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Revue Romane, Bind 33 (1998) 2Bengt Novén : Les mots et le corps. Etude des procès d'écriture dans l'œuvre de Tàhar Ben Jelloun. Studia Romanica Upsaliensia 53. Uppsala, 1996. 241 p.Vagn Outzen Side 322
En 1989 déjà, Bengt Novén a soutenu à Aix-Marseille I un mémoire de DEA Corps, espace, temps dans une écriture de la quête. Etude de l'œuvre de Tàhar Ben Jelloun, mémoire qu'il caractérise lui-même comme inspiré de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Repris et enrichis par de nouvelles approches et orientés surtout vers le procès d'écriture comme l'indique le sous-titre, ses travaux ont finalement abouti à une thèse soutenue à l'Université d'Upsal en 1996. C'est un
ouvrage dense et complexe que nous offre Bengt Novén
après sa longue Side 323
nombreuses
théories invoquées pour étayer le fondement de ses
réponses. C'est aussi D'abord à cause de l'aspect moderniste de son objet; Novén fait remarquer que l'œuvre fragmentée et morcelée entre difficilement dans les catégories génériques du roman, mais semble plutôt fonctionner sur leurs frontières. Ensuite à cause de son propre traitement des textes qu'il maîtrise en virtuose et embrasse comme un seul texte pour y puiser ses exemples selon les besoins de la démonstration. C'est un défaut qu'il a en commun avec beaucoup d'auteurs d'études thématiques, défaut qui délaisse quelque peu le lecteur non-spécialiste qui risque fort d'y perdre pied. Pédagogiquement on aurait aimé voir au moins un roman entier soumis à l'analyse complète. Enfin, la stratégie cumulative adoptée par Bengt Novén est aussi pour quelque chose dans cette lecture difficile. S'appuyant sur un assez grand nombre de théories empruntées à des domaines différentes qui sous-tendent les niveaux différenciés de son analyse, il fait tourner devant nous l'œuvre jellounienne pour en éclairer successivement les pans. Paraphrasant Stendhal on peut dire que Bengt Novén promène sa thèse le long de la voie royale de la théorisation française récente : Deleuze, Ricœur, Barthes, Derrida, Kristeva y figurent, pour ne citer qu'eux. Dans cet exercice d'érudition (comment éviter de dire de gymnastique suédoise?), il faut certes faire la part de l'institution thèse : en Suède, où tous les postes titulaires en français, sauf un, sont consacrés à la philologie et à la lingustique, le jury a dû se réjouir de voir un candidat, méthodologiquement si bien formé en science littéraire, se présenter pour la relève. N'oublions pas de mentionner aussi l'effort pédagogique manifeste de Novén pour synthétiser ses observations. La table des matières révèle la forte charpente de son travail, qu'accentue le retour des leitmotive et les résumés partiels qui marquent les points forts de l'orchestration. Venons-en aux enjeux de la thèse et aux grandes lignes de la réflexion de l'auteur. D'abord les réductions : Bengt Novén déclare d'emblée (p. 12) qu'il négligera un peu l'aspect sociologique qui a prédominé jusqu'ici les études sur la littérature maghrébine. Ses remarques sur la question se trouvent pour l'essentiel dans le chapitre 111 intitulé Témoigner. Ben Jelloun lui-même conçoit son travail d'écrivain dans l'optique du témoignage sur toute une réalité géopolitique, historique et sociale (p. 53); écrire pour lui, c'est témoigner au nom de quelqu'un qui ne saurait parler lui-même, le plus souvent pour la simple raison qu'il est analphabète. C'est le Ben Jelloun, bien connu du lecteur, qui raconte l'histoire des démunis, des 'oubliés', des victimes. Il domine surtout dans la première des deux périodes distinguées par Novén dans l'évolution de l'œuvre et qui grosso modo correspondentaux deux tendances dans le procès scriptural qu'il se propose d'étudier. Son intérêt portera davantage sur la seconde période de 1973 à 1987 avec des romans méta-narratifs sophistiqués comme L'Ecrivain public (1983), L'Enfant de sable (1985) et La Nuit sacrée (1987). Le Prix Goncourt décerné en 1987 semble constituer un nouveau tournant en ouvrant une troisième période, où la problématique de Side 324
l'écriture
s'estompe et les récits semblent rejoindre le procès de
dénonciation Les mots et le corps, le titre nous fait entrer dans le vif du sujet. Relevant le rôle significatif du corps comme élément premier et obsessionnel de l'écriture de Ben Jelloun et reliant ensuite cette expérience du corps à la structure spatiale de son univers, où notamment les villes du Maroc sont conçues commes systèmes de signes, Bengt Novén va envisager le corps comme un phénomène sémiotique pour en examiner les configurations dans leur rapport avec le langage : II s'agit de l'experience d'une spatialite paradoxale qui fait de l'ecriture un proces. C'est prteisement ce proces de transformation corporelle, de genese dynamique des avatars du corps provenant d'un ecrire, pour parler comme Blanchot (selon qui «I'experience de l'ecriture est celle d'un espace litteraire»), que notre etude voudrait saisir. (p. 14) Un fil d'Ariane,
à ne pas lâcher au cours des développements ultérieurs,
s'offre dès Fès, c'est sa ville natale, vécue comme une matrice carcérale qui l'étouffé; son contraire, ce sera Tanger, ville de l'imaginaire, du désir, lieu de l'extase et de l'évasion (p. 52). En bon structuraliste, Novén va procéder, à tous les niveaux de son analyse, par des oppositions binaires; ainsi Fès se situe sur deux itinéraires : c'est un lieu de départ, à dénoncer pour se libérer - et un lieu de retour, le jardin des valeurs traditionnelles, qui exerce une force regressive. Le déchirement fondamental entre déracinement et enracinement va être éclairé par une approche psychanalytique (Mélanie Klein, Deleuze) et caractérisé par Novén comme une épreuve schizoide, où la schizophrénie pure s'apparente à un désir positif et créateur, contrecarré par la paranoïa liée à la culpabilité persécutrice qui travaille l'écrivain. La tonalité
'mélancolie', dans le sens de Julia Kristeva, domine les
textes plus Deux grands axes auront ainsi orienté l'interrogation de Novén sur le procès d'écriture : la question de la vérité d'un discours littéraire voulant traduire une expérience collective et celle concernant l'identité du sujet de l'écriture, la problématique de l'écrivain qui se penche sur lui-même pour interroger son identité et le sens de son travail (p. 20). Avec son trousseau de clefs, Novén a ouvert, porte après porte, l'espace jellounien et lorsque le dernier masque est tombé au chapitre VI intitulé Ecrire et se cacher, il conclut sur la stratégie d'écriture de l'auteur, que «la honte d'écrire est une ruse qui permet secrètement d'innocenter l'écrivain du crime d'exhiber sa honte. S'accusant de narcissisme, l'écrivain dévoile la honte qu'il en ressent» ... et Novén d'ajouter ...«tout en dissimulant le plaisir d'exhiber la honte ... La honte d'écrire n'est que l'autre face du plaisir d'écrire» (p. 209-210). Une référence à
La Chute de Camus aurait peut-être été à sa place, mais
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pleinement justifié la stratégie adoptée. Très souvent munis de diplômes universitaires - Ben Jelloun est aussi auteur d'une thèse de troisième cycle en psychiatriesociale publiée en 1977 sous le titre La plus haute des solitudes. Misère affective et sexuelle d'émigrés nordafricains - les auteurs venus à la littérature dans la dernière partie du siècle sont instruits sur le procès d'écriture par la psychanalyse, la linguistique structurale, etc. qui fonctionnent dans leur auto-réflexion, voire dans leur auto-interprétation; ri est par conséquent tout à fait légitime de s'approprier et de se servir de ces clefs immergées dans l'œuvre. Il y a une certaine sécheresse à réduire l'œuvre d'un écrivain ou la thèse d'un universitaire à la seule armature conceptuelle. J'ai laissé de côté le remarquable travail sur la métaphore chez Ben Jelloun, où Novén fait montre d'une sensibilité littéraire très développée et réserve de beaux passages au lecteur avec des formules très heureuses (voir par exemple les pages sur l'arbre). Inscrivons donc au bilan de Bengt Novén qu'il nous a appris à lire Tahar Ben Jelloun, romancier maghrébin contestataire, peut-être le plus grand de sa génération, mais aussi écrivain moderne, hanté par les problèmes d'écriture. Espérons qu'il tiendra sa promesse de revenir sur l'œuvre publiée après le Goncourt. Université
d'Aarhus |