Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

L'initiation mystique dans La Porte étroite Sublimation et désacralisation

par

Marie A. Wegimont

Introduction

La grande majorité des critiques est d'accord sur la question du mysticisme religieux d'Alissa dans La Porte étroite. Germaine Brée a résumé le sentiment général dans une phrase lapidaire: "Alissa n'est pas éprise de Dieu." II est généralement accepté que Gide a traité le mysticisme d'Alissa sur un mode ironique et que, dans ce récit, l'auteur a fait le procès de sa propre inclination mystique.2

Ce que Gide condamne dans la conduite d'Alissa, c'est essentiellement l'excès auquel peut mener une inclination mystique débridée. Mais tout ce qui est mystique ou religieux dans La Porte étroite ne tombe pas automatiquement sous le coup de l'ironie. Telest le cas du mysticisme de Jérôme dont l'initiation a lieu au début de La Porte étroite (chapitre I, II).3 Moins immodéré, moins religieux, plus orienté vers la morale que celui d'Alissa, le mysticisme de Jérôme qui a jusqu'ici passé inaperçu, semble avoir la faveur de l'auteur. L'inclination de Gide à Fégard du mysticisme n'est donc pas figée dans une position simple et unique: elle est ambiguë. On doit dès lors se demander quel est le véritable sentiment de l'auteur envers ce mysticisme qui le fascine et l'effraie en même temps.4 Telle est la question que la présente analyse textuelle se propose d'examiner. Nous concentrant sur le texte de l'introduction: chapitres I, 11, paragraphes 1, 2, 3 et nous limitant à l'initiation de Jérôme, nous tenterons de démontrer que Gide traite le mysticisme chrétien selon un procédé systématique qui trahit une intention précise. Il vide progressivement et subtilement le langage mystique de son contenu religieux et fait glisser son texte vers une interprétation profane. Du coup il laisse voir sa position profonde vis-à-vis du mysticisme chrétien en dépit de son sens aigu du spirituel, de l'exigence, du dépassement de soi, et même du sacré. Gide est incapable de sentir et d'accepter l'élément essentiel du sentiment religieux: la transcendance absolue, c'est-à-dire celle qui lie.

Side 85

1. Titre, épigraphe et préambule

Titre: La Porte étroite

Épigraphe: Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite. Luc, XII, 24

Préambule: D'autres en auraient pu faire un livre; mais l'histoire queje raconte ici, j'ai mis toute ma force à la vivre et ma vertu s'y est usée. J'écrirai donc très simplement mes souvenirs, et s'ils sont en lambeaux par endroits, je n'aurai recours à aucune invention pour les rapiécer ou les joindre; l'effort que j'apporterais à leur apprêt gênerait le dernier plaisir que j'espère trouver à les dire. (495)

Le titre entrebâille une porte. L'épigraphe l'ouvre toute large. Mobilisant St. Luc, l'Evangile, la métaphore puissante d'une parabole bien connue, mentionnant même le nom de l'évangéliste, du livre et du verset d'où est tirée la citation, le rédacteur anonyme annonce que son récit touchera de très près la religion ou le mysticisme. Suit alors un préambule qui détonne. Plus un mot sur cette religion qui semblait devoir être le sujet de l'histoire. Pas un mot sur l'histoire elle-même qu'un préambule doit en principe présenter. Pas un mot sur les personnages. Il y a seulement quelqu'un qui annonce qu'il va rédiger une histoire. Voilà donc l'essence du préambule: un je-narrateur et son écritoire.

Voici l'histoire qu'il se prépare à rédiger: une femme était son Dieu, il l'a laisséealler au-devant de la mort, il l'a laissée monter à un Golgotha aberrant, il n'a même pas tenté de la sauver de sa folie, il avait cependant juré de la protéger contre la peur, le mal et la vie, en vrai chevalier. Qu'a-t-il à dire de tout cela au moment de prendre la plume? Rien. Pourquoi prend-il la plume? Mystère. Que dit-il donc? Que son récit est authentique et que lui est épuisé. Qu'est donc devenu le sens religieux du titre? Il ne reste qu'une "vertu" mais "usée". La vertu chrétiennepouvant se perdre mais non pas s'user, le lecteur se doute de ce qui lui sera confirmé plus loin: il s'agit ici d'une "virtus" à la romaine, qui s'accorde au mieux avec la morale gidienne. Le mot aussi bien que le concept de cette bizarre "vertu usée" est l'indice d'un virage idéologique subtil entrepris par l'auteur. Placéequelques lignes après le titre-épigraphe, la "vertu usée" constitue une oppositionimportante. C'est dans cette opposition même que nous voyons l'empreinte tangible d'une intention. En effet, Gide juxtapose deux directions de pensée qui sont essentielles mais si différentes qu'elles entrent en conflit. Le titre-épigraphe annonce une histoire mystique: celle d'Alissa, alors que le préambule annonce une histoire profane: celle du je-narrateur. C'est là une des raisons de l'extrême discrétion du préambule: Gide a évité, consciemment ou non, toute mention de contenu ou d'intention du récit, ce qui aurait forcé narrateur ou auteur à prendre

Side 86

position plus ou moins explicitement vis-à-vis de ce mysticisme qui est proclamé
par le titre mais qui ne se manifeste en rien dans le texte qui le suit immédiatement.

2. Portrait d'une future mystique

Qu'Alissa Bucolin fût jolie, c'est ce dont je ne savais m'apercevoir encore; j'étais requis et retenu près d'elle par un charme autre que celui de la simple beauté. Sans doute, elle ressemblait beaucoup à sa mère; mais son regard était d'expression si différente que je ne m'avisai de cette ressemblance que plus tard. Je ne puis décrire un visage; les traits m'échappent, et jusqu'à la couleur des yeux; je ne revois que l'expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils, si extraordinairement relevés au-dessus des yeux; écartés de l'œil en grand cercle. Je n'ai vu les pareils nulle part... si pourtant: dans une statuette florentine de l'époque de Dante; et je me figure volontiers que Beatrix enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là. Ils donnaient au regard, à tout l'être, une expression d'interrogation àla fois anxieuse et confiante, oui, d'interrogation passionnée. Tout, en elle, n'était que question et attente... (501)

Dès l'introduction, Gide donne à Alissa, encore adolescente, une allure mystique: air éthéré, yeux immenses, beauté irréelle, regard interrogateur dans lequel se devine l'angoisse métaphysique. Il va jusqu'à lui trouver une ressemblance, lointaine il est vrai, avec une célèbre mystique: la Béatrice de Dante. C'est la seule note religieuse qu'offre le portrait d'Alissa enfant. Cet effet superficiel aussitôt atteint, Gide ne s'aventure guère plus loin: il ajoute bien une ambiguë "interrogation passionnée" dans "le regard, dans tout l'être", mais cela reste vague comme la ressemblance avec Béatrice.

Pas un mot en rapport avec la religion, la piété, le ciel ou Dieu, comme si le sujet était tabou ou Alissa athée. Pas même un peu de cette chaleur qu'on attendraitd'une future mystique. Si Gide ne profite pas de cette occasion unique où il fait le portrait d'Alissa, pour dire ou montrer que, dès l'enfance, la vocation mystiquese pressentait déjà, alors que des mots tels que 'Tiníenogaíiüii passionnée, etc." y invitent irrésistiblement, cela signifie que l'auteur n'attache pas encore beaucoup d'importance au mysticisme d'Alissa, peut-être même pas du tout; ou, plus grave encore, que l'auteur rejette formellement le principe du mysticisme religieuxauquel il ne croit pas. Quoi qu'il en soit, on aperçoit dans ce portrait une volonté double: ne pas franchir la frontière qui tient le religieux à distance du laïque mais en même temps exploiter les trésors poétiques du langage religieux au profit du laïque. En mettant sous les yeux du lecteur le joli visage de Béatrice, Gide produit deux effets: le personnage de Béatrice entrebâille la porte du mysticismereligieux; son nom et son visage nous transportent aux temps anciens et aux pays de la beauté, de la pureté, et de la religion. Ayant amené son lecteur jusqu'aux limites du surnaturel, Gide ne veut cependant pas l'y faire entrer et le

Side 87

retient sur le seuil. Ne voulant pas non plus le désenchanter il continue à parler un langage vaguement mystique qui bloque cette possibilité d'échappée effective vers le religieux: "Ils (les sourcils) donnaient au regard, à tout l'être, une expressiond'interrogation à la fois anxieuse et confiante, — oui, d'interrogation passionnée."Gide qui visualise ici, sans l'ombre d'un doute, Madeleine, sa femme, aurait pu recourir au pouvoir d'évocation mystique très puissant de ses grands yeux qui disent éloquemment qu'elle aime Dieu. Il a préféré insister sur la mélancoliede ses minces et légers sourcils dont l'expression est plus ambiguë.

3. La détresse d'Alissa

Elle est au chevet de son lit, à genoux, tournant le dos à la croisée d'où tombe un jour mourant (...) son visage est noyé de larmes (...) cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots (...) mon âme s'écoulait. Ivre d'amour, de pitié, d'un indistinct mélange d'enthousiasme, d'abnégation, de vertu, j'en appelais à Dieu de toutes mes forces et m'offrais, ne concevant plus d'autre but à ma vie que d'abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie. Je m'agenouille enfin plein de prière...

Jérôme, ... ne raconte à personne ... mon pauvre papa ne sait rien ... (503-504)

Cette scène taillée comme un diamant, la plus dramatique de La Porte étroite, est aussi la plus pudique. Fidèlement tirée de la vie de Madeleine, c'est peut-être la scène intime qui, plus que toute autre, a marqué André pour la vie.s La tension mystique ici est réelle et d'une puissance presque palpable. Gide n'a pas besoin de recourir à l'habituelle citation de l'Evangile ou à une figure de Dante. Le tableau de Madeleine, adolescente brisée par l'adultère de sa mère, inspire à Gide la création de cette silhouette d'Alissa agenouillée, en agonie, portant sur ses frêles épaules la faute de sa mère et, ne dirait-on pas aussi, la faute originelle de la toute première mère. Dans la pénombre, cet agneau épouvanté, prêt à être immolé, rappelle discrètement l'angoisse de Gethsémani. Dans un cadre pareil, le lecteur s'attend plutôt à ce que cette petite mystique, dans son désespoir, se tourne spontanément vers Dieu, comme le fit Jésus. Mais Gide ne le veut pas. Le Gethsémani à la Gide ne va pas plus loin que "si sombre ... à genoux ... jour mourant ... visage noyé de larmes..." Pas question, donc, de prière ni de Dieu. Bien au contraire, le lecteur qui se penche avec compassion sur ce jardin d'agonie est rappelé brusquement à la réalité: la scène de désespoir d'Alissa se termine dans l'anticlimax de la peur du qu'en dira-t-on6: Alissa ne trouve rien de mieux à dire que: "ils ne t'ont pas vu, n'est-ce pas? ... Il ne faut pas qu'ils te voient ... ne raconte à personne ..." Après avoir désacralisé ia détresse d'Alissa si brutalement, Gide ¿>e sent obligé d'amortir le coup. Il fait ajouter par Alissa, "mon pauvre papa ne sait rien...", ce qui ne trompe personne.

Side 88

4. La première transe de Jérôme: transe héroïque

Devant la souffrance immense causée à Alissa par le péché de sa mère, Jérôme souffre avec elle, comme elle et pour la même raison qu'elle. Mais il souffre davantage encore. Il découvre que la destinée d'Alissa comporte une tragédie beaucoup plus grave que la faute d'une mère: Alissa est vouée à la mort parce qu'elle n'est pas assez forte pour vivre.7 C'est lui, pas elle, qui a cette conscience tragique quand il dit: "je m'offrais, ne concevant plus d'autre but à ma vie que d'abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie" (nous soulignons). Paroles capitales sous la plume de Gide pour qui la vie, la force de vivre, est le bien suprême. Lutter contre la vie, n'est-ce pas pour Gide un péché mortel? Si Alissa n'a pas la force de vivre, elle n'a pas a fortiori celle d'être mystique. Pour Jérôme, c'est exactement le contraire. Ce garçon "de santé délicate" acquiert subitement de la force pour deux. Chevalier, défenseur de l'orpheline, il va protéger Alissa "contre la peur, contre le mal, contre la vie." C'est donc lui, Jérôme, qui devient mystique, pas elle; lui l'homme fort, pas elle, la faible femme. C'est lui, non elle, qui entre en extase:** "transport ... mon âme s'écoulait ... ivre ...je m'offrais ... abriter contre le ma1..."

Toutefois, ce mysticisme avéré de Jérôme nous offre l'image d'une foi un peu tardive. Pour une fois, il est question de Dieu et de prière, mais le lecteur remarque que ce qui aurait pu être un puissant cri religieux se trouve atténué par l'expression peu enthousiaste et assez conventionnelle de "j'en appelai à Dieu".

5. Le sermon. Deuxième extase de Jérôme: ivresse de l'effort infini

Dans la petite chapelle (...) Le pasteur avait d'abord lu tout le verset: Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent.

Et le pasteur ramenait le début du texte, et je voyais celie porte éiroite par iaqueiie il fallait s'efforcer d'entrer. Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir, ou je m'introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire, où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte de la chambre d'Alissa.

- et par delà toute macération, toute tristesse, j'imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà s'assoiffait. Je l'imaginais cette joie comme un chant de violon à la fois strident et tendre, comme une flamme aiguë où le cœur d'Alissa et le mien s'épuisaient. (505-506)

La technique de désacralisation de la parabole évangélique atteint ici son expressionextrême.
Au niveau le plus explicite, l'anecdote continue avec la visite au
temple des Bucolin consternés par le scandale de l'adultère. Au deuxième niveau,

Side 89

l'initiation au mysticisme continue pour Jérôme, qui voit grandir l'exaltation encorevague; mais, plus loin, celle-ci s'avérera avoir été la découverte de l'exigence et de l'essentielle ferveur. Implicite au troisième niveau, la tension entre mysticismereligieux et mysticisme moral continue mais en s'intensifiant.

Au quatrième niveau, la technique de désacralisation s'affermit et étale ses cartes: ironie, métaphores, omissions, sous-entendus. L'ambiguïté tendancieuse domine. D'abord il y a la citation exacte et complète de la parabole évangélique sur la base de laquelle est construite toute la scène. Le récit emprunte à la religion son langage et le conserve précieusement jusqu'au bout, surtout le mysticisme, le sublime et le halo poétique. Mais en cours de récit, l'ambiguïté l'emporte et donne à la phrase une tournure qui fait dévier le sens religieux vers le sens profane: Exemple: "...comme une sorte de laminoir, où je m'introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire, où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel." Ceci pourrait être la description parfaite de la communion du mystique avec Dieu si ce n'était que l'accent est déporté de la "félicité du ciel" vers "l'effort": ce dernier mot appartient moins à la terminologie chrétienne qu'à celle de Nietzche.

La métaphore du laminoir est un autre correctif puissant qui désacralise le verset de St. Luc. Le laminoir fait un écho retentissant au préambule qui avait été, on s'en souvient, un timide désacralisant du titre et de la métaphore de l'épigraphe. Mais dans son contexte présent, l'image du laminoir aplatit presque littéralement celle de la porte évangélique: son prosaïsme, de même que le goût douteux de la "porte de la chambre d'Alissa" bloque la porte qui s'ouvrait sur l'infini. Il est remarquable que le langage mystique soit encore employé après l'intrusion du laminoir et qu'il s'intensifie même, quoiqu'en se vulgarisant. C'est là encore la technique de l'ambiguïté tendancieuse: la vision extatique de Jérôme se révèle n'être après tout qu'un trompe-l'œil: une imperceptible tournure la transforme en sentimentalisme de première communion. Gide s'excuse: "ces rêves d'enfants font sourire..." Il enchaîne d'un aveu lourd de sous-entendus: "/a confusion qui peut-être y paraît n'est que dans les mots et dans les images..." où toute la fonction du langage est mise en cause.

Citons enfin rapidement un exemple de désacralisation discrète par l'ironie. Devant une famille fine et cultivée, éplorée et consternée, un brave pasteur parvient à tirer d'un sujet en or un méchant sermon bien compartimenté qui ennuie tellement son jeune paroissien, Jérôme, que la pensée de celui-ci vagabonde dans une direction contraire à l'esprit du sermon.

L'intention de Gide quant à la question religieuse n'apparaît nulle part plus
clairement qu'ici. En faisant citer en entier par son pasteur une parabole évangéliquepuissamment
mystique, l'auteur montre son intérêt et son penchant pour le

Side 90

mysticisme. Mais en glissant d'un symbolisme et d'un langage sacrés à l'évocation
des objets les plus profanes et les plus prosaïques, il montre clairement sa réticenceenvers
l'engagement religieux.9

6. L'illumination: une "vertu" bien définie

Cet enseignement austère trouvait une âme préparée, naturellement disposée au devoir, et que l'exemple de mon père et de ma mère, joint à la discipline puritaine à laquelle ils avaient soumis les premiers élans de mon cœur achevait d'incliner vers ce que j'entendais appeler la vertu. Il m'était aussi naturel de me contraindre qu'à d'autres de s'abandonner, et cette rigueur à laquelle on m'asservissait, loin de me rebuter, me flattait. Je quêtais de l'avenir non tant le bonheur que l'effort infini pour l'atteindre...

Ce fut une subite illumination intérieure... (505)

Dans la vision du temple, Gide a réussi à donner un air mystique à sa morale profane. Restée vague aux yeux éblouis de Jérôme en pleine transe, l'image du laminoir en tant qu'épreuve morale doit être quelque peu clarifiée aussi bien pour Jérôme que pour le lecteur. Le terme de "vertu" est habilement exploité par Gide qui insiste tantôt sur sa tonalité fortement chrétienne, tantôt sur son sens purement profane. Toute une série de termes pointent vers une vertu mystique: "âme préparée au devoir ... discipline puritaine ... effort infini... illumination intérieure ...je pris conscience de moi-même." Mais trois correctifs désacralisent immédiatement. Gide définit sans en avoir l'air sa "vertu": "il m'était naturel de me contraindre". La mystérieuse "vertu usée" qui détonnait dans le préambule, c'était donc bien cela: une morale naturelle, non pas une vertu religieuse.

Autre correctif désacralisant: l'ironie de ce que nous appellerons "la petite clause" (soulignée ici par nous): "une âme ...que l'exemple ...achevaitd'incliner vers ce que j'entendais appeler: la vertu." Superflue du point de vue littéral, cette clause est essentielle du point de vue littéraire. C'est aussi une fine trouvaille: ces cinq mots faussement innocents retournent le sens des 45 autres mots nobles et solennels de la phrase et les vident de leur contenu religieux. Notons ici un curieux enjambement thématique et prosodique. Thématique: la vertu qui,en début de phrase, est prisonnière du camp de la "discipline puritaine" et de la "famille" est libérée par la "petite clause" et s'envole vers la phrase suivante où sa nouvelle essence, naturelle et laTque, est formulée. Prosodique: devant le mot "vertu" Gide interpose deux points inattendus, superflus du point de vue littéral mais qui du point de vue littéraire font l'effet d'une grille de prison qui se ferme: d'un côté la cellule du puritanisme, de la famille, des premiers élans réprimés de l'enfant; de l'autre la liberté des élans insoumis, de la nouvelle liberté de l'adolescent. Sans doute retrouvons-nous encore dans cette définition le mot "contraindre" du temps de l'enfance, mais avec une différence: à présent la contrainte est librement choisie, imposée par soi-même.

Side 91

II faut ajouter le correctif de "j'entendais" qui double l'ironie de la "petite clause" et multiplie les cibles: "j'entendais" évoque la routine, l'hypocrisie, l'ignorance ou la crédulité de la famille de Jérôme qui lui a fait "entendre" à satiété le mot vertu; naïveté ou perplexité de l'enfant qui avait docilement "entendu" le mot; résonance creuse de ce mot "entendu"; représentation approximative de la réalité par le langage parlé; vide sonore de certains éléments du langage.

7. Vocation et révélation: "la perle de grand prix"

Alissa était pareille à cette perle de grand prix dont m'avait parlé l'Évangile; j'étais celui qui vend tout ce qu'il a pour l'avoir (...) je ne cherchai pas plus directement à posséder celle que, tout enfant, je prétendais seulement mériter. Travail, efforts, actions pies, mystiquement j'offrais tout à Alissa, inventant un raffinement de vertu à lui laisser souvent ignorer ce queje n'avais fait que pour elle. Je m'enivrais d'une sorte de modestie capiteuse et m'habituais, hélas! consultant peu ma plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m'eût coûté quelque effort. (507)

Avec l'apparition soudaine de la parabole de la perle évangélique, le mysticisme religieux semble devoir triompher définitivement. L'introduction s'achève ici en apothéose car non seulement Jérôme atteint le sommet de son initiation mystique en trouvant sa vocation mais il reçoit la révélation finale : ses deux sublimes idéaux, la vertu et l'amour, se fondent en un idéal unique et celui-ci s'incarne dans l'être le plus merveilleux, la toute pure Alissa.

Dire d'Alissa qu'elle est la perle évangélique c'est dire que cette femme que Jérôme adore au sens poétique du mot à cause de sa beauté, peut être littéralement adorée comme un être divin à cause de sa perfection. Du coup le grand amoureux devient grand prêtre du culte d'Alissa après avoir "vendu tout son bien" comme le font ceux qui entrent en sacerdoce. Pour que son amour soit complètement mystique Jérôme fait acte de renoncement: "il ne cherche pas directement à posséder Alissa": il ne la désirera pas physiquement. Le procédé de la sublimation a donc atteint ici son apogée.

Cette espèce de déification de la femme, qui paraît assez invraisemblable, est basée sur deux raisons pertinentes aux yeux de l'auteur. Tout d'abord c'est bien ainsi que dans la vie réelle il aime Madeleine. Ensuite il ne fait que reprendre une très ancienne conception de l'amour idéalisé: l'amour courtois du 12ieme siècle. Or justement tout le système de l'amour courtois reposait sur une vision mystique de la passion amoureuse. Dans l'amour courtois, Gide trouve ce qui lui convient parfaitement: l'aspiration infinie de la passion, l'amour de l'amour, l'interdiction de l'union physique, l'union totale après la mort.lo

Mais ce mysticisme sublime est, à son tour, désacralisé. A peine Jérôme achèvet-ilde
dire "'travail, efforts, actions pies, mystiquement j'offrais tout à Alissa"

Side 92

que suivent les mots profanes: raffinement de vertu ... modestie capiteuse ... effort"et surtout cet "hélas!" qui jette à terre le splendide édifice mystique. La réalité prosaïque triomphe dans ce cri de regret d'un cœur hédoniste: "hélas! consultantpeu ma plaisance..." Ces cinq mots prononcés par le narrateur partent en fait directement du cœur de l'auteur qui adore la plaisance de vivre. Extraordinaireirruption de l'auteur dans le récit de son narrateur qui en dit long sur le fond de ses sentiments envers son mysticisme religieux.

On trouve encore une autre forme de désacralisation, plus subtile celle-ci,dans les sous-entendus de la phrase "lorsque j'étais d'âge à souffrir les plus précises inquiétudes de la chair, mon sentiment ne changea pas beaucoup de nature: je ne cherchais pas plus directement à posséder celle que, tout enfant, je prétendais seulement mériter." En s'engageant précédemment à défendre la faible Alissa pendant toute sa vie, Jérôme avait laissé entendre qu'il voulait l'épouser. Dès lors cette décision catégorique et unilatérale de "ne pas posséder" la femme aimée est ambiguë. Cette chasteté-là n'est pas mystique: elle est continence dans un mariage blanc. Or, le mariage n'est pas compatible avec le mysticisme. Se marier c'est violer une règle essentielle du mysticisme tant chrétien que courtois: celle de la séparation. Quant à épouser sans posséder c'est là un choix bizarre qui semble venir moins d'une volonté de renoncement mystique que de la préférence personnelle de Jérôme. Alors que le marchand de perles de l'Évangile renonce à tous ses biens pour avoir la vie éternelle, Jérôme qui déclare "j'étais celui qui vend tout pour l'avoir", ne semble renoncer à rien qui lui coûte: il lui convient parfaitement à lui "d'avoir" Alissa par le mariage et en même temps de "ne pas la posséder" charnellement.

Ainsi s'estompe dans l'ambiguïté la très mystique parabole de la perle de l'Évangile. Une fois de plus Gide a réussi à exploiter le filon artistique d'une parabole très poétique, puis, ayant atteint l'effet esthétique désiré, il est parvenu à en évacuer le contenu religieux et à le remplacer par la mystique profane de l'efforl.

Conclusion. Un problème de méthode

Cette étude a analysé, sous un angle stylistique, l'équivoque fondamentale que confère au concept de mysticisme la structure de La Porte étroite. Les études formelles de cette œuvre publiées ces dix dernières années se sont intéressées surtoutaux structures narratives, les discutant d'un point de vue théorique. Ces théories fort intéressantes n'ont pas encore entraîné la découverte d'une structureet d'une signification globales qui tiennent compte de toutes les structures particulières, divergentes et d'apparence contradictoire du texte. Dans son livre André Gide ou l'ironie de l'écriture, M. J. Maisani pressent la difficulté à laquelle

Side 93

se heurtent les théoriciens du discours clos: "Dans La Porte étroite, l'absence de préambule [îi.e. de préambule typographiquement isolé du texte suivant] accompagneune structure 'ouverte': on ne sait pas très bien où commence ni où finit l'histoire (ainsi, l'épilogue (p. 596) fait-il partie de l'histoire?). De plus, on ne sait pas en quoi consiste l'histoire, s'il s'agit de celle de Jérôme ou de celle d'Alissa;" (p. 57). Zvi Lévy, dans son Jérôme Agonistes, a réussi à interpréter le conflit au niveau des personnages en combinant l'analyse de la narration et celle du style; cependant certaines de ses conclusions sont contestables. Ceci est dû au fait que dans La Porte étroite les procédés stylistiques sont employés par Gide de façon tout à fait inhabituelle. Métaphores, ironie, ambiguïté et réserve n'ont point de référence fixe. Elles ne sont pas produites par l'habituel jeu de mots évident et immédiatement perceptible dans le périmètre bien délimité de la phrase mais plutôtpar un subtil rapprochement que le lecteur doit reconnaître entre phrases, paragraphes ou chapitres qui se répondent ou le plus souvent s'opposent. Il n'y a donc dans La Porte étroite que des points de repère mouvants et jamais tout à fait certains. Il semble qu'il serait fort utile de revoir et de redéfinir la théorie du discours "clos" qui interdit la référence à la vie et à la personnalité de l'auteur. Après tout, la duplicité inhérente à l'aspect mystique de La Porte étroite renvoie directement à une double lecture: celle du récit narré et de l'expérience vécue par son narrateur, et celle qui part à la découverte des secrets enfouis dans la vie et dans la personnalité d'André Gide.

Marie A. Wegimont

Norfolk, Virginia



Notes

1. Brée, Germaine. André Gide. L'insaisissable Protée. Paris: Les Belles Lettres, 1970. Germaine Brée ainsi que d'autres critiques tels que Harold March, The Hound of Heaven, 1952; H. J. Nersoyan, André Gide: The Theism of an Atheist, 1971; Enid Starkie, André Gide, 1954; et d'autres ont vu que Gide cherchait dans le catholicisme une exigence morale plus qu'une vraie religion. Jean Delay, La jeunesse d'André Gide, 1956-57, parle de "La religiosité de Narcisse" quand il fait allusion aux élans mystiques d'André Walter. Denis de Rougemont arrive à la conclusion suivante dans "Les deux âmes d'André Gide," Les mythes de l'amour, 1961: "Ce qui a vraiment torturé Gide c'est l'éthique, non le religieux; la justification, non le salut; ce que l'on vit et comment on juge, non la connaissance pure, ni le mystère (...) Je pense (...) que la morale était le lieu de son vrai drame. Ainsi devenir ou redevenir chrétien ne pouvait signifier pour lui que la sainteté, et non pas l'accueil du mystère, ni l'adhésion à un credo (...) Avoir la foi sans être saint lui paraissait la tricherie même, tandis qu'il eût admis la sainteté sans la foi."

Side 94


2. André Gide nous dit dans son Journal, (1889-1939), p. 829. "Mais c'est de l'auteur que tout émane. Il est le seul garant de la vérité qu'il révèle, le seul juge. Tout le ciel et l'enfer de ses personnages est en lui. Ce n'est pas lui qu'il peint, mais ce qu'il peint il aurait pu le devenir lui-même. C'est pour pouvoir écrire Hamlet que Shakespeare ne s'est pas laissé devenir Othello." Voir aussi Justin O'Brien, Portrait of André Gide, 1953. "Gide confesses himself in Alissa exactly as he has earlier confessed himself in Michael. The hero of l'lmmoraliste represented one of the author's dormant eyes isolated and brought to monstrous flowering; similarly the heroine of La Porte étroite personifiesanother of his latent possibilités." p. 234.

3. Voir La Porte étroite. Romans, récits, soties, œuvres lyriques. Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade. 1958.

4. Cette ambiguïté a causé de nombreux commentaires. Voir en particulier celui de Claudel dans sa lettre à Gide (10 mai 1909). Claudel insiste surtout sur la notion morale de perfectionnement qui émane de La Porte étroite: "ce mot (perfectionnement) si étonnant pour un catholique". Claudel proteste aussi dans cette lettre contre l'idée que l'amour de Dieu a d'autant plus de valeur qu'il est désintéressé. (Correspondances, p. 102). Henri Ghéon, dans Vers et Prose, tome XXI (avril-mai-juin 1910): "On trouve à l'origine de La Porte étroite, si étonnant que cela paraisse, une intention de satire - la satire du sacrifice de soi." R. M. Albérès, dans L'Odyssée d'André Gide, 1951: "C'est une fuite devant la réalité, une lâcheté ascétique qui s'exprime à travers la pureté." (p. 150). Michel Lioure, dans "Le journal d'Alissa dans la Porte étroite", Information littéraire, vol. 15-16, 1963-64, p. 34-45: "Le journal d'Alissa démasque les véritables sentiments que cache un stoïcisme mensonger... Il n'est plus alors qu'une pathétique dénonciation du mensonge surhumain qui dicte les gestes, les paroles et les silences relatés dans le récit." "Si noble que soit le visage d'Alissa, le Journal suggère sans ambiguïté les tares d'une grandeur non exempte d'orgueil, d'une vertu entachée de mensonge et d'un mysticisme voué à l'échec."

5. Le scandaleux adultère de Lucile Bucolin, mère d'Alissa dans La Porte étroite est à rapprocher de celui de Mathilde Rondeaux, mère de Madeleine qui en a été traumatisée pour la vie. Voir Jean Delay, La jeunesse d'André Gide, pp. 108-18, 292-302. Scène racontée plus tard dans Si le grain ne meurt, avec autant de détresse. Jean Schlumberger dans Madeleine et André Gide, 1956, nous dit au sujet de la nature de cette scène: "Or, tel qu'il se déroule entre Jérôme et Alissa, l'épisode a beau comporter quelques détails imaginaires il confirme parfaitement le caractère en quelque sorte religieux du pacte tacite, conclu entre l'enfant qu'était encore Gide et l'aînée des cousines, Madeleine." pp. 21-22.

6. Prosaïsme cependant vrai de la part de Madeleine. Klle était obsédée par le "qu'en dira-ton" non seulement après l'adultère de sa mère mais aussi et surtout pendant ses fiançailles. Elle craignait qu'on ne découvre sa correspondance avec André, trop compromettante à ses yeux. Elle s'inquiétait aussi de la conduite extravagante de son fiancé. La lecture des Cahiers d'André Walter l'avait profondément mortifiée pour la même raison: "Tout est nous et à nous là-dedans." Voir Jean Schlumbeigei. Madeleine et André Gide, p. 20-77.

7. Voir Paul Archambaut: Humanité d'André Gide, Bloud et Gay, 1946: "On craint de voir chez Alissa plus de peur de la terre que d'attirance vers le ciel." On sent cette même peur de vivre dans "Le journal de Madeleine" et dans sa correspondance où elle exprime sa crainte grandissante de s'unir définitivement avec André. Lile qui a tant besoin de certi- tude, d'affection, de calme et de sérénité, s'aperçoit qu'André évolue vers une émancipation et une excentricité inquiétantes dont elle ne pourra jamais le détourner et où elle ne pourra pas le suivre. Voir pour plus de détails Schlumberger: Madeleine et André Gide.

Side 95


8. Ce même élan mystique, cette même ferveur nous la retrouvons dans Les Cahiers d'André Walter, p. 128 et p. 130. Ici comme dans La Porte étroite, comme dans plus tard Si le Grain ne meurt, Gide montre comment il a réservé le meilleur de lui-même pour cette Madeleine si hésitante et si craintive. Il montre surtout combien son amour pour elle était pur et sublime. "J'étais enfant, je ne pensais qu'à l'âme; déjà je vivais dans le rêve des choses meilleures... Plus tard, pensai-je, plus tard je n'aurai pas de maîtresses; mes amours tout entières iront vers l'harmonie. (André Walter, p. 128).

9. Gide semble en être conscient lui-même dans sa réponse à Claudel (10 mai, 1909). "Vous reconnaissez, écrit-il, qu'une émotion religieuse et pure l'anime"; mais il ajoute: "la seconde constatation que j'estime d'égale importance, c'est que le drame même du livre n'existe qu'en raison de son inorthodoxie." (Correspondance, p. 105).

10. Gide connaissait les éléments constitutifs essentiels de cet amour d'origine cathare et iranienne qui célèbre l'amour de la dame inaccessible plus fort que la mort, dont Denis de Rougemont fera l'analyse plus tard dans son livre L'amour et l'occident, Paris, Pion, 1939. C'est déjà ce même amour qu'André Walter avait pour Emmanuelle. "Les corps me gênaient... La chair ne sert de rien; ce serait l'immatérielle étreinte." Cahiers, p. 70. Dépouillé de toute attirance charnelle un tel amour repose si peu sur l'attrait de l'autre qu'il semble consister en une sorte d'identification de l'être avec l'objet aimé. Une telle tendresse se prêtait spontanément à une sublimation mystique.

Side 96

Résumé

Jusqu'ici seul le mysticisme d'Alissa a fait l'objet des recherches des critiques qui sont tous d'accord sur un point: il n'est pas vraiment religieux. Mais le mysticisme de Jérôme, qui est différent parce que moins extrême, est jusqu'à présent passé inaperçu. Une étude de celui-ci devrait jeter un éclaircissement intéressant sur la position réelle de Gide à l'égard de la question

L'initiation de Jérôme au mysticisme est ambiguë. Dans les deux premiers chapitres, le discours du narrateur commence à plusieurs reprises par une parabole ou une image religieuse tirée directement de l'évangile, puis il glisse de façon presque imperceptible vers une signification profane. Ce procédé révèle une inclination religieuse qui, tout en étant une réalité pour Gide, semble constamment freinée par une réticence qui tient à la psychologie individuelle. La présente étude analyse dans les ch. I et II les procédés textuels qui traduisent ces mouvements de l'âme gidienne.

Bibliographie

Albérès, R. M.: L'Odyssée d'André Gide. Paris, La Nouvelle Édition, 1951.

Gide, André: La Porte étroite. Romans, récits, soties, œuvres lyriques. Paris, Gallimard, Bibl.
de la Pléiade, 1958.

- Les Cahiers d André Walter. Paris, NRF, Gallimard, 1986.

Lioure, Michel: "Le Journal d'Alissa dans La Porte étroite". Paris, Information Littéraire,
Vol. 15-16, 1963-64.

Maisani-Léonard, M.: André Gide ou l'ironie de l'écriture. Montréal, Presses de l'Université
de Montréal, 1976.

Nersoyan, H. J.: André Gide. Syracuse, University Press, 1971.

Schkimberger, Jean: Madeleine et André Gide. Paris, Gallimard, 1961.

Levy, Zvi: Jérôme Agonistes. Les Structures dramatiques et les procédures narratives dans
La Porte étroite. Pans, Librairie Nizet, 1984.