) "Interrogation et Argumentation". Langue
française 52.

Cadiot, Anne, Oswald Ducrot, Bernard F radin et Thanh-Binh Nguyen (1985a) "Enfin, opérateur
métalinguistique". Journal of Pragmatics 9.

Cadiot, Anne, Oswald Ducrot, Thanh-Binh Nguyen et Anne Vicher (1985b) "Sous un mot
une controverse: les emplois pragmatiques de toujours". Modèles linguistiques VII, 2.

Ducrot, Oswald, Thanh-Binh Nguyen et Anne Vicher (1986) "Les emplois pragmatiques de
toujours (suite) : le cas des conclusions assertives". Modèles linguistiques VIII, 2.

Martin, Robert (1987) langage et croyance. Pierre Mardaga, Bruxelles p. 122-124

Nguyen, Thanh-Binh (1986a) "A propos des emplois pragmatiques de toujours'". Modèles
linguistiques VIII, 2.

Nguyen, Thanh-Binh (1986b) "Toujours est-il". Revue Romane 21, 2.