Revue Romane, Bind 33 (1998) 2Juliette Frølich : Des hommes, des femmes et des choses. Langages de l'Objet dans le roman de Balzac à Proust. Coll. Essais et savoirs, Presses Universitaires de Vincennes, 1997. 166 p., 12 illustrations.Kirsten Lund Hansen Side 320
L'aimable flou syntaxique du titre en couverture Des hommes, des femmes et des choses laisse le champ ouvert à un balayage de l'ensemble, des actants matériels possibles ou au contraire à un choix plus ou moins éclectique d'un certain nombre de personnages et d'objets focalisés. A la page de garde, le sous-titre Langages de l'Objet dans le roman de Balzac à Proust précise cependant le champ des investigations, qui comporte, en fin de compte, le «roman de Balzac, de Flaubert et Side 321
de Proust...» (p. 7). En cours de route, l'auteur décide même de se limiter à parler du «roman parisien» (p. 30), mais on verra heureusement surgir, dans les extraits tirés de Proust par exemple, non seulement Balbec mais aussi l'épisode hôtelier dans l'ancien château du côté de Saumur (p. 112-113) ainsi que des passages nivernais chez Flaubert (p. 74). Ceci pour dire que tout cela fait assez kitsch- ce qui, après tout, correspond peut-être à un parti pris stylistique de Juliette Frolich, qui insiste beaucoup sur le côté kitsch chez «l'homme privé au XIXe siècle». La lecture du livre est quelque peu entravée par une très grande fragmentation en sous-chapitres (21 subdivisions, pour être exact), tous ornés de titres parfois poétiques et souvent énigmatiques - le tout à grand renfort de notes très étoffées comportant citations et références bibliographiques : au total 278 notes (15 pages) - ce qui est considérable pour 70 pages de texte. J. Frolich n'oublie apparemment ni la moindre ni les plus importantes de ses sources d'inspiration, auxquelles elle se réfère abondamment, de Walter Benjamin à Kundera, de G. Poulet à Claude Duchet, de Starobinski à J.-P. Richard, de Nietzsche à Michel Butor. Les douze illustrations insérées risquent de décevoir un peu : les deux seules à se référer explicitement au texte sont des reproductions en noir et blanc de deux natures mortes de Chardin qui ont servi de sujet d'excercice de 'transcription' à Proust pendant ses années d'apprentissage. Les dix autres illustrations sont des estampes provenant de catalogues des expositions universelles à Paris en 1851 et en 1867, à Londres en 1862, et leur qualité est irréprochable. Dans le désordre on y voit : «canapé de tappisserie {sic) Beauvais», «lit», 2 «lustres» - l'un au gaz, l'autre en cristal - 2 «bronzes et objets argentés à ornements divers» (en fait, pendule et chandeliers pour l'un, service oriental pour l'autre), «surtout de table avec jardinière en argent», «table de travail pour femme», «miroir et table de toilette», «miroir et paravents». Curiosités kitsch, soit - mais qui ne nous renseignent qu'indirectement sur les Langages de l'Objet dans le roman de Balzac à Proust, dans la mesure où on ne trouve pas d'analyse de ces objets, qui ne sont là, nous dit J. Frolich, que pour exposer «le délire Objet» (p. 8). Mais le lévrier de Madame Swann? Quoiqu'on n'en parle pas, il devrait logiquement, selon les catégories du titre, se trouver relégué dans celle des accessoires vestimentaires comme les parasols ou les bouquets de fleurs, prolongeant les intérieurs très étudiés de cette reine du cortège des personnages meublés, caractérisés depuis Balzac par leurs objets et même par leurs demeures dont l'architecture - et cela jusqu'au Bois de Boulogne - constitue un prolongement 'vestimentaire' de leur paysage mental. Heureusement, à l'image de Madame Swann flânant dans le Bois de Boulogne comme dans son jardin privé en y admirant les végétations rares et exotiques, Juliette Fralich invite son lecteur à la rejoindre dans sa promenade et à se délecter avec elle en dégustant un certain nombre de ses anciennes amours revisitées parmi des textes de ses romanciers favoris du XIXe siècle et du début du nôtre. Et bien que le lecteur ne soit à aucun moment convié à se pencher sur des textes culinaires dans ce florilège d'extraits de ses hôtes romanciers, la plupart d'entre eux sont présentés avec une gourmandise telle qu'on a la sensation d'en humer les parfums, d'en flatter la matière Side 322
succulente sous
son palais, d'en caresser leur moelleuse texture, tant
ils sont L'essai comporte, encadrées par l'avant-propos et trois 'en-guise-de-condusion', deux perspectives principales intitulées respectivement «1. Pour une anthropologie de l'Objet dans le roman» et «2. Pour une poétique de l'Objet dans le roman». C'est dans cette dernière partie que se trouve «L'écriture nature morte/Proust élève de Chardin» qui, avec les sous-titres «L'utile leçon de Chardin, reçue autrefois» suivi de «Poésie d'un buffet, poétique d'un poisson» et «La chambre de tante Léonie ou de la magie du rendu», achève l'enquête et qui constitue ce que personnellement j'ai trouvé de plus intéressant dans cet essai : pour montrer a quel point l'6criture proustienne se g6nere, se module et se fa^onne en tant qu'ecriture 'nature morte', relisons de pres la mise en recit de deux des tableaux de Chardin particulierement celebres, Le Buffet et La Raie. (...) Discours pour commencer mime'tique (...) «a la maniere de Chardin»; discours qui, au cours de sa patiente exploration de l'espace des natures mortes, lentement se de'couvrira, se constituera en ecriture «sur le mode de Chardin» : ecriture nature morte souverainement po6tique et proustienne. (p. 145) Par des exemples choisis dans A l'Ombre... (p. 157-158), Juliette Frolich nous amène à découvrir comment des scories de ces deux textes du Chardin se sont métamorphosées en perles du plus pur orient dans La Recherche. De même, elle a retrouvé un autre passage dans le Chardin de Proust (p. 156-157) qui prélude à la tendre sensualité descriptive tout imprégnée des reflets de lumière et des diverses odeurs de la chambre de tante Léonie (p. 158). Ces exemples répondent pleinement à la promesse du titre de la seconde partie de cet ouvrage, à savoir «Pour une poétique de l'Objet dans le roman» et montrent en même temps que l'écriture ne devient pas par nature et nécessairement kitsch «clichés, (...) emphase, (...) mauvais goût, (...) toc» (p. 54) quand elle entreprend de décrire ou transcrire un ensemble d'objets même hétéroclites. Université
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