Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Le développement sémantique des conjonctions en français: Quelques concepts généraux*

par et

Hava Bat-Zeev Shyldkrot

Suzanne Kemmer

L'histoire de la langue présente de nombreux exemples de transferts de mots ou de morphèmes d'une classe grammaticale à une autre. Par exemple, des participes et des adjectifs peuvent devenir des prépositions {pendant, durant, etc.); des substantifs peuvent devenir des adverbes {pas, point). Il s'agit là d'un procédé de dérivation dite "impropre". De même, un mot sémantiquement "plein" ou "autonome" (substantif, adjectif, verbe) peut devenir "un mot outil" (préposition, conjonction) dans un procédé étiqueté "grammaticalisation". Qui plus est, quelquefois, des conjonctions se forment à partir de prépositions. "Un mot outil" peut donc donner naissance à un autre. Ces procédés se font généralement de manière assez systématique et dans un certain ordre. Les conjonctions peuvent être formées à partir de prépositions mais celles-ci ne dérivent généralement pas de conjonctions. Dans certains cas, la fonction originelle du mot subsiste à côté de la nouvelle. Dans d'autres, elle disparaît totalement.

Par ailleurs, il existe plusieurs procédés de changements sémantiques, dont le transfert de sens, l'extension, la généralisation, etc. Ces procédés sont assez connus et sont décrits en détail dans les grammaires historiques (Bourciez 1956, Brunot 1905-55, etc.). La classe des conjonctions en français, et notamment celle des conjonctions de subordination (= CS) constitue un domaine particulièrement intéressant pour l'étude des changements sémantiques qui se produisent lorsque le procédé de grammaticalisation a lieu. Plusieurs facteurs déterminent cet intérêt particulier:

1. Diachroniquement, les origines de ces conjonctions sont très diverses et ne se
limitent pas à une catégorie grammaticale spécifique (par exemple: pendant >
pendant que, moment > du moment que, devant > devant que).

2. Diachroniquement, la valeur sémantique attribuée à une conjonction peut
changer. Par exemple puisque, qui introduit en français contemporain la cause,
se référait autrefois au temps:

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(1 ) Puis que il est sur sun cheval muntet Mult se fait fiers de ses armes porter (Roland:
896)

3. Synchroniquement, une seule conjonction peut traduire différents rapports
sémantiques. Par exemple, la conjonction quand introduit le temps mais aussi la
cause,l'opposition et l'hypothèse ou la concession:

(2) a. Quand le soleil se leva, ils aperçurent en face d'eux la côte (Zola, Le ventre de
Paris: 105) (le temps)
b. On l'a trop pris pour un facteur quand il était d'abord un parfait philanthrope et
un joyeux vivant (Carco, De Montmartre au Quartier latin: 145) (l'opposition)
c. Quand je vivrais aussi longtemps que mon oncle Baptiste... jamais je n'oublierais
mon premier voyage à Paris. (A. Daudet, Le petit chose: 157) (la concession)
d. Qu'avais-je besoin de comprendre leur langage quand toute ma chair le goûtait?
((Jide, L 'immoraliste: 236) (la cause)

De même, la conjonction tandis que traduit la simultanéité dans le rapport temporel
mais aussi l'opposition:

(3) a. Tandis que les deux domestiques délibéraient, le comte suivait la grande rue qui
conduit au Palais de justice (Bourget, Le Disciple: 350) (le temps)
b. Monsieur est le premier qui veut à toute force ne pas être quelqu'un, tandis que
tous les autres veulent à toute force être quelque chose (Vautel et Fouchardière,
Le grand rafle: 136) (l'opposition)

II n'est donc pas toujours facile d'attribuer une valeur univoque aux conjonctions de subordination. De ce fait, le rapport entre la subordonnée et la principale est souvent ambigu. Cet aspect ambigu qui caractérise les propositions adverbiales introduites par une conjonction de subordination a été étudié par Harris également (1986 et à paraître)^ .Notons toutefois que la conjonction n'est pas l'unique raison de cette ambiguïté. La suppression de la conjonction démontre bien que dans beaucoup de cas l'ambiguïté ou l'impossibilité d'attribuer une valeur univoque à la proposition persistent même quand celle-ci n'apparaft plus. D'autres facteurs qui favorisent ce flottement sémantique semblent également entrer en jeu. Il ne s'agit évidemment pas de conjonctions dont le sens est déterminé par le mode de la subordonnée qu'elles introduisent, comme c'est le cas pour de sorte que ou de manière que. Par ailleurs, certaines CS se prêtent moins, semble-t-il, à ce type d'ambiguïté. Un bon exemple est fourni par selon que et suivant que. Les variétés sémantiques de ces deux conjonctions sont assez limitées.

4. Un grand nombre de conjonctions, certaines de formation assez tardive, dont
l'usage fut très fréquent jusqu'au 16e et même 17e siècle, ont pratiquement disparude
la langue française en l'espace de quelques générations. Il s'agit notammentdes

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mentdesconjonctions: premier(s) que, auparavant que, devant que, joint que, comment que, combien que, et jaçoit que. Bien que quelques-unes se retrouvent encore chez certains écrivains contemporains, on peut les considérer comme inusitées.D'autres conjonctions ont été créées pour remplacer celles-ci. Cependant, presque tous les items lexicaux à partir desquels les conjonctions se sont développéessont restés dans l'usage courant sous la forme d'un adverbe, d'une prépositionou d'un adjectif2.

On sait, par ailleurs, que le français n'a hérité du latin qu'un nombre très limité
de conjonctions. Ce n'est que vers le 12e siècle, avec le progrès de la subordination,
que la langue a formé plusieurs conjonctions et locutions conjonctives3.

Ainsi, en l'espace de quelques centaines d'années, le nombre de conjonctions de subordination s'est considérablement accru et a été complètement modifié. Un grand nombre de CS ont disparu, d'autres ont été créées et le processus ne semble pas terminé.

Ce qui est frappant, c'est que dans presque tous les cas la conjonction a disparu mais pas l'adverbe ou la préposition. Ceci semble confirmer l'hypothèse de Meillet (1912, 1915) que les conjonctions tendent à se renouveler plus que les autres marqueurs grammaticaux.

En effet, Meillet a déjà abordé le problème, en proposant une explication universelle générale à ce phénomène. En particulier, il a essayé d'établir les raisons qui permettent ou qui causent le renouvellement constant des conjonctions4. Selon lui, bien qu'à première vue les conjonctions semblent d'une très grande stabilité, leur renouvellement est perpétuel. L'une des raisons de ce renouvellement consiste en ce que le locuteur a besoin d'être expressif. Avec le temps, la valeur expressive des conjonctions tend à diminuer et le locuteur se trouve constamment à la recherche de moyens pour renforcer ces formes. Qui plus est, la référence des mots dits "accessoires", en d'autres termes, des conjonctions et des prépositions, semble être plus abstraite que celle des mots "pleins". Une fois que la conjonction a atteint un certain degré d'abstraction, on cherche à la remplacer par un tour plus concret. Ce fait a d'ailleurs été signalé et développé par d'autres linguistes également (Kronasser 1952, Traugott 1980, à paraître).

Cependant, bien qu'il admette que certains rapports sémantiques tels que l'opposition ou la concession favorisent le renouvellement plus que d'autres, Meillet ne mentionne guère les changements sémantiques systématiques qui se produisent lors de la grammaticalisation. Selon lui, le processus de changement est constitué d'un affaiblissement de sens continu et constant qui se traduit par une perte de sens de plus en plus grande.

Toutefois, il semble qu'il ne s'agisse pas d'une perte de sens à proprement parler.

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En réalité, l'on peut apercevoir un développement de sens dans l'histoire de ces mots. Ce développement sémantique a lieu d'une part au stade adverbial ou prépositionnelou lors du passage de l'adverbe ou de la préposition à une conjonctionet, d'autre part, au niveau des conjonctions elles-mêmes. En d'autres termes, une fois que l'item lexical est devenu une conjonction, son développement sémantiquepeut

Notre but dans cet article est de rechercher les sources et les développements sémantiques de certaines conjonctions en français, afin de pouvoir déterminer dans quelle mesure les directions que suit ce développement démontrent des régularités.

Il nous est impossible dans ce cadre d'analyser l'évolution sémantique de toutes les conjonctions que le français a utilisées à différentes périodes. Nous en examinerons quelques-unes qui, à notre sens, illustrent certaines tendances générales. Ces conjonctions étudiées ont disparu de la langue vers le 17e siècle, mais les principes des changements illustrés par elles semblent être les mêmes pour les autres conjonctions. D'ailleurs, les conclusions de notre analyse coïncident avec celles présentées par Traugott (1980, 1982, et à paraître), et Harris (1986 et à paraître) pour l'anglais et pour d'autres langues.

La série principale que nous voudrions examiner comporte des conjonctions temporelles, dont trois ayant le sens de 'avant que'. Ces conjonctions servent à indiquer une certaine séquence temporelle. En particulier, elles impliquent une relation d'antériorité d'une proposition par rapport à une autre. Cette classe suscite un intérêt tant par le nombre relativement grand de synomymes qui s'y trouvent jusqu'au 17e siècle que par le fait que l'on peut discerner des types distincts de développement historique de ces conjonctions.

1. devant que 'avant que'

L'étymologie de devant que indique que le mot désignait à l'origine un rapport spatial (< latin vulg. de ab ante 'depuis devant'). Le mot français davant, devant a été formé en gallo-roman. En ancien français, devant pouvait tout aussi bien se référer à un contexte spatial qu'à un contexte temporel:

(4) a. N'i ad castel kidevant lui remaigne (Roland: 4)
b. Uitjorz devant Natevité (Erec: 6461)

On remarque donc un passage d'un rapport seulement spatial à un rapport spatial ou temporel. La conjonction devant que apparaît dans les textes vers 1130. Elle est surtout en usage au 13e siècle, mais se rencontre encore assez fréquemment au 17e siècle. Cette conjonction provient directement du sens temporel de l'adverbeplutôt que du sens spatial. Elle désigne uniquement un rapport temporel

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d'antériorité entre deux propositions et non pas un rapport simple d'antériorité
qui indique un certain point de référence comme le faisaient l'adverbe ou la préposition.Exemples:

(5) a. Ne sout que Deus om fu Devant qu'il l'ot veO (Philippe de Thaun, Le Bestiaire:
9130)
b. Devant qu'ils fussent au terme, la nuit tomba (Hermant, Journée brève: 368)

2. auparavant que 'avant que'

La préposition ou adverbe auparavant, signifiant 'd'abord', créé à la Renaissance et succédant à par avant, avait, semble-t-il, en moyen français une signification purement temporelle. Toutefois, de par son étymologie, (< ab ante 'depuis devant'), il est probable qu'à l'origine, elle s'est référée à l'espace, tout comme devant. Le stade suivant dans l'évolution est l'apparition de la conjonction auparavant que signifiant 'avant que'. Exemples:

(6) a. C'est Monsieur le conseiller, Madame, qui vous souhaite le bonjour et auparavant
que de venir vous envoie des poires de sonjardin... (Molière, La Comtesse d'Escarbagnas
se. 3)
b. Vous arriverez auparavant qu'il meure (Corneille, Clitandre IV, 8)

L'adjonction de que à auparavant ne constitue pas seulement une extension syntaxique de l'item lexical. Comme les conjonctions ont pour rôle de relier les éléments du discours, la création de la conjonction élargit également la fonction de cet item lexical dans le discours.

Le dénominateur commun entre la préposition et l'adverbe d'une part et la conjonction d'autre part est la notion d'antériorité. Alors que la conjonction permet d'introduire une relation d'antériorité entre deux propositions, l'adverbe a un point de référence implicite: "Vous me raconterez cela, mais auparavant asseyez-vous".

On sait que la forme avant que s'est substituée à auparavant que et à devant que qui ont disparu. Les items lexicaux auparavant et devant existent toujours en français comme adverbe ou préposition. Ce qui est intéressant toutefois, c'est le fait que devant n'a plus du tout le sens temporel qu'il avait en ancien français et qu'il avait également dans la forme conjonctive.

3. premier(s) que 'avant que'

La conjonction premier(s) que signifiant "avant que' dérive du latin primarius
'qui est au premier rang' de primus 'premier', employé comme adverbe. Voici
quelques exemples qui illustrent ce sens particulier:

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(7) a. Premier que d'avoir mal ils trouvent le remède (Malherbe, I, 13, 233)
b. Tel dit "Je jeune, mon sieur" qui soupera premier qu'il soupe (cité par Martin
etWilmet: 384)

L'évolution de premieri s) 'premièrement' en premieris) que 'avant que' représente le développement d'un adverbe ordinal en une conjonction temporelle exprimant l'antériorité. En d'autres termes, l'adverbe dont la fonction est d'indiquer la priorité d'un objet ou d'un événement dans une série énumérative d'objets ou d'événements, devient une conjonction désignant l'antériorité temporelle d'une proposition par rapport à une autre. Le dénominateur sémantique commun qui semble avoir permis ce développement est encore une fois Y antériorité. La formation de la conjonction fait que l'idée d'énumération n'est plus présente. Dans ce dernier cas, il ne s'agit plus d'énumérer des choses ou des événements mais simplement de placer deux propositions dans une séquence temporelle l'une par rapport à l'autre.

L'adverbe premier(s) n'existe plus sous cette forme mais a pris la terminaison
morphologique adverbiale -ment. La conjonction premier(s) que, tout comme
devant que et auparavant que, a été remplacée par avant que.

4. Soudain que 'aussitôt que'

L'adjectif ou l'adverbe soudain, signifiant en français contemporain 'tout à coup', dérive du latin (latin < subitanus 'subit', 'inattendu'). L'étymologie semble être (< subitus, -a, -um, supin de subeo 'aller sous'). Le mot a gardé le sens de 'subit' en ancien français, tout en prenant une valeur supplémentaire, celle de immédiatement'. conjonction soudain que, déjà très peu usitée au 17e siècle, avait le sens de 'aussitôt que':

(8) Soudain qu'elle m'a vu, ces mots ont éclaté d'un transport imprévu (Corneille, La
Veuve IV, 1, 1181)

II s'agit là d'une conjonction temporelle d'un type différent désignant cette foisciune relation particulière de juxtaposition temporelle entre deux propositions. Le développement sémantique de ce mot se déroule, semble-t-il, comme suit: adjectifindiquant l'idée de précipitation dans un événement, l'item lexical en vient à signaler l'immédiateté d'occurrence, par rapport à un certain point de référence. La formation de la conjonction constitue l'étape suivante. Elle implique alors la succession immédiate des événements. Le rapport entre les deux dernières significations,croyons-nous, réside dans l'idée de simultanéité. Ainsi, la valeur premièrede la conjonction pourrait être 'au moment où'. En effet, le transfert sémantiquedes mots désignant l'immédiateté temporelle vers la simultanéité d'occurrencepuis vers la succession temporelle semble être un passage diachronique

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assez fréquent et se retrouve dans plusieurs langues. L'expression anglaise by-andby,signifiant à l'origine 'immédiatement', a de nos jours le sens de 'après quelquetemps'. L'adverbe soudain, qui a remplacé la forme soudainement et se rencontreen moyen français avec le sens de 'aussitôt, sur le champ', n'a conservé que le sens originel, il a perdu le sens secondaire de 'immédiatement's.

Dans l'évolution de devant que, auparavant que, et même premier que deux aspects méritent d'être élucidés. Le premier concerne le développement d'un item lexical spatial en une conjonction temporelle. Les conjonctions étudiées plus haut ne sont pas les seules à avoir suivi cette évolution. D'autres conjonctions temporelles à l'instar de: avant que et après que, qui ont survécu en français contemporain, dérivent également de termes désignant l'espace: avant < latin vulg. abante 'devant'; après que < ad pressum 'auprès'. Un grand nombre de linguistes (Wundt 1900, Wagner 1936, Kronasser 1952 pour n'en citer que quelques-uns), ont déjà mentionné qu'il existe un lien très étroit entre les domaines temporel et spatial. Ce lien semble d'ailleurs se manifester dans divers aspects de la langue. Certains chercheurs ont suggéré que ce rapport est dû à des principes fondamentaux de l'organisation cognitive humaine, qui établissent des concepts complexes comme le temps, sur la base des stratégies de la perception humaine (voir en particulier, H. Clark 1973). Soudain que constitue un exemple d'un changement fréquent d'une nature différente, puisqu'il a lieu au sein même du domaine temporel.

Le second aspect que nous voudrions signaler et qui, en fait, semble étroitement lié au premier, traite de la fonction des conjonctions dans le discours. En effet, si l'on examine la fonction prédominante et caractéristique des conjonctions dans l'acte de communication, l'on se rend compte qu'elle est surtout de nature pragmatique. En réalité, la présence des conjonctions constitue l'un des moyens les plus fréquents permettant la création d'un discours cohésif (Halliday et Hasan 1976: 226-7). En d'autres termes, leur rôle consiste à lier les éléments du discours. Traugott (1980 et à paraître) considère qu'il existe assez de preuves qui témoignent que les locuteurs organisent leur discours sur la base d'un modèle spatial. Ainsi, le locuteur traite les propositions comme des objets qui doivent être placés dans "l'espace" du discours.

A la lumière de ces fais, il est possible de concevoir le passage du stade adverbial ou prépositionnel au stade conjonctif comme un passage qui se déroule à trois niveaux différents: le niveau syntaxique, le niveau sémantique et le niveau pragmatique.

Nous avons essayé d'examiner un type particulier de changement dans le développementdes
conjonctions en français — le passage du domaine spatial au
domaine temporel. Dans le cas de auparavant que et devant que le transfert

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était assez direct. Pour ce qui est de premieri s) que, bien que l'orientation spatiale semble à première vue moins apparente, si l'on prend en considération les propriétésspatiales d'une séquence linéaire, on pourra se rendre compte qu'en réalité l'on a affaire au même type d'évolution.

Le domaine spatial ne constitue pas la source des conjonctions temporelles uniquement. D'autres classes sémantiques, comme les conjonctions marquant un rapport d'addition, peuvent également en dériver. La CS joint que, dont l'étymologie latine estjunctus signifiant 'joint', exprimait un rapport d'addition:

(9) (...) Joint qu'en tous ces endroits-là il ya beaucoup plus de fable et de narration
que d'action (Boileau, Traité du Sublime VII.)

Il existe bien évidemment d'autres types de développement sémantique au sein des conjonctions. Mentionnons, entre autres, le transfert sémantique de quantité à concession, où un adverbe combien, indiquant une quantité ou un nombre, en vient à signifier dans le stade conjonctif 'bien que' ou 'quoique':

(10) Et combien que pour lui tout un peuple s'anime... (Corneille, Le Cid IV, 1)

Le même transfert sémantique de quantité à concession se retrouve dans comment que, qui n'existe plus en français moderne et dont le sens en ancien français et en moyen français était également 'quoique' ou 'bien que' en plus de 'de quelque manière que'.

Un autre groupe qui finit par traduire la concession est formé par les conjonctions impliquant un rapport existentiel. La conjonction jaçoit que, qui signifiait 'quoique', constitue un bon exemple de ce genre de rapport. Les différentes classes susceptibles de devenir des conjonctions de concession ont été étudiées par Kônig (à paraître) et Harris (à paraître). Les deux auteurs démontrent bien, d'ailleurs, que ces différents changements apparaissent dans d'autres langues également.

Il semble que tous les procédés de changements sémantiques étudiés soient unidirectionnels et aillent dans un sens unique. A notre connaissance, une évolution sémantique allant du domaine temporel au domaine spatial n'a pas été trouvée. Ceci prouve bien que ces changements sémantiques et, sans doute, d'autres également, se font dans un certain ordre et de manière assez systématique. Le fait de pouvoir identifier des types particuliers de changements historiques dans la langue, et les contraintes auxquelles ces changements sont soumis, constitue en réalité l'un des objectifs principaux de la linguistique historique, comme l'ont signalé Weinreich, Labov et Herzog (1968: 100).

Cette étude soulève un certain nombre de questions qui méritent d'attirer l'attentiondes
linguistes: par exemple, existe-t-il certaines catégories sémantiques

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qui se prêtent plus facilement que d'autres à la grammaticalisation? Quelles catégoriessémantiques de conjonctions subissent des changements très fréquents et, au contraire, quels sont les groupes qui démontrent une stabilité relative? Et une dernière question, encore plus intéressante que les précédentes, comment se faitilque certains groupes sémantiques paraissent être la fin d'un cycle et n'évoluent plus, si ce n'est pour disparaître de la langue? Il est certain que des recherches qui pourraient résoudre ces problèmes contribueront de manière très significativeà l'étude de la linguistique historique et même à l'étude de la linguistique synchronique, étant donné qu'elles sont étroitement liées.

Hava Bat-Zeev Shyldkrot

Beer-Sheva

Suzanne Kemmer

Stanford



Notes

* Cet article constitue la version remaniée d'une communication présentée au 19e Congrès Annuel de la Societas Linguistica Europaea, à Ohrid en septembre 1986.

1. De ce point de vue, l'ancien français ne se distingue pas du français moderne. En ancien français, les conjonctions expriment, en plus de leur sens prédominant, d'autres rapports. Ainsi tres que, dont le sens originel est 'après que', signifie tout aussi bien 'depuis que' et 'lorsque'. Dès que qui exprimait déjà la notion temporelle qu'il possède aujourd'hui, pouvait également être utilisé pour indiquer le sens de 'aussitôt que' et 'puisque'.

2. Il est important de signaler que l'emploi de la plupart de ces conjonctions a été interdit par les grammairiens. Cependant, les causes de leur disparition ne résident pas uniquement dans l'interdiction de les employer. On sait que la conjonction malgré que, qui a également toujours été condamnée par les puristes, continue à être employée dans la langue malgré leurs reproches.

3. Pour des raisons de simplicité, nous utilisons le même terme "conjonction" aussi bien pour les conjonctions simples que pour celles en que. Toutefois, cette étude ne traite que des conjonctions suivies deque.

4. Bien que Meillet analyse surtout des conjonctions, ses remarques semblent s'appliquer tout aussi bien aux prépositions. Nous nous limiterons, dans cet article, aux conjonctions de subordination.

5. Il est intéressant de noter que le passage d'un adverbe signifiant 'immédiatement' à une conjonction impliquant 'aussitôt que' existe aussi dans d'autres langues. En anglais britannique, l'adverbe immediately a acquis depuis quelques générations la valeur conjonctive de 'aussitôt que': "Immediately he left thè room, she carne in".

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Résumé

L'article se propose de rechercher les sources et le développement sémantique de quelques conjonctions temporelles en français, en particulier, celles qui impliquent une relation d'antériorité d'une proposition par rapport à une autre, afin de pouvoir déterminer dans quelle mesure les directions que suit ce développement démontrent des régularités.

A l'étude, il s'avère que ces conjonctions ont été formées à partir d'adverbes ou de prépositions
et que leur sens a évolué dans une direction que l'on observe dans d'autres langues
également - du domaine spatial au domaine temporel.

Nous démontrons par la suite que le passage de l'adverbe ou de la préposition au stade
conjonctif se déroule à trois niveaux différents: le niveau syntaxique, le niveau sémantique
et le niveau pragmatique.

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