Revue Romane, Bind 33 (1998) 2

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul : Grammaire méthodique du français. Collection Linguistique Nouvelle. Presses Universitaires de France, Paris, 3e3e édition corrigée 1997. 646 p.

Marianne Hobæk Haff

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Je tiens à préciser tout de suite que c'est un grand plaisir pour moi en tant que
grammairienne de faire le compte rendu d'une grammaire aussi réussie que la
Grammaire méthodique du français.

Les trois auteurs écrivent, dans l'avant-propos, que «sauf exception, une grammaire ne se lit pas comme un roman, mais fait l'objet de consultations ponctuelles et épisodiques» (p. XVIII). Cependant, c'est justement comme un roman que j'ai lu cet ouvrage : de A à Z, et cela a pris du temps, car c'est une grammaire de 646 pages très condensées, bourrées de remarques intéressantes. Cette lecture, passionnante, m'a permis de bien connaître l'ouvrage en question.

La Grammaire méthodique du français (GM) est destinée, selon les auteurs, à tous ceux qui doivent aborder le français contemporain : enseignants, étudiants, de même qu'un vaste public. Quant au grand public, je crois cependant qu'il aura quelques difficultés, car cette grammaire théorique n'est pas d'un abord facile pour qui n'a pas une base solide en grammaire et en linguistique. Pour les lecteurs bien rompus au dédale grammatical, c'est cependant une excellente grammaire; c'est vrai aussi pour nous autres Scandinaves, malgré le fait qu'il ne s'agit pas d'une grammaire contrastive.

GM, qui est divisée en cinq parties, est une grammaire qui englobe à la fois phonétique, phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique et pragmatique, la place centrale, toutefois, ayant été dévolue à la morpho-syntaxe. J'ajoute que la dernière partie est vouée à la référence, à renonciation et à la structuration du texte, sujets souvent négligés dans les grammaires. Cette perspective globale constitue un des nombreux aspects positifs de l'ouvrage. Pour ce qui est du fondement théorique, GM est délibérément éclectique, se refusant à «s'enfermer dans l'orthodoxie étroite d'une chapelle linguistique» (p. XVI). Ceci est, à mon avis, un grand avantage, le lecteur pouvant ainsi profiter de plusieurs courants ou théories linguistiques. Pour faciliter la lecture, les auteurs ont choisi, dans l'ensemble, la terminologie traditionnelle, ce qui est préférable d'un point de vue pédagogique. J'ajoute, en passant, que l'index détaillé fait de GM une grammaire facile à consulter.

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La bibliographie très riche de cette grammaire constitue un autre point positif : chaque paragraphe ou presque est pourvu d'indications bibliographiques, aidant le lecteur friand de grammaire à approfondir ses connaissances. Ceci dit, on peut regretter certaines absences : Hans Petter Helland (1994) devrait figurer dans la bibliographie sur aller + infinitif (p. 34, p. 254), Hanne Korzen (1985,1992, 1996) dans la bibliographie sur l'inversion du sujet (p. 139), Hans Kronning (1996) dans la bibliographie sur les auxiliaires modaux (p. 254), et Helge Nordahl (1969) dans celle sur le subjonctif (p. 327). Maintenant que les grands corpus sont de nouveau à la mode, il n'est pas inintéressant de noter que l'étude sur l'emploi modal de Helge Nordahl est basée sur un énorme corpus de quelque 22 000 exemples. Et, pour finir, je trouve que Knud Togeby, qui a écrit la Grammaire française (en 5 volumes, 1982-85), scientifique et une vraie mine d'or pour qui s'intéresse au français contemporain, devrait être présent dans la bibliographie générale de fin de volume.

Les cadres de l'ouvrage étant esquissés, il est temps d'examiner GM d'une façon plus précise. Dans la deuxième partie, consacrée à la syntaxe de la phrase simple, les auteurs abordent entre autres les fonctions primaires, qui sont au nombre de trois, selon eux : le sujet, le groupe verbal et le complément circonstanciel (les compléments d'objet et les attributs étant considérés comme des constituants du groupe verbal, cf. p. 128-129). Prenons le sujet, qui est traité d'un point de vue à la fois syntaxique, sémantique et pragmatique, comme c'est le cas pour les autres fonctions aussi d'ailleurs. Cette analyse riche et intéressante contraste avec la description maigre réservée à la fonction sujet dans beaucoup d'autres grammaires. Or, la présentation de GM a aussi certaines faiblesses, à mon avis. On peut lire à la page 132 par exemple : «La phrase imperative est structurellement dépourvue de sujet.» Ceci n'est pas clair. On pourrait être tenté de croire que le sujet n'est pas exprimé formellement à l'impératif. Cependant, ce que l'impératif a de particulier, c'est que le sujet n'est exprimé que par un «indice actanciel», comme dit Gilbert Lazard (1994). La description de la place du sujet n'est pas tout à fait satisfaisante non plus, à mon avis. GM distingue trois types d'inversion (p. 134) : l'inversion pronominale, l'inversion nominale et l'inversion «dite complexe». On peut regretter que les auteurs ne se soient pas inspirés de leurs collègues danois, Togeby, Korzen et Spang- Hanssen, qui dans leurs définitions et classifications des structures inversées soulignent, entre autres, qu'il faut se fonder sur les possibilités de constructions et non sur les structures réalisées, approche qui, à mon avis, aboutit à une description à la fois plus simple et plus cohérente. Il est regrettable aussi que GM introduise plus loin (p. 393-395) un quatrième terme, «inversion simple», qui n'est pas clairement défini. Celui-ci concerne tantôt le sujet conjoint seul, tantôt le sujet conjoint et le sujet disjoint à la fois. Pour terminer, l'affirmation suivante n'est pas tout à fait exacte : «L'inversion nominale est exclue dans l'interrogation totale, directe et indirecte ...» (p. 135). Voici un contre-exemple (relatif à l'interrogation totale indirecte), que j'ai relevé dans Le Monde :

Instituteurs et professeurs décideront donc finalement si doivent passer dans les
mœurs la simplification de l'accord du participe passé des verbes pronominaux, la

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disparition du trait d'union dans les mots composes, et si l'on peut 6crire des «apresmidis»,..
.Le Monde 26/6/90 p. 10

Pour la définition de GM d1 «interrogation indirecte» voir p. 499.

Le complément circonstanciel aussi est doté d'une analyse syntactico-sémanticopragmatique (p. 140-145). Les auteurs critiquent, à juste titre, et en étayant leur argumentation d'exemples bien choisis, les définitions proposées par les grammaires traditionnelles, qui ne distinguent pas bien entre actants et circonstants. Soit dit entre parenthèses, c'est dommage que la grammaire valencielle n'occupe pas plus de place dans GM.

Dans le chapitre consacré au groupe nominal (chapitre VI), les déterminants sont, me semble-t-il, traités en parents pauvres; en effet, ils se voient impartir relativement peu de pages, ce qui est regrettable étant donné les nombreux travaux stimulants écrits en la matière, dont ceux de Georges Kleiber, par exemple. Par ailleurs, l'analyse de de n'est pas claire, à mon avis. Soit les deux exemples suivants, qui figurent à la page 161 :

a) Redonnez-moi de cet excellent rôti!

b) Tu n'as pas de pain.

De est appelé «marqueur» dans les deux cas, bien que l'analyse de de ne soit pas la même, selon GM. Dans a), il s'agit d'une préposition, car de cet excellent rôti est considéré comme un complément indirect par GM. Pour ce qui est de b), les auteurs écrivent comme suit : «On retrouve un marqueur de très comparable, mais non associé à un déterminant, pour quantifier les GN compléments dans le champ de la négation...». Aen croire les auteurs, nous avons donc affaire à quelque chose qui ressemble à un déterminant, sans l'être, toutefois. Plus loin, à la page 415, on peut cependant lire à propos de l'exemple // n 'a pas/point de pain : «Cette explication historique et d'autres raisons incitent à traiter l'ensemble pas + de comme un déterminant complexe.» Il semble donc s'agir d'un type de déterminant quand même. Une consultation de l'index (p. 635) sous de ne contribue pas non plus à clarifier ce flou : de, tel qu'il est utilisé dans a) et b), est dénommé «déterminant négatif ou partitif».

Les constructions absolues, utilisées dans un sens assez restreint dans GM, sont abordées dans la section vouée au groupe nominal étendu (p. 192), ce qui est inadmissible. Prenons l'exemple suivant : Pierre entre, les mains dans les poches (p. 192). Nous avons affaire à une construction absolue, mais pas à un groupe nominal étendu, car, selon GM aussi, «les constructions absolues associent deux termes dans une relation predicative» (p. 192). Autrement dit, le GN les mains et le GP dans les poches, qui constituent ensemble la construction absolue, entretiennent un rapport de solidarité, le GP n'étant pas une expansion subordonnée du nom mains. Plus loin, dans la partie consacrée à la syntaxe de la phrase complexe,' GM revient à cette construction, qui est maintenant considérée comme une «subordonnée sans terme introducteur» (p. 470). Etant donné cette dernière définition, je suis cependant étonnée que les auteurs ne considèrent pas les propositions participiales du type Sa nièce arrivant, c'était le feu dans la maison (p. 510) comme des constructions absolues, comme le fait Suzanne Hanon (1989), par exemple, dans sa thèse.

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Le chapitre VII, consacré au groupe verbal, est le plus long de l'ouvrage (p. 215-355). l'ensemble, ce chapitre me paraît très réussi. Tout en se référant à de nombreux théoriciens, tels Reichenbach, Guillaume, Martin, Benveniste, etc., la présentation est pédagogique. GM critique, et pour cause, les grammaires traditionnelles, qui basent leurs définitions des modes sur les modalités. Ainsi, selon l'approche traditionnelle, l'indicatif présente le procès «dans sa réalité, par opposition au subjonctif qui l'apprécie dans sa virtualité» (p. 287). Or, il n'est nullement difficile de trouver des contextes où l'indicatif exprime la virtualité (après même si, par exemple) et le subjonctif la réalité (après bien que). Il vaut mieux, par conséquent, baser la définition sur des critères morpho-syntaxiques, comme le font GM ou Grammaire française de Knud Togeby, entre autres. GM fait bien aussi de critiquer les appellations trompeuses d' «infinitif passé» ou de «subjonctif passé» (p. 293). D'une façon générale, GM distingue bien entendu entre formes simples et formes composées, ces dernières exprimant soit l'accompli soit l'antériorité. Je sais bien que, dans la quasi-totalité des grammaires françaises écrites par des Français ou des francophones, la distinction est faite entre ces deux valeurs des formes composées; GM suit donc la tradition sur ce point. On peut se demander, cependant, si c'est une distinction fructueuse, étant donné qu'il ne semble pas s'agir de deux valeurs distinctes, comme en témoigne par exemple La grammaire d'aujourd'hui. Guide alphabétique de linguistique française de Arrivé, Gadet et Galmiche : «II suffit toutefois que la forme composée soit mise en relation, dans l'énoncé, avec la forme simple correspondante pour que la valeur aspectuelle d'accompli, qui subsiste nécessairement [souligné par MHH], soit interprétée comme valeur temporelle d'antériorité : quand j'ai écrit une lettre, je l'envoie» (p. 477), et comme le remarque GM aussi : «Cependant, ces deux valeurs, aspectuelle et temporelle, sont souvent indissociables...» (p. 311). Pour être honnête, cette distinction me paraît difficile à manier. Comment l'utiliser dans l'énoncé suivant, par exemple : Nous aurons fini, quand il viendra, où la forme composée est utilisée en «proposition libre», comme dit Benveniste (1966, p. 246). Il est symptomatique que dans les exemples de Benveniste, de même que dans toutes les grammaires françaises qui appliquent cette distinction systématiquement, la forme composée, quand elle apparaît dans un système principale-subordonnée, soit toujours utilisée dans la subordonnée. Le dernier exemple cité montre cependant que ceci n'est pas une nécessité. Selon Benveniste, on a affaire à l'accompli en «proposition libre». Or, dans mon exemple, on semble tout autant avoir affaire à la valeur d'antériorité. Les deux valeurs subsistent-elles? Bref, il est temps de mettre en question la tradition sur ce point précis, et de se demander si Benveniste a raison de dire : «... les temps composés ont un double statut : ils entretiennent avec les temps simples deux types distincts [souligné par MHH] de relations» (1966, p. 246). GM a également recours à Benveniste dans la présentation du passé composé, ce qui me semble heureux. En effet, GM souligne (p. 303), à juste titre, que le passé composé «aoriste du discours» et le passé simple «aoriste de l'histoire» ne sont pas interchangeables.

Comme beaucoup d'autres grammaires, GM fait la distinction entre valeurs
temporelles et valeurs modales pour certains temps de l'indicatif, sans toutefois

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définir ce qu'elle entend par «valeur modale». Prenons l'imparfait hypocoristique, qui est classé comme valeur temporelle. Les auteurs ajoutent, toutefois : «II s'agit pratiquement d'un emploi modal de l'imparfait»(p. 309). On se demande ce qui fait pencher la balance en faveur de la valeur temporelle dans ce cas précis. Ceci n'est pas évident; La grammaire systématique de la langue française de Baylon et Fabre, par exemple, considère qu'il s'agit là d'une valeur modale (cf. p. 105).

Pour ce qui est des modes impersonnels (l'infinitif et le participe (et le gérondif)> GM accorde aux formes en -ant, par exemple, une remarque historique intéressante (p. 339-340). Il n'est pas vrai, cependant, que le gérondif au sens temporel exprime la «simultanéité exclusivement» (p. 510). Halmoy (1982) montre dans sa thèse que le gérondif peut aussi traduire «une action antérieure à l'action exprimée par le VP» (p. 248).

Si le chapitre sur le groupe verbal est le plus long de l'ouvrage, celui sur la préposition et le GP, chapitre IX, est décidément le plus court (4 pages et demie), ce qui est dommage, d'autant plus que les prépositions sont à l'ordre du jour, de nombreuses études intéressantes y ayant été consacrées ces dernières années.

Le chapitre XI sur les types de phrases est bourré de remarques et d'analyses intéressantes. La présentation du passif, par exemple, me paraît très heureuse. De même, dans la quatrième partie du livre, j'ai lu le chapitre XVII sur la morphologie grammaticale et lexicale avec beaucoup d'intérêt.

Il est impossible, dans le cadre d'un compte rendu, d'aborder tous les aspects d'un ouvrage aussi complet que GM. Soulignons que les quelques remarques critiques formulées ne doivent aucunement cacher l'essentiel, à savoir qu'il s'agit d'une grammaire excellente. Pour ce qui est du français moderne, c'est, à mon avis, la meilleure grammaire de ce format dont nous disposions actuellement, une grammaire que je recommande vivement.

Université d'Oslo

Bibliographie

Arrivé, M, Gadet, F. et Galmiche, M. (1986) : La grammaire d'aujourd'hui. Guide
alphabétique de linguistique française. Flammarion, Paris.

Baylon, C. et P. Fabre (1973) : Grammaire systématique de la langue française.
Nathan, Paris.

Benveniste, E. (1966) : Problèmes de linguistique générale, 1. Gallimard, Paris, p. 237-250.

Halmoy, J.-O. (1982) : Le gérondif. Eléments pour une description syntaxique et
sémantique. Tapir, Trondheim.

Hanon, S. (1989) : Les constructions absolues en français moderne. Peeters, Louvain-
Paris.

Helland, H.P. (1994) : Sémantique et pragmatique temporelles. Futur simple et futur
périphrastique. Universitetsforlaget, Oslo.

Korzen, H. (1985) : Pourquoi et l'inversion finale en français. Etudes Romanes de
l'Université de Copenhague, en commission chez Munksgaard, Copenhague.

Korzen, H. (1996) : «La place du sujet non clitique dans la construction inversée»,
Langue française. Paris, p. 59-83.

Kronning, H. (1996) : Modalité, cognition et polysémie : sémantique du verbe modal
devoir. Acta Universitatis Upsaliensis, Uppsala.

Lazard, G. (1994) : L'actance, PUF, Paris.

Nordahl, H. (1969) : Les systèmes du subjonctif corrélatif. Universitetsforlaget, Oslo.

Togeby, K. (1982-85) : Grammaire française I-V, publié par Berg, M., Merad, G.,
Spang-Hanssen, E. Akademisk forlag, Copenhague.