Revue Romane, Bind 33 (1998) 2

Martine Temple : Pour une sémantique des mots construits. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 1996. 373 p.

Harald Ulland

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A-t-on besoin, pour les mots construits, d'une sémantique particulière, qui se
distingue de la sémantique des mots non construits ou de la sémantique tout court?
Voilà le problème traité par Martine Temple dans cet ouvrage, qui est une version

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légèrement remaniée de sa thèse, soutenue à l'Université de Lille 111 en 1993. Après un examen assez détaillé du traitement sémantique des mots construits dans les dictionnaires traditionnels {chapitre 1), dans les théories de sémantique lexicale (chapitre 2) ainsi que dans les modèles de morphologie dérivationnelle (chapitre 3), l'auteur arrive à la conclusion que seul un modèle de morphologie dérivationnelle associative peut donner un traitement adéquat du sens et de la référence des mots construits (chapitre 4). Ce modèle, qui est celui de Danielle Corbin, est ensuite testé par des études de cas (chapitre 5). L'ouvrage comporte également quatre annexes (environ 60 pages) et se termine par une bibliographie, un index des notions, un index des auteurs et un cahier des illustrations.

En lisant le titre de l'ouvrage, on s'attend à ce qu'un problème fondamental soit traité dans les toutes premières pages : comment interpréter le terme «mot construit»? Or, le terme n'est pas défini, ni dans le texte, ni dans l'index des notions, ce qui pose certaines difficultés auxquelles je reviendrai.

Dans le premier chapitre, l'auteur fait une répartition des dictionnaires de langue en «deux groupes principaux selon qu'ils se présentent comme des applications d'une théorie linguistique précise ou non» (p. 25) : on a donc les dictionnaires traditionnels et les dictionnaires se réclamant d'une théorie linguistique, ce dernier groupe étant réparti en deux sous-groupes (dictionnaires «d'inspiration théorique» et dictionnaires théoriques) selon qu'ils demeurent des ouvrages de consultation courante ou non. La visite des définitions lexicographiques que fait l'auteur dans le premier chapitre se limite à celle des dictionnaires traditionnels, puisque pour les dictionnaires théoriques «il ne pourrait être question de prendre la mesure de la pertinence des représentations du sens (...) sans considérer les théories qu'elles reflètent» (p. 29). Pourtant, dans l'annexe I, on trouve un examen des procédures particulières de définition des mots construits dans les dictionnaires d'inspiration théorique. Cet examen aurait pu faire partie du premier chapitre plutôt que d'être placé en annexe.

Comme représentants des dictionnaires traditionnels, l'auteur a choisi le Grand Robert de la langue française (GRLF), le Trésor de la langue française (TLF) et le Grand Larousse de la langue française (GLLF), en commentant la définition du mot chinoiserie que donne chacun de ces trois dictionnaires. Il s'agit d'un mot qui sera par ailleurs (comme indiqué déjà dans la présentation de l'ouvrage) un fil d'Ariane qui réunira les quatre premiers chapitres. L'auteur montre de manière convaincante que le sens de chinoiserie n'est pas défini par les paraphrases des dictionnaires. Ensuite, à l'aide de l'illustration que représentent les mots d'activité construits par le suffixe -erie {dentisterie, oisellerie, saboterie et autres), elle montre que «l'on ne représente pas nécessairement la catégorie référentielle associée à un mot construit ni, a fortiori, le sens de ce mot, en caractérisant les choses qu'il dénomme, c'est-àdiredes catégories extralinguistiques» (p. 47). L'auteur examine brièvement aussi les procédés définitoires non paraphrastiques (qu'elle baptise «procédures définitoires paraparaphrastiques»), avant de constater (avec A. Wierzbicka par ailleurs) l'échec des descriptions lexicographiques traditionnelles face à une représentation adéquate du sens des mots construits. Pourtant, cet échec ne doit pas nécessairement nous

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conduire à critiquer les dictionnaires traditionnels, puisque ceux-ci ont une vocation
didactique plutôt que théorique; mais si on veut une représentation correcte du sens
des mots construits, il faut chercher ailleurs.

C'est cette recherche qui se poursuit dans le chapitre 11, consacré aux théories de sémantique lexicale. Les théories examinées sont (a) la sémantique des conditions nécessaires et suffisantes, (b) la sémantique du stéréotype (H. Putnam), (c) les sémantiques du prototype (E. Rosch) et (d) la sémantique conceptuelle (A. Wierzbicka). Sont évoqués aussi, mais de manière très sommaire, deux autres types de sémantiques lexicales (les grammaires catégorielles et la représentation du sens lexical en Intelligence Artificielle). Bien que présentant des différences importantes, les théories examinées partagent, selon l'auteur, au moins une propriété : «celle d'escamoter la particularité de la construction du sens des mots construits» (note 45, p. 95).

Après avoir constaté l'insuffisance des théories de sémantique lexicale, qui ne prennent pas en compte de manière adéquate la relation entre d'une part le sens et le comportement référentiel des mots construits et d'autre part la structure morphologique de ces mots, M. Temple procède, dans le chapitre 111, à un examen des modèles de morphologie dérivationnelle. Les deux courants qui s'opposent dans ce domaine ne présentent pas le même degré d'intérêt. Chez les «dissociativistes», le modèle de R. Beard est le seul à avoir pris en compte l'aspect sémantique des mots construits. Par conséquent, il est le seul à être présenté par M. Temple, alors que sont examinés quatre modèles de morphologie dérivationnelle associative, c'est-à-dire selon la définition de l'auteur, des modèles dans lesquels «les règles dérivationnelles élaborent conjointement la structure et le sens des mots construits» (p. 97) : celui de Halle (1973), celui d'Aronoff (1976), celui de Dell (1970) et celui de D. Corbin (1987 et 1991). Les trois premiers ne réussissent pas à définir adéquatement les mots construits, alors qu'avec le modèle de D. Corbin on voit s'ouvrir des perspectives nouvelles par l'attention portée à une analyse plus précise du sens de ces mots. Vu la date d'apparition de ce modèle, on ne doit pas s'étonner, à mon avis, de sa suprématie par rapport aux autres modèles, qui datent des années soixante-dix; mais ce qui rend les travaux de D. Corbin particulièrement prometteurs, c'est la mise en forme lexicographique accompagnant l'élaboration du modèle, sous forme d'un dictionnaire expérimental : le Dictionnaire dérivationnel du français.

Le chapitre IV consiste en un examen plus détaillé des principes théoriques définis dans le modèle de D. Corbin, le but étant de voir si l'application de ces principes «pourrait satisfaire les exigences particulières que pose le traitement sémantique des mots construits, face auxquelles les théories de sémantique lexicale sont démunies» (p. 141). Cet examen est surtout basé sur une étude du mot chinoiserie. On est en face d'un enchaînement de processus réguliers en ce qui concerne

(i) le sens dérivationnellement construit de l'adjectif chinois (à partir de Chine),
(ii) le sens dérivationnellement construit du nom de propriété(s) chinoiserie (à
partir de chinois), et

(iii) le sens sémantiquement construit du nom chinoiserie par l'application de la
règle sémantique de méronymie sur son sens dérivationnellement construit.

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C'est grâce à cette règle de méronymie que l'on peut «dénommer un objet chinoiserie s'il présente ou des propriétés prototypiques des objets de Chine ou de la complication (ou de la bizarrerie)» (p. 206). Ce qui peut paraître bizarre (!), c'est qu'après la présentation de cette règle sémantique et la représentation sémantique à laquelle elle aboutit, l'auteur fait un retour en arrière en essayant de vérifier le bienfondé de la règle à l'aide d'une comparaison avec les paraphrases lexicographiques. Mais cette comparaison fait ressortir le fait que la représentation sémantique présentée délimite de manière plus précise l'extension de la catégorie des chinoiseries que ne le font les définitions lexicographiques, et on voit ainsi la supériorité référentielle de la représentation sémantique par rapport à ces définitions, qui ne permettent pas d'opérer une distinction entre les objets d'art de Chine qui sont nommables chinoiseries et ceux qui ne le sont pas.

Le chapitre V se compose de trois études de cas. Une analyse morpho-sémantique de viennoiserie montre d'abord comment le modèle de D. Corbin permet de rendre compte de l'usage des mots construits. L'analyse d'espagnolade fait ressortir la dimension proprement linguistique de la constitution du sens lexical. Le cas illustré par ébéniste montre qu'une analyse des mots construits dans un cadre dérivationnel associatif permet de discerner des contraintes pesant sur la dénomination. Selon M. Temple, la dénomination ébéniste peut être comprise comme «le maillon ultime d'une chaîne de nécessités à la fois historico-culturelles et linguistiques» (p. 258). La preuve qu'elle donne pour le montrer, bien que très détaillée, ne me paraît pourtant pas entièrement convaincante.

La conclusion de l'ouvrage souligne la nécessité de distinguer trois notions : le sens d'un mot construit, la catégorie référentielle associée à un mot construit par son sens et les catégories extralinguistiques dénommées par un mot construit. Ces trois notions ne s'enchaînent que dans un ordre bien déterminé : la définition du sens lexical doit se diriger vers la définition de catégories extralinguistiques, alors qu'essayer de découvrir le sens d'un mot construit à partir des catégories extralinguistiques étiquetées par ce mot serait une impasse. Or, c'est là justement le chemin que nous invite à suivre les lexicographes, qui construisent des définitions de «chose-nommée». En ce qui concerne «les chemins des sémanticiens», c'est surtout le fait de ne pas voir que des mots morphologiquement semblables ont un comportement référentiel semblable qui induit à faire fausse route. La nécessité de distinguer deux types de règles servant à établir le sens des mots construits, les règles dérivationnelles et les règles sémantiques, est également soulignée dans la conclusion.

J'ai déjà signalé le contenu de l'annexe I. Les trois autres annexes contiennent respectivement une présentation fonctionnelle du modèle de morphologie dérivationnelle de D. Corbin, une étude sur les noms de propriété en -erie attestés dans le GRLF et la maquette d'un extrait de l'entrée Chine dans le Dictionnaire Dérivationnel du Français. Beaucoup d'aspects différents concernant la sémantique des mots construits sont donc abordés dans cet ouvrage, mais comme je l'ai déjà constaté, on ne trouve pas vraiment une définition de la notion de mot construit, ce qui est regrettable, puisque, pour la plupart des linguistes, l'interprétation de cette notion comprend les mots composés aussi bien que les mots dérivés, alors que M.

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Temple ne traite que les mots dérivés, et à l'intérieur de cette catégorie elle exclut pratiquement les mots préfixés pour se concentrer uniquement sur les mots formés par suffixation. Ainsi, on peut se demander si le titre de cet ouvrage ne devrait pas être plutôt «Pour une sémantique des mots suffixes», bien qu'il soit possible, certes, d'appliquer bon nombre des observations concernant les mots suffixes aux autres catégories de mots construits. Les analyses minutieuses de certains items lexicaux étayent de manière solide la voie théorique proposée pour parvenir à une représentation sémantique et référentielle adéquate, mais on peut regretter l'absence d'un index des mots analysés qui aurait pu constituer une aide au lecteur. Bien que le texte de M. Temple soit caractérisé par une précision et une exactitude exemplaires, on trouve certains passages à phrases très longues, ce qui augmente considérablement la «complexité de lecture». Les notes aussi sont, à mon avis, parfois trop élaborées. Il n'en reste pas moins que l'impression générale nous aboutit à la conclusion que les perspectives ouvertes par cet ouvrage doivent intéresser tout linguiste ayant pour spécialité la sémantique, la référence ou la morphologie dérivationnelle.

Université de Bergen