Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Les verbes de contrôle métaphoriques

par

Johan Rooryck

Dans les notes de plusieurs articles récents sur le problème des verbes de montée,
on retrouve fréquemment les constructions infinitives du type suivant:

(1) a. Cet attentat a empêché la linguistique d'être discutée au dernier congrès (cf.
KayneetPollock(l97B:6ll n. 23); Kayne (1981: 353 n. 9))
b. On soupçonne cette histoire d'avoir été inventée de toutes pièces (cf. Ruwet
(1983: 23 n. 18, 19))
c. Le plastique troué a permis à l'eau de s'échapper.

Ces constructions n'ont toutefois jamais reçu une analyse adéquate. Elles ne sont
pourtant pas aussi rares qu'on ne pourrait le croire:

(2) a. "Aussi Jukichi (...) ne pouvait-il que soupçonner ses nerfs d'être malades" (Akutagawa
Ryunosuke, Villa Genkaku in Rashomon et autres contes, p. 25 3, trad.
Arimasa Mori)
b. "Cela [la baisse de l'indice Dow Jones] n'a pas empêché le marché d'être très
actif" (RTBF, 22 janvier 1987, Chronique boursière, Jean-Jacques Duré)

Dans ce qui suit, nous essaierons de présenter une analyse de ces constructions
en les comparant aux verbes de perception, laisser, et aux verbes de contrôle.

A première vue, les constructions citées ne diffèrent des exemples suivants
que par les restrictions de sélection du second complément sélectionné par le
verbe constructeur:

(3) a. Cet attentat a empêché Eléonore de finir son repas.
b. On soupçonne Bryce d'avoir cambriolé la banque.
c. La comtesse a permis au jardinier de tondre la pelouse.

Dans les phrases de (3), le complément d'objet est de type animé, dans les phrases du type (1), il est inanimé. A cette différence formelle correspond une différence sémantique. On peut observer que les significations des trois verbes dans l'emploi que nous étudions ici diffèrent sensiblement du sens premier de ces verbes qui est exemplifié dans (3). Le verbe empêcher avec un complément d'objet direct inanimé ne signifie plus "interdire", mais "ne pas laisser". De même, soupçonner

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signifie plutôt "croire, penser" que "suspecter". Le verbe permettre se rapproche de "laisser" s'il sélectionne un complément d'objet de type inanimé. On peut parler dans ce cas d'un emploi "figuré" ou "métaphorique" au sens large. Ce changement du sens du verbe principal en fonction des restrictions de sélection d'un complément est un phénomène analogue au changement de sens qui s'observe pour les verbes du type frapper ou amener, pousser. Selon que le sujet de ces verbes est animé ou inanimé, un sens "physique" s'oppose à un sens "psychologique "l :

(4) a. Ce goujat a frappé mon client,
b. Cette idée a frappé mon client.

(5) a. La bonne a amené les enfants promener.
b. Cet événement a amené les enfants à réfléchir.

Une analyse plus approfondie des deux constructions des verbes du type soupçonner, empêcher, permettre montre qu'il s'agit de deux emplois syntaxiques différents. Dans les phrases de (3), la construction infinitive peut être pronominalisée et focalisée2 :

(6) a. Cet attentat en a empêché Eléonore.
b. On en soupçonne Bryce.
c. La comtesse l'a permis au jardinier.

(7) a. Ce n'est pas de finir son repas que cet attentat a empêché Eléonore, mais de
faire des courses en ville.
b. C'est d'avoir cambriolé la banque qu'on soupçonnait Bryce depuis longtemps.
c. Ce n'est pas de tondre la pelouse que la comtesse avait permis au jardinier, mais
de tailler les rosiers.

Dans Rooryck (1987), nous avons montré que seules les constructions infinitives des verbes de contrôle possèdent les caractéristiques illustrées ci-dessus: la construction infinitive a une fonction syntaxique auprès du verbe constructeur. Les emplois exemplifiés dans (3) doivent donc être assimilés aux verbes de contrôle.

Par contre, les constructions de (1), avec un complément d'objet de type inanimé,
peuvent être rapprochées des verbes de perception et laisser. Les constructions
infinitives de ces verbes ne peuvent être pronominalisées ou focalisées:

(8) a. *Cet attentat en a empêché la linguistique.
b. *On en soupçonne cette histoire.
c. *Le plastique troué l'a permis à l'eau.

(9) a. *Ce n'est pas d'être discutée que cet attentat a empêché la linguistique.
b. *Ce n'est pas d'être inventée de toutes pièces qu'on soupçonne cette histoire,
mais de correspondre à la vérité.
c. *Ce n'est pas de s'échapper que le plastique troué a permis à l'eau.

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(10) a. Gaston laisse / voit / entend son épouse faire la vaisselle.
b. * Gaston le / en laisse son épouse.
c. *Ce n'est pas faire la vaisselle que Gaston laisse / voit / entend son épouse, mais
repasser des chemises.

Les verbes de perception et laisser ne permettent pas de reformuler le complément d'objet direct comme le sujet d'une phrase passive si une construction infinitive est sélectionnée (Blanche-Benveniste et alii (1984:186)). Ruwet (1983: 23 n. 18) a observé que cette contrainte vaut également pour les constructions d'empêcher et soupçonner que nous étudions ici:

(11) a. *Elle a été laissée / vue / entendue faire la vaisselle.
b. * Cette histoire a été soupçonnée d'être inventée de toutes pièces.
c. *La linguistique a été empêchée d'être discutée.

Malgré ce parallélisme frappant, les emplois des verbes empêcher, soupçonner, permettre avec un complément d'objet inanimé ne peuvent être assimilés aux verbes de perception et laisser. Contrairement au complément d'objet des verbes de perception et laisser, le complément d'objet des emplois verbaux étudiés ici ne peut être extraposé ou pronominalisé:

(12) a. Gaston la laisse / voit / entend faire la vaisselle.
b. C'est son épouse que Gaston laisse / voit / entend faire la vaisselle.

(13) a. *Cet attentat l'a empêchée d'être discutée. (V —la linguistique)
b. *On la soupçonne d'être inventée de toutes pièces, (la = cette histoire)
c. *Le plastique troué lui/y a permis de s'échapper, {lui/y = l'eau)

(14) a. *C'est la linguistique que cet attentat a empêché d'être discutée.
b. *C'est cette histoire qu'on soupçonne d'être inventée de toutes pièces.
c. *C'est à l'eau que le plastique troué a permis de s'échapper.

Le bilan des opérations syntaxiques qui peuvent être appliquées au complément d'objet inanimé et à la construction infinitive des verbes empêcher, soupçonner, permettre semble donc négatif: la passivation, la focalisation et la pronominalisation ne peuvent être appliquées à aucun de ces deux compléments. Il convient pourtant de noter que l'extraposition du complément d'objet à gauche est possible pour les verbes empêcher, soupçonner:

(15) a. La linguistique, cet attentat l'a empêchée d'être discutée.
b. Cette histoire, on la soupçonne d'être inventée de toutes pièces.

Quelle est l'analyse qui peut être proposée pour ces emplois? Pour mieux les comprendre, il faut examiner des constructions qui présentent des contraintes semblables. Dans cette optique, les expressions figées constituent un cas analogue intéressant. Ainsi, le complément nominal des expressions avoir peur, foutre le

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camp, être d'accord ne peut jamais être reformulé par la passivation, la pronominalisationou
la focalisation:

( 16) a. Romain a peur./ *Romain l'a./ *C'est peur que Romain a.
b. Prudence est d'accord avec cela./ *Prudence en est./ *C'est d'accord que Prudence

c. Dieudonné a foutu le camp./ *Le camp a été foutu par Dieudonné./ *Dieudonné
l'a foutu.

On peut accepter que seuls les compléments qui peuvent être reformulés dans la phrase exercent une fonction syntaxique auprès du verbe constructeur. Cela nous donne un critère formel pour distinguer les compléments sélectionnés par le verbe constructeur avec une fonction syntaxique des expressions verbales où ce complément n'a pas de fonction, mais fait partie d'un groupe verbal complexe (par exemple [y avoir peurj). Certaines expressions permettent encore une reformulation déterminée, mais il suffit d'y appliquer les autres opérations syntaxiques pour constater que la reformulation en question est toute marginale. Ainsi, rendre justice peut être mis au passif, mais il suffit de focaliser ou de pronominaliser cette phrase passive pour constater que cette passivation est marginale:

(17) a. Le roi a rendu justice aux pauvres,
b. Justice a été rendue aux pauvres.

(18) a. *C'est justice qui a été rendue aux pauvres.
b. *EUe a été rendue aux pauvres, {elle —la justice)

Pour un complément nominal qui exerce une fonction auprès du verbe constructeur,
toutes ces reformulations sont acceptables:

( 19) a. L'argent a été rendu aux pauvres.
b. C'est l'argent qui a été rendu aux pauvres.
c. Il a été rendu aux pauvres. (/'/ = cet argent)

D'après le critère que nous venons d'appliquer, les emplois des verbes empêcher, soupçonner, permettre avec un complément d'objet inanimé et une construction infinitive peuvent également être décrits comme des expressions figées. En effet, à l'exception de l'extraposition, toute reformulation du complément d'objet et de la construction infinitive est impossible. En plus, l'absence de pronominalisationdu complément d'objet inanimé montre que l'extraposition à gauche est une possibilité marginale, tout comme la passivation de rendre justice. Les emploisexemplifiés dans (1) doivent être analysés comme des unités verbales complexes.Ces unités verbales diffèrent des expressions figées citées ci-dessus dans la mesure où la réalisation lexicale du complément d'objet inanimé ou de l'infinitif n'est pas figée. Pourtant, nous pouvons analyser les constructions en question

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comme un "moule" syntaxique figé et inanalysable. Ce moule syntaxique prend
la forme suivante pour les verbes empêcher et soupçonner:

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Cette solution ne doit pas étonner: parmi les expressions figées, il y a des exemples où le choix d'un élément particulier est libre. Ainsi, dans trouver l'air Adj, l'adjectif peut être lexicalisé par un très grand nombre d'adjectifs qualificatifs. Gross (1975: 132, 193) cite des verbes où un complément nominal qui fait partie

du verbe peut être lexicalisé comme une partie du corps: battre des Npc, mettre,
garder en Npc, etc. :

(21) a. Je lui trouve l'air poétique / fatigué / sévère, etc.
b. Je garde en tête / mémoire de faire cela.

Il sera donc clair que les verbes empêcher, soupçonner et permettre ont deux emplois radicalement différents. Le premier emploi sélectionne un complément d'objet animé et une construction infinitive comme des fonctions syntaxiques indépendantes. Le second emploi sélectionne un complément [N ("-An") -V jn f ] qui fait partie d'un verbe figé complexe auprès duquel il joue le rôle de moule syntaxique.

Johan Rooryck

F.N.R.S. (Belgique)



Notes

1. Pour les constructions du type (4), voir Ruwet (1972: V); pour les deux constructions des causatifs de mouvement exemplifiés dans (5), voir Melis (1983).

2. Contrairement à ce qu'affirme Huot (1981:138), les constructions infinitives des verbes de contrôle peuvent être focalisées. Il est vrai que cette focalisation est influencée par des facteurs discursifs comme la longueur de la phrase principale, la négation dans c 'est ... que ..., ou une phrase contrastive qu'on ajoute. Les exemples suivants peuvent suffire pour montrer ce point: a. ? C'est travailler qu'il désire / veut depuis deux mois maintenant. b. "C'est à élargir au plus vite la masse de ces classes moyennes que Mme Thatcher s'est attachée en permettant d'abord aux locataires de logements sociaux de racheter à bas prix leur maison ou appartement" (La Libre Belgique, 11 juin 1987, p. 2)

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Résumé

Dans cet article, nous avons voulu étudier la construction des verbes empêcher, soupçonner, permettre avec une construction infinitive et un complément d'objet de type inanimé. Il apparaît que cette construction doit être considérée comme un moule syntaxique figé où le complément d'objet et la construction infinitive ne possèdent pas de fonction syntaxique, tout comme peur dans avoir peur. A côté des expressions figées à élément lexical unique, il faudrait donc distinguer des constructions figées possédant un moule syntaxique figé. Cette analyse montre la complexité des "locutions verbales" en français.

Bibliographie

Blanche-Benveniste, Claire, J. Deulofeu, J. Stéfanini et K. Van den Eynde (1984) Pronom
et syntaxe. Paris: SELAF.

Gross, Maurice (1975) Méthodes en syntaxe. Paris: Hermann.

Huot, Hélène (1981) Constructions infïnitives du français: le subordonnant de. Genève-Paris:
Droz.

Kayne, Richard (1981) "On Certain Différences between French and English". Linguistic
Inquiry 12, 3.349-371.

Kayne, Richard et J.-Y. Pollock (1978) "Stylistic Inversion, Successive Cyclicity, and Move-
NP in French". Linguistic Inquiry 9, 4.595-621.

Melis, Ludo (1983) "The construction of thè infinitive with causative movement-verbs in
French". In: Tasmowski, L. et D. Willems (éds.) Problems in Syntax, 181-194. Gent:
Communication & Cognition.

Rooryck, Johan (1987) Les verbes de contrôle: une analyse de l'interprétation du sujet non
exprimé des constructions infïnitives en français. Thèse de doctorat, KULeuven.

Ruwet, Nicolas (1972) Théorie syntaxique et syntaxe du français. Paris: Le Seuil.

Ruwet, Nicolas (1983) "Montée et contrôle: une question à revoir". In: Herslund, M. et alii
(éds.) Analyses grammaticales du français, Revue Romane no. spécial 24, 17-37. Kobenhavn:
Akademisk Forlag.