Revue Romane, Bind 23 (1988) 1

Notice sur les vers 253-254 du Testament de Villon

Svend Hendrup

Dans sa thèse, The Quest for Equivalence : On Translating Villon (Université de Copenhague,
février 1987; voir ici même p. 139), Mme Kewley Draskau (KD) a rappelé les difficultés que
rencontrent les traducteurs de la poésie ancienne:

At every turn the translater of medieval poetry is hampered by lack of information (p. 157)

Parmi ces difficultés, KD signale notamment le problème que représentent les "topical allusions"
('allusions à des phénomènes locaux et actuels' — actuels à cette époque-là):

With the edge of the topical allusion blunted by temporal and cultural remoteness, some
of Villon's most concrete effects in the original poems become elusive (p. 169)

KD est ainsi amenée à faire la constatation suivante:

For the translater, as for the critic, a thorough acquaintance with ail available information
is essential for thè accurate identification of the message which it is hoped to appropriate
and transfer (p. 171-72)

Nous allons donner ici un exemple d'une "mistranslation" (le terme est de KD; voir op. cit. p. 185-90) des vers 253-254 du Testament de François Villon; une "mistranslation", qui est due justement au fait que le traducteur a méconnu une 'allusion topique' - parce qu'il n'a pas pu avoir devant lui 'l'information essentielle'.

Cette information sera donnée ici par la mise en lumière du témoignage de sources contemporaines de Villon, qui, jusqu'ici, sont passées inaperçues des critiques. Il s'agit d'une allusion à un menu fait de la vie quotidienne d'alors; mais un menu fait qui, en dehors de l'interprétation des deux vers en question, n'est pas sans importance pour notre compréhension de Villon et de son Testament.

Voici le texte de Villon, le huitain XXXIII (vers 249-256), d'après l'édition Longnon-Foulet
(Paris 1964, p. 20):

Bons vins ont, souvent embrochiez,
Saulces, brouetz et gros poissons,
Tartes, flans, œfs fritz et pochiez,
Perdus et en toutes façons.
Pai hp rpssprrrhlpnt les maçons
Que servir fault a si grant peine:
Hz ne veulent nuls eschançons,
De soy verser chascun se peine.

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Et celui de la traduction en danois par le poète Jergen Sonne (François Villon 's Store Testament
1462, Fredensborg 1962 *, p. 33):

De far god vin i tondevis,
og sovse, supper, fede fisk,
klatkager, tcerter, spejlïeg, rorgeg,
pocheret aeg, pâ aile mâder...
De ligner ikke murersvenden
med ussel lon og farligt arbejd ':
de har slet ingen mundskienk nodig,
de kappes om at skasnke selv...

Le sens de ce huitain, des vers 25 3-254 (mis en italiques ici) - et de l'ensemble des cinq huitains XXIX-XXXIII - est évident: Villon raille ceux qui, parmi ses galants compagnons d'autrefois (vers 225-228 du huitain XXIX), sont devenus de 'grands seigneurs et maîtres' (v. 233-234 même huitain - et les sujets des vers 249, 253 et 255 du huitain XXXII cité ici); ceux qui font bonne chère maintenant, mangeant bien et buvant d'autant; et qui sont même si gloutons qu'ils se servent eux-mêmes à boire - parce qu'ils sont trop impatients pour attendre le service...

La traduction de J. Sonne de ce huitain XXXII est - et pour la forme^ et le contenu -
tout à fait adéquate (ou 'équivalente'). Sauf pour les vers 253-254. La traduction de ces
deux vers,queje 'retraduis' littéralement ici:

'Ils ne ressemblent pas au maçon,
dont le salaire est maigre et le travail dangereux'-*

est une pure fiction, qui n'a rien à voir avec le texte du Testament: le traducteur danois a
fait de Villon un socialiste qui s'indigne de la dure condition des maçons.

Ce qui est absolument faux: le poète du Testament est un homme plein de compassion pour le menu peuple, pour les humbles, les malades, les pauvres, les vieilles et vieux - mais ce n'est pas un homme politique: le seul -iste 'politique' qui lui convienne est celui d'anarchiste; comme nous le savons par la vie de cet individualiste 'mal adapté'. - Non. Villon fut avant tout poète, poète humoriste et satirique, comme il l'est dans notre huitain XXXII. Son Testament n'est pas un manifeste politique, mais un poème, un texte 'poétique' sur la condition humaine -la sienne et celle des autres hommes texte qu'il faut bien lire 'poétiquement'. Lisons-le donc ainsi.

L'interprétation du huitain XXXII ne fait aucune difficulté, on n'a qu'à s'en tenir aux mots clés du texte: bons vins (v. 249), servir (254), eschanqons (255), et verser (256). Villon ne s'indigne point du triste sort des aide-maçons ("aide-maçons", et non pas les "maçons" de J. Sonne), il se sert d'une 'allusion topique' pour rehausser l'effet de sa raillerie de la beuverie immodérée des 'grands maîtres' - en paraphrase:

'Vous savez tous, mes amis, que les maçons boivent beaucoup et que les pauvres aidemaçons doivent s'efforcer de les 'servir'; mais je vous dis, moi qui les connais si bien, que les 'grands maîtres' sont encore pires que les maçons: ils ont si grand-soif qu'ils n'ont même pas la patience d'attendre le 'service' — ils se servent eux-mêmes à boire...'

Le texte de Villon est parfaitement clair en soi; aucun auditeur ou lecteur un tant soit peu
attentif, d'alors ou de nos jours, ne saurait se méprendre sur le sens des vers 253-254: Fallusiontopique'

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siontopique'est rendue tout à fait évidente par le contexte. - Le poète danois s'est pourtantmépris. Pourquoi? Parce qu'il a été induit en erreur en suivant, de trop près, certains critiques - et surtout un critique: Louis Thuasne - qui n'ont pas su apprécier l'évidence du texte de Villon .

L. Thuasne (François Villon. Œuvres. Édition critique avec notice et glossaire., I-111, Paris
1923) commente longuement le triste sort de nos manœuvres:

Le métier d'aide-maçon passait pour l'un des plus pénibles. C'est ainsi que l'on voit, au dernier chapitre des Quatre fils Aymon (éd. H. Michelart 1862, p. 445). Renaud de Montauban, par pénitence, servir les maçons qui travaillaient à l'église de Saint-Pierre de Cologne (op. cit. 11, p. 1355.).

Même commentaire chez les nouveaux éditeurs de Villon, J. Rychner et A. Henry {Le Testament
Villon, I-11, Genève 1974), qui ajoutent de nouvelles références à celles données déjà
par L. Thuasne:

Les maçons doivent être servis par des manœuvres, dont le métier passait alors pour extraordinairement
pénible (11, p. 42).

Tout cela est très juste, et Villon renvoie évidemment à cette 'tradition populaire' si répandue, mais sa pointe est ailleurs: le métier des aide-maçons est surtout pénible parce qu'il leur faut s'efforcer constamment de servir à boire aux maçons! - C'est cette plaisanterie, pourtant si typiquement villonesque, quia échappé aux critiques, et au traducteur danois: ils ont tous oublié que Villon ne fut pas un homme politique (socialiste), mais un poète humoriste et satirique.

La plaisanterie de Villon aux vers 253-254 comprend deux allusions topiques, deux renvois
à des traditions populaires:

1. Le métier d'aide-maçon était très pénible.

2. Les maçons buvaient fort.

L'existence, à l'époque, de la première tradition paraît être bien établie - elle est, d'ailleurs,
encore dans Littré:

J'aimerais mieux servir les maçons: se dit d'une besogne, d'une existence à laquelle on se
refuse, la trouvant trop pénible (s. v. "maçon").

Mais qu'en est-il pour l'autre 'tradition'? Est-il possible de montrer - par d'autres sources que le texte même du Testament - que les maçons étaient des buveurs renommés?- Qui, en effet, si l'on fait appel à des sources pertinentes. Pour ce qui est d'une tradition 'populaire', on s'adressera naturellement, et avec avantage, à des sources 'populaires'. Or, le XVe siècle nous offre justement deux types de sources éminemment 'populaires': le Théâtre ('textes') et les Gravures sur bois ('images') .

Il y a évidemment un autre type de sources 'textuelles': les dictons et les proverbes (cf. le dicton dans Littré qu'on vient de citer). - La consultation de recueils de proverbes, comme ceux de J. Morawski et de Le Roux de Lincy", n'a cependant pas donné de résultats concluants:

II n'est pas maçon qui pierre refuse (Morawski n° 918. — On pourrait imaginer un jeu de
mot, sur pierre/bière; mais l'exemple date de la fin du XIVe siècle, et Villon, par exemple,
se sert encore du vieux mot cervoise (Test. v. 701)).

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Maçon avec raison fait maison (Lincy 11, p. 135).

Prodigue et grand buveur de vin, fait rarement tour ne moulin (Lincy 11, p. 375).

Ce dernier exemple pourrait - à la rigueur - être interprété à double sens (comme un renvoi à la beuverie des maçons). - II en est de même d'un dicton danois, cité par T. Vogel- Jorgensen dans son Bevingede ord ('Dictionnaire des citations et des proverbes'), Copenhague 1963, s&me édition:

Murersved er dyr, den koster fire daler pœglen ('on paie cher la sueur de maçon, le prix
en est de quatre écus pour le quart de litre" (col. 659).

Avec la plaisanterie possible: 'quart de litre de sueur' et/ou 'quart de litre de bière' (ou d'eaude
vie - bien moins chère autrefois qu'aujourd'hui).

Des témoignages peu concluants, en somme. Revenons donc au théâtre et aux gravures
sur bois.

11 s'agit de retrouver, dans ces sources, des représentations de chantiers de construction, où figurent des maçons et, éventuellement, des aide-maçons. La tâche se trouve facilitée par le fait que le sujet en question est des plus répandus au XVe siècle; surtout pour ce qui est des gravures des incunables, où l'on n'a souvent que l'embarras du choix, la liste des thèmes particuliers étant presque interminable: constructions, ou reconstructions, de la Tour de Babel, de Babylone, du Temple de Salomón, de Troie, de Rome, de la Cité de Dieu, de villes, de cathédrales...

Nous nous bornerons donc à ne citer ici qu'un exemple pour chacune des deux sources
indiquées - tout en ajoutant, pourtant, à l'exemple choisi parmi les gravures, quelques témoignages
de la peinture murale des églises Scandinaves.

D'abord le théâtre. - L'immense Mystère du Viel Testament (éd. James de Rothschild, I-VI, Paris 1878-91) - de 50.000 vers, compilé vers le mileu du XVe sicle, représentations (attestées) à Paris en 1500 et en 1542, souvent imprimé - contient une section sur la construction de la Tour de Babel (vers 6584-6889), d'après la Genèse 11, 1-9: "Icy font la tour Babel" (éd. cit. I p. 265) - avec des ouvriers qui travaillent dur et boivent fort.

Nous en citons quelques répliques qui ont trait à notre sujet. Les personnages mis en
scène sont: Casse Tuilleau (maçon), Gaste Bois (charpentier), Cul Esventé (couvreur), Pille
Mortier (aide-maçon), et Chanaam et Nembroth (bâtisseurs):

Casse Tuilleau

Pille Mortier, Cul Esventé,
Est ja vostre tasche acomplye?

Cul Esventé

Ma bouteille n'est point remplie
De gourde pie, a ce matin.

Pille Mortier

Trois jours a que ne beuz de vin,
Par faulte d'avoir ung vesseau... (v. 6613-18)

Cul Esventé

Nous ne besongnons point par fainctes.
Car vecy charpentiers, maçons,

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Couvreurs de diverses façons,
Qui nous congnoissons au mestier.
Et puis vecy Pille Mortier,
Qui de nous servir sçait l'usage.

Pille Mortier

Jamais nul homme, s'il est saige, A servir maçons n'entreprenne; Toutefois, advienne que advienne, Je suis en leur subjection... (v. 6635-44)

Pille Mortier

C'est une droicte dyablerie
Que servir maçons au jourd'uy... (v. 6716-17)

17)

Chanaam

II n'y a point ouvriers meilleurs Au monde que sont noz ouvriers, Car ilz besongnent voulentiers, Incessament, en cest affaire.

Nembroth

Aussi en ont ilz bon salaire
Et l'amour d'entre nous trestous... (v. 6739-44)

Gaste Boys

Pille Mortier !

Pille Mortier

Hau?

Gaste Boys

Es tu prest?

Pille Mortier

Ouy, de vous bailler a boyre... (v. 6815-16)

Comme on le voit, nos deux 'allusions topiques' (relevées ici par la mise en italiques) sont bien représentées dans ces cinq petits extraits d'une scène de théâtre de caractère bien populaire': maçons', 'servir à boire'. - Notons, entre parenthèses, et à l'adresse du traducteur danois des vers 253-254 du Testament ('salaire des maçons'), la remarque faite par Nembroth sur le "bon salaire" (vers 6739) qu'ont ses ouvriers; mais, évidemment, il est du patronat...

Notons enfin que le théâtre du XVe siècle était un fait éminemment populaire et social: le 'peuple' n'assistait pas seulement aux spectacles, il y participait activement aussi - comme acteurs, ouvriers de scène, etc. Activités souvent épuisantes et qui altéraient facilement: témoin les notices d'achats copieux de bière et de vin qui figurent dans les comptes de représentations conservés. - Le théâtre, donc, est une source à laquelle on peut faire confiance pour l'étude de traditions populaires, comme celles dont il est question ici.

Passons maintenant à notre autre source populaire: les gravures sur bois des incunables.

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Livre des prouffitz champestres, frontispice. - Photo: Bibl. roy. de Copenhague. D'après André Blum: Les origines du livre à gravures en France, Paris 1928, planche VII.

Soulignons dès l'abord qu'il est sans aucune importance que ces gravures soient postérieures au Testament de Villon d'une vingtaine d'années: le Testament étant de 1461-62 et le premierlivre français à gravures de 1484. On sait bien que les premiers imprimeurs suivaient de très près le modèle des 'códices' - et pour le 'contenu': on imprimait, naturellement, les manuscritsexistants (comme le Testament (en 1489), ou comme l'ouvrage de Pierre Crescens (1486) dont nous reproduisons ici le frontispice) - et pour la 'forme': typographie, mise en page, illustrations, reliure.

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N'oublions pas non plus la ténacité des traditions populaires: pour ces traditions, on peut
tout aussi bien faire appel au témoignage des gravures 'traditionnelles' qu'à celui des textes
dramatiques.

Nous avons rappelé déjà la quantité énorme de gravures représentant le motif 'chantier de construction'. Ces gravures suivent, plus ou moins, un même schéma iconographique; et elles ont été employées pour illustrer, sans discrimination, les faits les plus divers (voir plus haut). La seule distinction possible concernerait le degré d'élaboration, depuis les gravures assez gauches des ouvrages 'modestes' (du type du Fasciculus temporum, de Werner Rolewinck), jusqu'aux ouvrages plus 'ambitieux' (du type de La Mer des histoires, impr. Pierre le Rouge)lo.

Aussi ne reproduisons-nous ici qu'une de ces gravures: le frontispice du Livre des prou ffitz champestres (impr. Jean Bonhomme, Paris 1486), traduction française de Petrus de Crescentiis (Pierre de Crescens) Opus ruralium commodorum — en ajoutant que les mêmes données iconographiques se retrouvent, par exemple, dans: Rudimentum novitiorum (Lûbeck 1475, fol. 56v° "Tour de Babel"), La Mer des histoires (Paris 1488, vol. I fol. 107r° "Ville des Scythes").

Le schéma iconographique est bien simple, et n'appelle que peu de commentaires: Sur le devant, à droite, un prince et son ministre qui sont venus visiter le chantier, au second plan, à gauche, un tailleur de pierre; au fond, à gauche, un maçon qui est 'servi' par un aide-maçon, à côté de qui on voit un broc et une cruche à vin.

Illustration parfaite de l'allusion topique des vers 253-254 du Testament.

Un commentaire en plus, pourtant: il est bien connu que les artistes du Moyen Age avaient 'l'horreur du vide' — et que les matériaux étaient coûteux (mur, parchemin): il fallait bien utiliser à fond la surface disponible... - La persistance du motif 'broc et cruche à vin' sur les gravures qui représentent des chantiers montre cependant bien qu'il ne s'agit pas ici d'un simple 'remplissage'. La gravure citée de La Mer des histoires met d'ailleurs bien en évidence qu'on se servait, sur les chantiers, de ces ustensiles: on voit là un ouvrier qui boit goulûment à une cruche.

Les gravures des incunables sont des illustrations de textes auxquelles nous avons renvoyé ici
pour 'illustrer' le texte de Villon; son texte renvoie d'ailleurs lui-même, dans la "Ballade
pour prier Nostre Dame", à une autre source iconographique:

Femme je suis povrette et anrîenne, Qui riens ne sçay; oncques lettre ne lus. Au moustier voy dont suis paroisienne Paradis paint, ou sont harpes et lus, Et ung enfer ou dampnez sont boullus: L'ung me fait paour, l'autre joye et liesse... {Test. v. 893-98)

C'est-à-dire les peintures murales et les vitraux des chapelles et églises, 'illustrant' l'Écriture
sainte pour les fidèles qui - comme la mère de Villon — ne savaient pas lire.

Je ne saurais dire si la beuverie des maçons a constitué un motif récurrent dans les fresque? que Villon a pu contempler de son vivant, mais si nous nous tournons vers celles des églises Scandinaves - églises qui sont justement célèbres et pour la quantité et pour la qualité de leurs peintures murales - nous verrons que les exemples de ce motif sont assez nombreux.

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Depuis Emile Male ,on 'lit' couramment, en iconographie, ces fresques à l'aide des ouvrages dévots populaires du Moyen Age: la Biblia pauperum, la Legenda aurea (pour les saints et saintes), etc.; mais il est bien possible aussi de 'lire' en sens inverse: expliquer les 'allusions topiques' des textes (littéraires) par les fresques - comme on vient de le faire par l'examen de quelques gravures sur bois . Rappelons, ici, l'influence mutuelle de ces deux genres de sources iconographiques: les peintres travaillant d'après des gravures, les graveurs s'inspirant des fresques 13.

On connaît la richesse 'humaine' de la peinture murale de nos églises Scandinaves: les fresques abondent en petites scènes de la vie de tous les jours. Pour ne pas trop alourdir notre exposé, nous ne citerons que deux exemples: un exemple danois et un exemple suédois - ou, plutôt, deux exemples danois: l'église suédoise en question étant située en Scanie, pays danois à l'époque:

Dans l'église de Vordingborg - ville située au sud de l'île de Seeland - se trouve une fresque (d'env. 1465) qui représente, en caricature, un maçon portant une cruche à la bouche. A côté de lui, un peintre a écrit sur le mur: "jeppe murer" ('Jacques le maçon'). - Pour une description détaillée, voir: Niels M. Saxtorph: Danmarks kalkmalerier ('Les peintures murales (des églises) au Danemark'), Copenhague 1986, p. 144-45 . Pour une reproduction photographique de ce "Jeppe", voir: Gérard Franceschi-oystein Hjort: Kalkmalerier fra danske landsbykirker ('Peintures murales dans les églises rurales du Danemark'), Copenhague 1969, p. 92 (avec légende p. 36).

Dans leur joli petit ouvrage, Mellan himmel och helvete ('Entre ciel et enfer'), Halmstad 1970, sur les fresques des églises suédoises, Bengt G. Ssderberg et Sôren Hallgren citent l'exemple (p. 86-87) - avec illustration - d'une fresque (fin du XVe siècle) de l'église du village de Brunnby en Scanie (sur le promontoire de Kullen). On voit là un chantier avec deux ouvriers (aide-maçons) qui montent sur une échelle, portant entre eux un 'brancard' à tuiles; on ne voit cependant pas de tuiles sur ce brancard où trône par contre un gros broc de bière. Les auteurs commentent ainsi ce phénomène: 'il paraît qu'on a de tout temps associé maçon et bière". - Pour une autre fresque suédoise représentant un sujet semblable, 'ouvrier et bière', voir ibid. p. 84: fresque de 1451-52, église de Vendei, en Uppland, au nord de Stockholm.

Ainsi, le témoignage des gravures sur bois françaises (et allemandes) révélant la fréquence de la tradition populaire n° 2, les maçons buveurs, se trouve confirmé par ia présence du même motif dans les fresques des églises Scandinaves: le thème, apparcrncnt, n'est pas seulement 'de tout temps' (Soderberg-Hallgren), mais aussi 'de tous lieux'.

Nous avons vu que la plaisanterie typiquement villonesque des vers 253-254 du Testament présuppose l'existence de deux traditions populaires: 1. 'métier pénible des aide-maçons' et 2. 'beuverie des maçons'. L'interprétation de la plaisanterie de Villon se dégage aisément par une lecture tant soit peu attentive du texte et de son contexte immédiat.

Pourtant, les critiques se sont mépris sur ce sens évident. Par conséquent, ils ont été amenés à n'établir l'existence, en dehors de Villon, que de la tradition n° 1. En quoi ils ont si bien réussi que leurs louables efforts ont induit en erreur notre traducteur danois du Testament.

Nous avons cité, au début de notre exposé, Mme Kewley Draskau, qui a rappelé, dans sa
thèse récente, les difficultés inhérentes à la traduction de la poésie ancienne. KD signale notammentles
difficultés que présentent les 'allusions topiques', en soulignant que pour bien

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saisir ces allusions il faut que le traducteur, et le critique, soient en pleine possession de toute
information disponible.

Dans le présent article, nous avons justement cherché à compléter cette 'information disponible': Pour rendre plus accessible l'interprétation d'une allusion topique particulière, la tradition populaire n° 2 'beuverie des maçons', nous avons renvoyé à deux 'sources populaires', qui ont été ignorées par les critiques: le théâtre et les gravures sur bois (ainsi que les fresques des églises Scandinaves). Par le témoignage de ces sources, nous avons pu établir la récurrence de cette tradition n° 2 que présupposait aussi la plaisanterie de Villon: notre interprétation immédiate des vers 253-254 du Testament se trouve ainsi confirmée par des faits 'extra-textuels'.

Notre examen des sources dramatiques et iconographiques du XVe siècle n'a porté ici que sur un problème particulier: la tradition des maçons buveurs. Il est pourtant bien probable que d'autres études de ces sources, sur d'autres problèmes, sauraient enrichir nos connaissances sur les traditions populaires de la fin du Moyen Age, et, partant, sur un aspect du background' du Testament de Villon. - Comme il serait assez difficile pour un individu, critique ou traducteur, de réaliser les conditions idéales posées par Mme Kewley Draskau — 'pleine possession de toute information disponible' — on envisagerait volontiers que les résultats de cette sorte d'étude soient réunis dans un répertoire de thèmes, un catalogue comme celui qui est établi, par exemple, pour les fresques des églises du Danemark .

Enfin, par notre étude de l'allusion topique des vers 253-254 du Testament, nous avons voulu souligner la précision de la manière humoriste et satirique de Villon; il est toujours concret, et il faut Lire son texte avec attention: un seul moment d'inadvertance, une seule méprise sur une allusion banale, suffisent à fausser notre interprétation de son Testament.

Copenhague



Notes

1. On notera bien la date de la parution de cette traduction.

2. La forme: J. S. se sert de la traditionnelle mesure danoise à quatre accentuations qui rend assez bien le rythme de l'octosyllabe du Testament.

3. Une traduction danoise plus adéquate que celle de J. S. pourrait être: 'De ligner ej vor murersvend/ som er sa droj og at betjene'.

4. Mme Kewley Draskau cite, dans sa thèse, l'exemple d'un autre traducteur de Villon (G. Atkinson: The Works of François Villon, London 1930), qui "may hâve been led astray by Thuasne" (op. cit. p. 188-89).

5. Le thème de 'la beuverie aux chantiers' se retrouve au XIIIe siècle déjà: Dans sa Vie de Saint Martin de Tours (début du XIIIe, éd. W. Sôderhjelm 1899), Jean Gatineau raconte l'anecdote d'un ouvrier qu'on a fait tant boire qu'il est tombé des voûtes - mais, grâce à St. Martin, il en a été quitte pour une jambe brisée (vers 9657-64).

6. J. Morawski: Proverbes français antérieurs au XVe siècle, CFMA n° 47, Paris 1925. Le Roux de Lincy: Le livre des proverbes français I-11, Paris 1859^.

7. 'Ce n'est pas de gros vin ordinaire dont a été remplie ma bouteille ce matin'.

8. Voir G. Cohen: Le livre de conduite du régisseur et le compte des dépenses pour le Mystère de la Passion joué à Mons en 1501, Strasbourg 1925: pp. LXXIII-VI et 539, 558, 559, 565, etc.

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9. Pour le thème de 'chantier de construction' dans les manuscrits à peintures, voir p. ex.: H. Martin: Lv miniature française du XIIIe au XVe siècle, Paris 1923: planches 52, 55, 76. K. G. Péris: Jean bouquet, London 1940: fig. 107 (p. 129), planche XIII (p. 200/201), fig. 252 (p. 227). Pour une discussion récente du 'passage' du codex à l'incunable, voir p. ex.: From Script to Book: A Symposium, edd. H. Bekker-Nielsen, M. Borch, B. A. Serenscn. Odense University 1986.

10. On a choisi ici le Fasciculus et la Mer comme représentants des deux 'types' d'ouvrages populaires, parce que c'était des 'best-sellers' de l'époque: donc 'représentatifs'.

11. Km ile Male: L'art religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur l'iconographie du moyen âge et sur ses sources d'inspiration, Paris 1898 - et ses études ultérieures: sur la fin du moyen âge (1908), sur le XIIe siècle (1922).

12. Pour d'autres études semblables, voir p. ex.: Medieval ¡conography and Narrative: A Symposium, edd. F. G. Andersen et al., Odense University 1980.

13. Cf. N. W. Saxtorph, op. cit. p. 162.

14. Pour d'autres exemples de fresques représentant le/les thèmes d"ouvrier' et/ou de 'chantier', voir op. cit. p. 67, 85, 115.

15. Le texte suédois porte dans l'original: "...murning och ôldrickning tycks ha hort ihop i alla tider" (p. 87). Pour une autre description, avec illustration, de la fresque de Brunnby, voir: Knud Banning: Kalkmalerierne i Skánes, Hallands og Blekinges Kirker 1100-1600 ('Les fresques des églises de Scanie, Halland et Blekinge'), Copenhague 1985, p. 101-4. Cette description ne commente pourtant pas notre thème particulier.

16. "Kalkmaleriregistranten" ('Répertoire de la peinture murale'. Musée national du Danemark, Copenhague, et Institut pour l'histoire de l'église, Université de Copenhague).