Revue Romane, Bind 33 (1998) 2

Eva Havu : De l'emploi du subjonctif passé. Academia Scientiarum Fennica, Helsinki, 1996. 240 p.

Lilian Stage

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Le système temporel du subjonctif a toujours été plus pauvre morphologiquement parlant que celui de l'indicatif. C'est un système relatif dont l'ancrage dans le temps se fait - en partie au moins - par son insertion dans un contexte passé, présent ou futur. Dans la nouvelle édition de 1993, Grevisse fait état de deux systèmes : le système de la langue parlée et le système de la langue écrite. Dans le système écrit, l'imparfait du subjonctif et le plus-que-parfait sont encore employés, bien que de plus en plus rarement et presque uniquement à la troisième personne du singulier. Dans la langue parlée, par contre, il n'y a que deux formes (ou trois si l'on tient compte également du passé surcomposé). Riegei et al., dans leur Grammaire méthodique, considèrent que «dans le français courant, le subjonctif comporte deux temps seulement : le présent et le passé» (p. 321). Les linguistes se sont souvent penchés sur l'imparfait du subjonctif, certains pour annoncer sa mort prochaine, d'autres pour soutenir qu'il est toujours bien vivant dans la langue écrite. C'est un fait que cette forme verbale, qui n'est plus utilisée dans la langue parlée depuis longtemps, est également affaiblie dans la langue écrite - sans être tout à fait morte, ce que montrent les statistiques de Barrai et de Lindquist citées par Havu (p. 58). Certes, ces statistiques datent déjà un peu, mais un fait est certain : l'imparfait du subjonctif n'est pas encore décédé, ni dans la langue littéraire, ni dans la langue de la presse écrite ni d'ailleurs dans les langues de spécialité. Qu'il soit appelé à disparaître tout à fait de la langue française à plus longue échéance, personne n'aurait l'idée de le contester. Mais entre-temps, il y a deux systèmes en vigueur dans la langue écrite.

La «disparition» de l'imparfait du subjonctif, dans le français courant, aurait-elle fait du subjonctif un système bancal? Dans le système intégral, l'imparfait du subjonctif exprime selon Grevisse § 869 «un fait qui est simultané ou postérieur par rapport au verbe principal» et selon Riegei et al., «l'imparfait indique un procès simultané ou postérieur au fait exprimé par le verbe principal». Comment s'expriment, dans le système «incomplet», ces deux valeurs? Le présent du subjonctif estil le seul à pouvoir exprimer les valeurs de l'imparfait du subjonctif après un verbe au passé, comme l'affirment souvent les manuels? Ou est-ce que le subjonctif passé peut parfois occuper «la chaise vacante» de l'imparfait du subjonctif en assumant certaines de ses fonctions? Voilà la question à laquelle se propose de répondre l'auteur de la présente thèse sur l'emploi du subjonctif passé.

Pour situer le problème soulevé dans le livre, l'auteur commence par un exposé
minutieux sur la concordance des temps aussi bien à l'indicatif qu'au subjonctif (p.
17-71). Le troisième chapitre est consacré à l'introduction des éléments linguistiques

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nécessaires à l'analyse des exemples (p. 72-90) et le quatrième à la présentation du corpus (p. 95-107). Dans le cinquième chapitre, l'auteur présente son analyse des exemples (p.IOB-178) et, après un bref chapitre apportant quelques reflexions sur l'emploi du subjonctif passé aux XVIIe, XVIIIe et XIX siècles (p. 179-204), nous voilà arrivés à la conclusion (p. 211-217). Les analyses et commentaires du cinquièmechapitre sont accompagnés d'un certain nombre de tableaux récapitulatifs. A la fin du livre, on trouve un répertoire utile de certains termes linguistiques.

Comme c'est l'emploi du subjonctif passé à la place de l'imparfait qui l'intéresse, l'auteur a choisi de limiter son étude à ces emplois : «L'objet de ce travail est d'étudier tous les cas ou le subjonctif passé n'a pas les fonctions temporelles d'un plus-queparfait du subjonctif. Il s'agit de son emploi dans les propositions introduites par un temps du passé où il est comparable à un imparfait, à un passé simple ou à un passé composé (aoristique ou résultatif) de l'indicatif (pour éviter de répéter cette explication très longue, nous parlerons désormais du subjonctif passé étudié [ici, dans ce travail])» (p. 15). Afin de pouvoir départager les emplois du subjonctif passé relevés dans le corpus, l'auteur a utilisé des paraphrases avec des temps à l'indicatif.

Après avoir longuement traité les plans de narration, les plans dénonciation, la concordance des temps, l'aspect, le mode d'action et la visée de la phrase, elle distingue - s'appuyant à cette fin sur la distinction entre les deux plans d'énonciation établie par Benveniste : récit et discours - entre deux systèmes au subjonctif : un système complet à cinq formes, employé dans le récit, et un système réduit à trois formes, employé dans le discours (p. 52). Comme le récit et le discours se mélangent souvent dans un même texte écrit, on trouve le système complet un peu partout, dans des textes que l'on caractérise parfois d'hétérogènes (p. 98).

Il a souvent été constaté que même dans des cas où le subjonctif serait pourtant obligatoire, le temps l'emporte sur le mode, amenant le locuteur à utiliser par exemple un imparfait de l'indicatif, un futur ou un conditionnel (cf. Julien Green : J'entends tous les jours bien que et quoique suivis de l'indicatif, cité par Togeby § 783). Le phénomène qui intéresse l'auteur de cette thèse est plutôt le cas inverse. Le locuteur qui tiendrait à garder le mode (le subjonctif) serait contraint, dans certaines conditions, à choisir une forme du subjonctif qui ancrerait nettement l'action verbale dans le passé, à savoir le subjonctif passé.

Pour vérifier son hypothèse, l'auteur a constitué un corpus d'énoncés au «subjonctif passé étudié». Elle a dépouillé des corpus informatisés (CU et ECI), un corpus littéraire sur microfiches (25 romans), des corpus oraux (CL et CJ) et des «romans et essais modernes écrits ou traduits en français». Ces derniers sont au nombre de 42, dont 15 traductions. Sur ces 15 traductions, 7 sont écrits par le même auteur et traduits par le même traducteur. Le dépouillement a donné 91 exemples en tout (p. 96-99), à peine deux exemples en moyenne par œuvre.

Le «subjonctif passé étudié» apparaît presque uniquement dans des textes de journaux (39 exemples), dans des textes historiques (21 exemples) et dans des traductions de romans (29 exemples) (p. 99-100). Les analyses montrent que si «le subjonctif passé étudié» est plutôt rare dans les complétives et les relatives, il est un peu plus fréquent dans les circonstancielles (67 sur 91 exemples), où il apparaît

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surtout dans les concessives. Cette dernière observation concorde avec le fait que l'imparfait de l'indicatif utilisé au lieu d'un temps du subjonctif est très courant justement dans les concessives introduites par bien que ou quoique. Le besoin de précision temporelle se fait apparemment souvent sentir dans ce type de subordonnées. Le résultat le plus intéressant de ces analyses, c'est l'absence du «subjonctif passé étudié» dans les corpus oraux. Si l'auteur avait relevé, dans ces corpus, autant d'exemples du «subjonctif passé étudié» que dans les journaux, l'on aurait pu se demander si un remodelage du système temporel du subjonctif dans le français courant était en train de s'opérer. Il est bien connu"que la langue littéraire est souvent en retard d'une évolution linguistique.

L'auteur conclut que l'emploi du subjonctif passé avec les valeurs de l'imparfait du subjonctif ne relève pas d'une «restructuration du système du subjonctif». Selon elle, il s'agit plutôt d'un «phénomène discursif» : là où on emploie le subjonctif passé avec la valeur de l'imparfait du subjonctif, il s'agirait d'un commentaire ou de l'intrusion de l'auteur. Interprétation ingénieuse, qui ne convainc pas totalement le lecteur vu le nombre restreint d'exemples à l'appui. Le petit nombre d'exemples aurait dû, à notre avis, inciter l'auteur à un peu plus de circonspection. Sur la base d'un corpus contenant uniquement des «subjonctifs passés étudiés», on n'est certainement pas fondé à conclure à une «tendance à éviter l'emploi du subjonctif lorsqu'il est nécessaire d'insister sur une précision temporelle» (p. 217). L'auteur se voit obligée de constater qu'elle n'a pas réussi à résoudre le problème pédagogique qu'elle a évoqué dans son introduction (les difficultés qu'éprouvent les étrangers quand ils apprennnent que l'imparfait du subjonctif n'est plus employé) puisqu'elle dit p. 217 : «Au lieu de réaliser un ancrage dans le passé à l'aide du subjonctif passé, les étrangers feraient (donc) mieux de recourir à d'autres constructions.» C'est un conseil un peu vague et un tantinet difficile à suivre. Si elle est amenée à se prononcer de façon aussi pessimiste sur l'ancrage temporel du subjonctif, c'est peut-être parce que la question a été mal posée. Une autre approche se serait certainement révélée plus fructueuse. Le subjonctif passé n'est pas près de prendre la «chaise» laissée vide par la disparition de l'imparfait du subjonctif puisque son emploi reste marginal. Nous pensons que l'hypothèse de la «bancalité» (du déséquilibre) ou d'une restructuration possible du système du subjonctif est un problème intéressant. Mais pour être capable de bien expliquer le fonctionnement du nouveau système qui s'est mis en place ou qui est en train de se mettre en place, il faudrait dépouiller un nombre plus élevé de romans et de journaux français et un corpus oral plus important. Et surtout, il faudrait poser la question autrement. Il faudrait étudier, dans des textes écrits au passé, toutes sortes de constructions appelant normalement un subjonctif, qu'elles soient suivies d'un subjonctif (présent ou passé) ou d'un indicatif (d'un imparfait de l'indicatif, d'un passé simple ou d'un passé composé aoristique ou résultatif). Quant aux concessives, il faudrait aussi prendre en considération tous les emplois de même si avec la valeur de bien que. Car on peut se demander si le succès de cette conjonction en français moderne, dans les concessives réelles, n'est pas dû, pour partie au moins, au fait qu'elle demande un indicatif et qu'elle permet donc l'emploi d'un imparfait de l'indicatif dans la subordonnée qu'elle introduit.

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Pour finir, nous aimerions soulever un problème méthodologique. Est-il légitime d'inclure des traductions dans des recherches portant sur des phénomènes monolingues? Il nous semble que la question est de taille. L'auteur ne s'est malheureusement pas posé cette question bien que ses propres observations eussent dû lui mettre la puce à l'oreille, par exemple le passage suivant : «II est très intéressant de constater que dans les romans écrits en français, l'emploi du «subjonctif passé étudié» est presque inexistant [c'est nous qui soulignons]. A sa place, on y trouve une forme simple ou bien la construction exigeant un subjonctif a été évitée. Pourquoi les traducteurs n'ont-ils pas la même stratégie ?» (p. 104). Par la suite, l'auteur explique l'emploi du «subjonctif passé étudié», employé dans les traductions, par les remarques suivantes :

- le traducteur est lie a la strategic du texte de depart, et il est oblige de faire des
concessions pour remplir certains criteres d'equivalence, en particulier l'aspiration
a un meme contenu semantique identique. Le style de la traduction peut en soufrrir.

- le traducteur tend a garder le meme plan temporel (passe) qu'il trouve dans le
roman d'origine, mSme dans les cas ou un auteur francais emploierait un present
historique.

- Le traducteur veut garder la construction de la phrase d'origine (le meme nombre de subordonnees, de constructions nominales ou infinitives, etc.) et doit avoir recours a des construction «lourdes» qui entralnent l'emploi d'un subjonctif, qu'il eviterait en ecrivant librement.

L'auteur fournit là de très bons arguments ou de très bonnes raisons de ne pas inclure des romans traduits dans des recherches linguistiques portant sur une langue. Et il faut dire que certains exemples relevés dans des romans traduits sont bizarres pour ne pas dire plus. Citons, à titre d'exemple, un énoncé commenté dans la conclusion et qui ressemble beaucoup aux traductions que lui ont rendues ses élèves :

Ces vetements n'etaient pas neufs /.../, et bien que la jupe riait ete que d'un vieux
tweed et que le pull-over ait ete marron, son admirable chevelure etait mise en
valeur (LPN, 246-247) = /.../
= /.../ et meme si sa jupe n'etait que d'un vieux tweed et si son pull-over etait
marron, son admirable chevelure etait mise en valeur (p. 213)

II nous semble que pour pouvoir se prononcer sur l'emploi du subjonctif passe avec la valeur d'un imparfait du subjonctif en francais, il faudrait se baser uniquement sur des oeuvres «authentiques», c'est-a-dire ecrites en francais. Et on peut - a juste titre - se demander si l'auteur, qui a ete amenee a constater que cet emploi du subjonctif passe est «presque inexistant» dans les romans ecrits en francais, s'est donne la possibilite de repondre a la bonne question qu'elle a posee au debut : comment exprimer le passe dans un systeme modal d'ou I'imparfait du subjonctif a disparu? Si ce «subjonctif passe etudie» n'est pas employe1 dans les romans francais, il semble pour le moins hasardeux de s'appuyer sur des romans traduits pour deTrnir un eventuel nouvel emploi (ses propres remarques a propos des traductions r<§sonnent encore dans nos oreilles).

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Seule une étude - basée sur des exemples authentiques - de toutes les formes verbales apparaissant après des expressions régissant normalement le subjonctif permettrait de fournir une réponse à l'intéressante question soulevée par l'auteur. Une telle étude montrerait, sans doute, que le système temporel du subjonctif a retrouvé un certain équilibre, quitte à devenir encore plus dépendant du contexte pour son ancrage dans le temps. Il en ressortirait certainement aussi que, si le besoin d'ancrer l'action verbale dans le passé se fait vraiment sentir, le locuteur a recours à l'imparfait de l'indicatif, mais peut-être aussi, plus rarement, au passé du subjonctif.

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague