Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

La Muerte de Antoñito el Camborio de Federico García Lorca

par

Marc Dominicy

A José Antonio Rubio Sacristân.

Voces de muerte sonaron
cerca del Guadalquivir.
Voces antiguas que cercan
4 voz de clavel varonil.
Les clavô sobre las botas
mordiscos de jabalf.
En la lucha daba saltos
8 jabonados de delffn.
Banô con sangre enemiga
su cor bâta car mes f,
pero eran cuatro punales
12 y tuvo que sucumbir.
Cuando las estrellas clavan
rejones al agua gris,
cuando los erales suenan
16 verônicas de alhelî,
voces de muerte sonaron
cerca del Guadalquivir.

A José Antonio Rubio Sacristân.

Des voix de mort retentirent
auprès du Guadalquivir.
Des voix antiques enveloppant
une voix prenante d'oeillet viril.
Il leur cloua sur les bottes
des morsures de sanglier.
Dans la lutte, il faisait des sauts
de dauphin tout savonnés.
Il baigna de sang ennemi
sa cravate cramoisie,
mais il y avait quatre poignards,
et il lui fallut succomber.
Quand les étoiles fichent
des javelots dans l'eau grise,
quand les taurillons rêvent
à des véroniques de giroflée,
des voix de mort retentirent
auprès du Guadalquivir.

Antonio TorresHeredia,
20 Camborio de dura crin,
moreno de verde luna,
voz de clavel varonil:
iQuièn te ha quitado la vida
24 cerca del Guadalquivir?
Mis cuatro primos Heredias
hijos de Benameji.
Lo que en otros no envidiaban,
28 yalo envidiaban en mi.
Zapatos color corinto,
medallones de marfil,

"Antonio Torres Heredia,
Camborio au crin dur,
peau brune de verte lune,
voix prenante d'oeillet viril,
qui t'a ôté la vie
auprès du Guadalquivir?
- Mes quatre cousins Heredia,
enfants de Benameji.
Ce que chez d'autres ils n'enviaient pas.
ils l'enviaient en moi.
Des souliers raisin de Corinthe,
des médaillons d'ivoire

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y este cutis amasado
32 con aceituna y jazmfn.
jAy Antonito cl Camborio
digno de una Emperatriz!
Acuêrdatc de la Virgen
36 porquc te vas a morir.
jAy Federico Garda,
llama a la Guardia Civil !
Ya mi ta Ile se ha que brada
40 coma caria de mafz.

et cette peau pétrie
avec olive et jasmin.
- Ah! Antonito el Camborio,
digne d'une impératrice!
Souviens-toi de la Vierge,
car tu vas bientôt mourir.
-Ah! Federico Garcfa,
appelle donc la Garde Civile !
Vois, ma taille s'est brisée
comme une tige de maTs."

Très golpes de sangre tuvo,
y se muriô de perfil.
Viva moneda que nunca
44 se volverâ a repetir.
Un ângel marchoso pone
su cabeza en un cojïn.
Otros de rubor cansado,
48 encendieron un candil.
Y cuando los cuatro primos
llegan a Benameji,
voces de muerte cesaron
52 cerca del Gualdalquivir.

Il perdit trois flots de sang
et il mourut de profil.
Monnaie vivante que jamais
l'on ne refrappera.
Un ange aux gestes précieux
arrange sa tête sur un coussin.
D'autres, au teint rouge passé,
ont allumé un chaleil.
Et quand les quatre cousins
arrivèrent à Benameji,
les voix de mort se turent
auprès du Guadalquivir.

Si l'on excepte la Burla de don Pedro a caballo (XVII) et le texte que j'ai choisi d'examiner aujourd'hui, le Romancero gitano de Federico Garcia Lorca respecte presque scrupuleusement les règles d'une des formes les plus traditionnelles que connaisse la poésie espagnolel. Compte tenu du fait que la pièce VI débute "in medias res" par un tercet que l'on peut légitimement ramener à un quatrain tronqué, compte tenu aussi du fait que le vers initial de la pièce XIV est surnuméraire2, chaque poème comprend un nombre pair d'heptasyllabes (octosílabos) reliés par une assonance stable. En termes plus précis, les mots (paroxytons ou proparoxytons) des vers pairs possèdent la même voyelle tonique et la même voyelle finale; l'assonance recouvre ainsi la voyelle tonique et la voyelle posttonique la plus proéminente3. Considérons, à titre d'exemples, les deux extraits qui suivent:

La luna vino a la fragua
con su polisôn de nardos.
fil nino la mira miia
lil niiïo la esta mirando.

(I, 1-4)

¡ Oh ciudad de los gitanos!
En las esquinas banderas.

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Apaga tus verdes luces
que viene la benemérita.

(XV, 57-60)

Dans le premier cas et ¿^mirando assonent en a - o; dans le second, sobanderas
et assonent en e - a. Chose remarquable, Lorca n'a employé
que cinq mots proparoxytons en fin de vers, et quatre d'entre eux assonent avec
un paroxyton (IV: ~ sçlâgrimas; VI: ~ $ipajizo; XIV:
~ 2\caballo; XV: sobanderas ~ seul intima (IV:
79) appartient à un vers impair. Vues sous cet angle exclusivement métrique, les
pièces IX et X se laissent décomposer en deux poèmes, tandis que la pièce XVI
en renferme trois. Les couples de voyelles assonantes que l'on relève dans les
pièces régulières témoignent, par ailleurs, d'une grande variété:

a-o:I, XIV, XVI (iii)

e -e .11, 111

a-a:IV,XVI(ii),XVIII

i - a : V, X (ii)

i - o : VI

o-a: VII, XVI (i)

o-e: Vili, XIII

m-o:IX(ì)

u-a:IX (ii)

a - e : X (i)

o-o:Xl

e-a: XV

On observera également que les assonances multiples des pièces IX, X et XVI
sont chaque fois reliées entre elles par une voyelle commune {u en IX, a en X et
XVI).

La Burla de don Pedro a caballo présente, vis-à-vis de ce modèle traditionnel, des déviations aussi voyantes que peu significatives. Le poème contient 44 vers de romance normalement assonances ( e - o) mais répartis en trois sous-séquences Chaque sous-séquence est suivie d'une laguna ("lacune" ou "étang", cf. A. Henry, p. 216) partiellement ou exclusivement assonancée en a - a. A l'intérieur de la première laguna, cette assonance en a - a apparaît aux vers impairs (dans la numérotation interne: 1, 3, 5, 7, avec une assonance en i - o aux vers 9 et 11); au sein de la deuxième et de la troisième lagunas, elle apparaît aux vers pairs. Les vers de romance commencent par osciller entre 4 et 5 syllabes métriques (première sousséquence), avant de devenir hexasyllabiques (deuxième sous-séquence), puis de retomber dans une plus grande disparité (3, 4, 5, 6 syllabes; dernière sousséquence).

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La Muerte de Antonito el Camborio bouscule les contraintes métriques d'une manière à la fois plus discrète et plus profonde. Chaque vers pair se termine par un oxyton, de sorte qu'une assonance unique en / structure tout le texte. Cette violation entraîne comme conséquence immédiate que, sur les 71 oxytons qui clôturent un vers quelconque du recueil, 26 appartiennent à notre poème. D'autre part, la voyelle assonante / n'apparaît que dans 7 fins de vers oxytoniques en dehors de la Muerte (III: 23/'guardia)civil; IV: 35won>; V: $gris; VI: IX: 5 Guadalquivir; XIII: 15m//; XV: \q\(Guardia)Civil). Lorca a encore accentué ces traits caractéristiques en n'utilisant que des paroxytons en fin des vers impairs. On obtient ainsi une curieuse distorsion des règles traditionnelles: habituellement, les oxytons sont permis en fin des vers impairs et proscrits en fin des vers pairs, tandis que les paroxytons sont permis en fin des vers impairs et requis en fin des vers pairs; ici, les oxytons sont proscrits en fin des vers impairs et requis en fin des vers pairs, alors que les paroxytons sont requis en fin des vers impairs et proscrits en fin des vers pairs.

Les propriétés métriques que je viens de décrire exercent une influence décisive sur les catégories grammaticales dont peuvent relever les mots assonants. La conjugaison verbale personnelle se réduit à trois formes (les types subí ¡comí, subís, subid) auxquelles on ajoutera l'impératif di. Par contre l'emploi des catégories nominales (nom propre, substantif, adjectif) ou quasi-nominales (pronom, infinitif) se trouve favorisé. En outre, l'occurrence d'un pluriel (quasi-)nominal est pratiquement exclue4. Un simple coup d'oeil au texte suffit à montrer que Lorca a pleinement exploité ces tendances statistiques: tous les vers pairs se terminent sur un singulier nominal (22 fois) ou quasi-nominal (4 fois); par contre, les fins des vers impairs sont fréquemment constituées d'un pluriel (12 fois) et/ ou d'une forme verbale personnelle (9 fois).

Cette unification morpho-syntaxique des vers pairs est renforcée par d'autres procédés. Sur les 26 mots assonants, 21 appartiennent à un syntagme prépositionnel, en tant que tête (17) ou en tant que modifieur de la tête nominale (4). De plus, les trois infinitifs (\2sucumbir, sont introduits par une préposition (a) ou par un mot fonctionnellement assimilable à une préposition (que)s. La préposition la plus récurrente, de, se construit assez souvent avec un nom dépourvu de déterminant au sein d'un complément adnominal ou adverbial: 4t22^e clavel varonil, jabalí, %de delfín, \^de alhelí, 20^ dura crin, 2(yde Benamejí, marfil, maíz, 42^ perfil; ce qui rapproche les 8 noms en / mentionnés des adjectifs 4 22varomt> iocarmcsi> 14#'7S > 3H^'V'^-

Comme la plupart des pièces régulières, la Muerte n'exhibe aucune des deux
organisations strophiques qu'on s'attendrait à trouver. Sur la seule base métrique,
le poème ne tolérerait qu'une disposition continue ou une segmentation en 13

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quatrains^. Lorca a cependant opté pour une division en trois parties dont Albert
Henry (p. 230) a bien saisi le dynamisme interne:

Dans Muerte, nous avons affaire à une composition circulaire, ou, mieux, en spirale. Camborio meurt trois fois; d'abord, dans le vaste cercle des éclats de voix, des élans et des feintes, sous la pluie de javelots des étoiles; une seconde fois, dans le dialogue avec le coryphée Federico; enfin, dans le cercle le plus intime de la spirale, qui aboutit à son pôle de silence définitif. C'est presque la technique des laisses similaires de l'épopée, et la reprise est accusée par le retour d'éléments verbaux identiques, mais avec quelle variété raffinée, puisque les spires sont successivement récit, dialogue et halte au seuil de l'éternité. Mouvement et pathétique, malgré l'apparente sérénité et l'humour impartial du coryphée.

Cette "composition en spirale" s'accompagne aussi de dissymétries et de tensions
que l'analyse développée jusqu'ici nous aide à mettre en relief.

Le premier volet (vers 1-18) se distingue des deux autres par un contraste maximal entre vers pairs et impairs: il aligne 8 des 12 pluriels et 5 des 9 formes verbales personnelles qui terminent des vers impairs. Si les pluriels restants sont distribués de manière égale dans les deux autres volets, il n'en va pas de même pour les formes verbales personnelles. La partie centrale se singularise en effet par la dominance des catégories nominales ou quasi-nominales, 27env^iaban étant l'unique exception. Enfin, les douze derniers vers présentent deux particularités remarquables: l'emploi de formes verbales personnelles au singulier (4 \ tuvo, 45pone), placées dans des environnements métriques tout à fait comparables (cf. plus loin), et l'occurrence du seul complément 42^ perfil, face aux 9 syntagmes similaires des volets précédents.

La formule initiale (Voces de muerte sonaron/¡cerca del Guadalquivir) se trouve répétée, à une variation près, en deux autres endroits (vers 17-18, 51-52). Il s'ensuit que la première partie, mais aussi tout le texte, dessinent une figure embrassée. Le rythme dactylique de la formule utilisée contraste clairement avec le rythme trochaîque des vers qui closent le volet central (39-40)7. Par ailleurs, les vers 22 et 24 reprennent, dans un ordre inverse, les vers 2 et 4; et cela au sein d'une séquence dactylique (22-23-24) qui fait évidemment écho au début et à la fin du poème (1-4, 50-52). En d'autres termes, derrière l'organisation typographique appuyée par le parallélisme entre 1-2 et 17-18, se profile une structuration qui place une forte coupure à la charnière des vers 24-25, et regroupe les vers 1 à 24 en une nouvelle figure embrassée.

La ponctuation et la syntaxe superficielle confirment cette observation.

Sauf aux vers 13 à 24, nous avons affaire à une succession de "quatrains" dont
chacun est constitué de deux "distiques". Chaque distique impair se termine par
un point, un point d'exclamation ou une virgule, mais en tous cas par une ponetuationde

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tuationdeforce égale ou inférieure au point qui conclut tous les distiques pairs (et donc tous les quatrains). Dans la quasi-totalité des cas, les distiques sont juxtaposés(7 fois) ou coordonnés (2 fois): seul le quatrain final contient une subordonnéesuivie d'une principale. De nombreux parallélismes morpho-syntaxiques soulignent l'autonomie des quatrains initiaux et finaux:

1-4: \Voces ~ ~ 4V0:; \sonaron ~ icercan (cf. plus loin); 2cerca
~ icercan (cf. plus loin).

5-B:chiasme entre les vers 5 (complément pluriel + verbe à la troisième personne du singulier + syntagme prépositionnel [préposition + article défini + substantif!) et le vers 7 (construction inverse); de jabalî ~ gjabonados de delfin (cf. plus loin).

45-48: 46* m cojîn ~ eandil (deux substantifs bisyllabiques en /kl).

49-52: ~ $icesaron (deux pluriels, cf. plus haut); a Benamejt~
$2cerca dcl Guadalquivir.

L'importance de tels facteurs décroît dans les autres quatrains: le parallélisme entre les pluriels i^Heredias et ji^nvidiaban (cf. plus haut) est contrebalancé par des brouillages que nous analyserons bientôt; quant aux vers 33 à 40, ils se signalent surtout par la similitude de leurs distiques impairs (exclamation en Ay + nom propre + adjectif/verbe + préposition + article + nom propre). Cependant les parallélismes morpho-syntaxiques observés au sein des deux derniers quatrains semblent relayer l'assonance en u qui s'établit entre les vers impairs du quatrain précédent ~

Les vers 13 à 24 se divisent en deux "sizains" formés chacun d'un quatrain et d'un distique. Cette décomposition interne est soulignée, dans le premier sizain, par plusieurs procédés. Du point de vue métrique, d'abord, le quatrain présente un croisement entre deux vers trochaîques (13, 15) et deux vers mixtes b (14,16) qui contraste avec la succession plate des dactyles appartenant au distique. Les vers trochaîques sont complètement similaires au plan morpho-syntaxique, et précèdent l'un et l'autre un objet substantival au pluriel, flanqué d'un syntagme prépositionnel (cf. plus haut). Les vers 13 à 16 apparaissent ainsi comme la réduplicationd'un distique impair, d'autant que l'emploi d'une subordination en cuando rapproche le sizain tout entier du quatrain final (cf. plus haut). On retrouvedes phénomènes semblables au sein des vers 19 à 24, quoique de manière beaucoup plus trouble. Les trois épithètes qui qualifient le Camborio (20-22) exhibentla même structure syntaxique, mais la métrique et l'ordre des deux derniersmots opposent le vers 22 (dactylique) à ses prédécesseurs (mixtes). De plus, si l'ensemble du quatrain peut, de nouveau, se réduire à la réduplication d'un distiqueimpair parallèle au vocatif des vers 33-34, cet effet est cependant atténué

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par l'homologie rythmique et l'assonance qui rattachent le vers 22 au distique
suivant, et par la solidarité pragmatique entre la question en ¿Quiên? et les deux
vers qui y répondent.

Les particularités que je viens de décrire créent une ambiguïté structurale dont je voudrais maintenant rechercher les corrélats pour l'interprétation. Une première option consiste à isoler les deux sizains des fragments textuels qui les entourent, sans aligner par conséquent leurs quatrains sur des distiques impairs. Les vers 13 à 18 semblent alors constituer l'amorce d'une prosopopèe conclusive (19-22) débouchant sur une question nécessairement rhétorique (23-24). Mais l'attente que suscite cette hypothèse interprétative est déçue dès le vers 25 par l'entrée en dialogue d'AntoñitoB. La reprise située aux vers 22 et 24 marque ainsi l'occurrence d'une "fausse fin" dont le caractère illusoire invite à reconsidérer le statut apparemment exceptionnel des sizains: ceux-ci se laissent en effet ramener à des quatrains, pour peu qu'une réduplication strictement redondante ait été appliquée à leurs distiques impairs. Les trois volets typographiques du texte acquièrent, par là-même, une véritable individualité.

Au sein du premier volet, la réduction des vers 13-16 à un distique instaure
des relations d'une extrême régularité entre les fins des vers impairs^:

1: 3e personne pluriel indicatif parfait (3 syllabes)

3: 3e personne pluriel indicatif présent (2 syllabes)

5: substantif pluriel (2 syllabes)

7: substantif pluriel (2 syllabes)

9:

11 : substantif pluriel (2 syllabes)

13/15: 3e personne pluriel indicatif présent (2 syllabes)

17: 3e personne pluriel indicatif parfait (3 syllabes)

Seul échappe à ce réseau par ses similitudes morpho-syntaxiques et son assonance avec iQcarmes!. L'image en miroir qui structure toute la séquence trouve une résonance thématique immédiate aux vers 13 et 14, où l'on comprend, entre autres choses, que l'eau grise reflète l'éclat des étoilesl^. Mais il ya bien plus. Outre la reprise des vers 17-18, des récurrences de lexèmes ou de traits sémantiquesunissent les deux versants de cette première partie: à et $clavô répond tandis que et annoncent La figure étymologiquequi relie clavel à clavar (tous deux étant dérivés de clavo, "clou" **) s'appuie sur une fréquence anormalement élevée du phonème /b/ (écrit v plus souvent que b) et des liquides dans les vers 4 et 5; il y a là une allusion presque transparente au supplice du Christ. De/abalf et delfín à erales, on glisse du règne sauvage à celui de la tauromachie: les rejones du vers 14 sont des javelots permettantde

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tantdetoréer à cheval, ou de simples poignards (cf. \\punales). Le Camborio se mue ainsi en une entité mi-divine, mi-animale, en même temps que les armes de ses meurtriers acquièrent une dimension cosmique par le biais de deux métaphores étonnamment ramassées. La concentration maximale du contenu et de l'expressionest atteinte grâce à l'usage du mot verónica (vers 16), qui désigne tantôt une plante (comme alhelí), tantôt le linge de Véronique, tantôt enfin une passe de cape rappelant le geste de la saintel2. Une deuxième figure étymologique entre jcerca et (< circa), accompagnée d'un chiasme métrique, suggère que, Christ ou taureau, Antoñito est encerclé, au sens littéral du terme, par quatre traits pareils aux points cardinaux d'une arène ou aux bras d'une croix. L'image-miroir que dessinent les 18 premiers vers apparaît comme emblématique de cet encerclement.

Les vers 19 à 24 préservent, pour un instant, l'atmosphère du premier volet: l'épithète 20^e dura crin prolonge la métaphore animale; 22VOZ de dovei varonil fait écho à la figure étymologique du début. Mais dès l'intervention d'Antoñito s'impose une structure dialoguée où les vers 19 à 22 équivalent à un distique impair. La métaphore et l'hyperbole se cantonnent dans les deux vocatifs que le poète préfixe à sa question (23-24) ou à son exhortation (35-36); les réponses de son interlocuteur usent, au contraire, d'un langage littéral, dont la platitude culmine avec l'appel dérisoire à la Garde Civile, autrefois geôlière du Camborio (pièce XI), et éternel bourreau du peuple gitan (pièce XV). Ce prosaïsme ne s'étend cependant pas au distique final (39-40), où le rythme trochaïque presque formulaire et le recours à une comparaison très sobre confèrent une nouvelle grandeur au supplicié.

Par ces ambiguïtés structurales et ces contrastes entre les deux premières parties,Lorca a su transfigurer son personnage en un héros baroque dont les vers 41 à 52 tissent l'apothéose. La glorification païenne du quatrain initial est préfigurée par quelques notations: antiguas renvoie confusément à un chœur de tragédie;de marfil, et même 2^zaPaîos color corinto, qui semblaient n'évoquer que des objets en toc, deviennent maintenant les attributs d'un souverainantique frappé en effigie, et véritablement de una Emperatriz. En accord avec l'esthétique baroque, cet attirail gréco-romain s'allie à la symbolique chrétienne du martyre (vers 45-48) déjà présente, mais de manière plus discrète, au commencement du texte. Au-delà du dispositif thématique, la métrique imprimeà ce dernier volet un mouvement de "spirale" (pour reprendre un terme d'A. Henry) qui mime l'ascension du Camborio selon les meilleures traditions de l'art baroquel3. Antoñito est frappé trois fois: trois quatrains se succèdent, qui contiennent chacun un mixte b suivi de trois vers métriquement homogènes (trochaîquesen 46-48, dactyliques en 42-44 et 50-52). De nombreux facteurs soulignentce

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gnentcerapport de 1 à 3: le parallélisme entre et (cf. plus haut); l'unité thématique des vers 42 à 44; les récurrences phoniques et orthographiques qui unissent cojín, 47cansado, candil; le retour, dans l'ordre inverse, de la paire ~ Jusqu'au bout, cependant,Lorca aura maintenu l'ambivalence formelle. Par bien des aspects, nous l'avons vu, les trois derniers quatrains du texte se laissent analyser chaque fois en deux distiques. Le point, syntaxiquement immotivé, qui clôture le vers 42 ne peut que renforcer cet effet, de même que le caractère convenu de la formule finale(49-52) *4. Malgré ses audaces métriques et ses acrobaties conceptuelles, la Muerte de Antonito el Camborio continue à se donner, au premier regard, commeune pièce anodine d'un Romancero quelconque. De manière comparable, l'événementqu'elle relate oscille entre la rixe crapuleuse et le meurtre mythique, entre le pittoresque et l'épopée.

Marc Dominicy

Bruxelles

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Notes

1. Je me sers ici de l'édition procurée par Albert Henry, Les grands poèmes andalous de Federico Garcia Lorca. Textes originaux, traductions françaises, études et notes, Gand, Romanica Gandensia (VI), 1958. Cette édition présente les textes dans le même ordre que la première édition, Primer Romancero Gitano, Madrid, Revista de Occidente, 1928.

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2. Voici le début de ces deux pièces: Y que yo me la llevé al rîo creyendo que era mozuela, pero tenîa marido. Fué la noche de Santiago y casi por compromise Se apagaron los faroles y se encendieron los grillos. (VI, 1-7) ;Mi soledad sin descanso! Ojos chicos de mi cuerpo y grandes de mi caballo, no se cierran por la noche ni miran al otro lado donde se aleja tranquilo un sueno de trece barcos. (XIV, 1-7) Dans le second cas, ma numérotation diffère de celle adoptée par A. Henry.

3. Sur les conventions du romance, voir T. Navarro Tomás, Métrica española, Barcelone, Labor, "1983. Sur la proéminence relative des syllabes posttoniques, voir M. Dominicy, "Accent et rythme en espagnol", dans Linguistique romane et linguistique française, Bruxelles, Éditions de l'Université, 1980, p. 47-66, notamment p. 51-52.

4. La quasi-totalité des formes s'adjoignent l'allomorphe -es au pluriel, et deviennent alors des paroxytons. Voir Real Academia Española, Esbozo de una nueva gramática de la lengua española, Madrid, Espasa-Calpe, 1973, p. 180-194.

5. A côté de tener que on trouve, très rarement, tener de (Real Academia Española, Esbozo, p. 447).

6. Sur le problème général de la division strophique, voir l'article de Nicolas Ruwet, "Blancs, rimes et raisons", Revue d'Esthétique n<> 1/2, Paris, 10/18, 1979, p. 397-426.

7. Voir l'étude rythmique placée en appendice.

8. Pour un phénomène analogue voir M. Dominicy et Th. Malengreau, "Venise d'Alfred de Musset. Une analyse poétique", Le Français Moderne, 53, 1985, p. 153-179, aux p. 167-168.

9. On notera que les verbes soñar ("rêver") et sonar ("sonner") ne diffèrent que par un seul trait phonologique, et présentent tous deux le phénomène de "diphtongaison" (sueño, sueno, ...).

10. Sur le thème de l'eau-miroir chez Lorca, voir C. Zardoya, Poesía española del 98y del 27, Madrid, Gredos, 1968, particulièrement p. 268.

11. Pour les étymologies, je m'appuie sur J. Corominas, Diccionario crìtico etimològico de la lengua castellana, Berne, Francke, 1954.

12. Cf. A. Henry, p. 216 et M. Alonso, Enciclopedia del idioma, Madrid, Aguilar, 1958, 111, p. 4155.

13. Voir, par exemple, H. WSlfflin, Renaissance et baroque, Paris, Le Livre de Poche, 1967, notamment p. 135-138.

14. 9 autres poèmes se terminent sur un quatrain introduit par y (11, 111, VI, IX (i), XI, XIII, XIV, XVI (ii), XVIII). En 11, IX (i) et XVI (ii), on trouve Y mientras; en XVIII, Y cuando.

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Résumé

Partant d'une analyse des propriétés métriques de la Muerte..., telles qu'ellesressortent d'une comparaison avec les autres textes du Romancero Gitano, la présente étude conclut à une certaine ambiguïté structurale dont l'impact thématique se manifeste surtout dans la transformation du personnage en héros baroque.

Appendice: étude rythmique du poème

M'inspirant de Navarro Tomás (cf. note 3), je distinguerai quatre types d'heptasyllabes (octosílabos)

dactylique: 6006006 (o) trochaîque: 8060606 (o) mixte a: 0606006 (o) mixte b: 0600606 (o)

Dans la liste qui suit, certains vers pourraient sembler douteux s'ils étaient pris isolément, et cela en raison de la fluctuation qui affecte l'accent subsidiaire de l'espagnol (cf. mon article cité en note 3). Mais la pression de l'environnement favorise presque toujours une et une seule des solutions envisageables. On obtient donc:

1. dactylique

2. dactylique
e

3. dactyliqu

4. dactylique

5. mixte a (avec collision accentuelle et déplacement rythmique: clavó sobre —» clivo
sobre)

6. mixte a (ou mixte b)

7. trochaîque

8. trochaîque

9. mixte a

10. trochaîque

11. mixte a

12. mixte b (ou mixte a)

13. trochaîque

14. mixte b

15. trochaTque

16. mixte b

17. dactylique

18. dactylique

19. mixte a

20. mixte b

21. mixte b

22. dactylique

23. dactylique

24. dactylique

25. mixte a

26. dactylique

27. trochaTque

28. dactylique

29. mixte b

30. trochaTque

31. trochaTque

32. dactylique

33. dactylique

34. dactylique

35. mixte a (ou mixte b)

36. dactylique

37. dactylique

38. dactylique

39. trochaTque

40. trochaTque

41. mixte b

42. dactylique

43. dactylique

44. dactylique

45. mixte b

46. trochaTque

47. trochaTque

48. trochaTque

49. mixte b

50. dactylique

51. dactylique

52. dactylique