Revue Romane, Bind 33 (1998) 2

Quand même et tout de même : concessivité, synonymie, évolution

par

Reidar Veland

0. Introduction

La notion de concession sert à recouvrir des réalités linguistiques trop hétérogènes pour qu'il soit facile d'en cerner la spécificité définitoire.1 Aussi la grammaire traditionnelle opère-t-elle une simplification en se limitant, comme c'est pratiquement toujours le cas, à la seule «proposition adverbiale de concession» pour définir cette notion. Le Bon Usage (1986, § 1090, p. 1667) procède de la sorte, et selon cette grammaire, une proposition concessive indiquerait «qu'il n'y a pas eu la relation logique attendue entre le fait qu'elle exprime et celui qu'exprime le verbe principal».

Si, donc, l'idée de concession est, en priorité, associée à l'effet de sens que produisent certaines conjonctions de subordination - parmi lesquelles bien que antéposé fait figure de prototype - la description sémantique d'autres expressions fait également appel à cette même notion relationnelle. Ce qui pose des problèmes : le plus souvent, les valeurs spécifiques véhiculées par ces instruments concessifs jugés périphériques cadrent fort mal avec la définition retenue pour le fonctionnement concessif prototypique.2

Parmi les «marqueurs de la concession» -j'emprunte à Morel (1996, p. 21 et passim) ce terme général - susceptibles d'emplois qui leur enlèvent toute exemplarité, on trouve les deux unités qui feront l'objet de cette étude, l'adverbe composé quand même et son double supposé, la locution tout de même. S'agissant du premier, il peut, en dépit de son statut théorique d'«adverbe d'opposition (ou de concession)» - je cite toujours Le Bon Usage - s'employer dans «un sens adversatif fort atténué et signifier 'il faut l'avouer, à vrai dire'» (§ 984, p. 1499). Effectivement, une telle paraphrase ne tombe pas de manière évidente sous la définition de la concession que propose ce même ouvrage.

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0.1. Une polysémie anarchique?

Faut-il, pour autant, abandonner l'hypothèse qu'un sens unique, de nature concessive, puisse, malgré tout, être attribué à la catégorie adverbiale que représente quand même7. L'appréciation portée par Luscher (1993, p. 182) semble destinée à couper court à toute velléité de ce genre : «quand même n'apparaît que dans des concessions.» Comme, cependant, le problème de polysémie signalé par Le Bon Usage (cf. ci-dessus) ne se laisse pas évacuer par des pétitions de principe, Luscher (1993) est amené à admettre que quand même «ne permet pas de discriminer le type de concession» (ibid.).

C'est cette dernière affirmation qui servira de point de départ au premier volet de la présente étude. A l'interpréter radicalement, la position défendue par Luscher (1993) présuppose, en effet, qu'il est possible de déterminer - selon des critères qu'il faut établir au préalable - le type de concession signifiée par un énoncé où figure l'adverbe en question, et pose que l'adverbe concessif lui-même n'a aucun rôle à jouer dans cette opération. Or je pense, contrairement à Luscher (1993), qu'il existe des cas où ce marqueur concessif contribue de manière significative à orienter l'interprétation de l'énoncé concessif qu'il sert à mettre en place. Concrètement, je fais l'hypothèse qu'il existe des configurations où il y a corrélation entre le type de concession exprimée par quand même et certaines caractéristiques syntaxiques et/ou prosodiques de l'environnement formel sur lequel opère le marqueur concessif. On peut, en effet, difficilement considérer qu'une unité lexicale est dotée de plusieurs valeurs sémantiques si, au plan syntagmatique, un échantillon représentatif de ses occurrences ne fait apparaître aucune différence d'ordre distributionnel.3

Pour vérifier l'existence de corrélations sémantico-formelles de ce genre, le recours à la méthode du corpus est sans doute indispensable. A la différence des travaux existants sur quand même, lesquels se caractérisent, dans l'ensemble, par une certaine indigence empirique,4 mon étude s'appuie sur une quantité assez importante de données non fabriquées : 701 occurrences réparties entre quand même et tout de même, ces deux adverbes étant effectivement considérés dans la littérature scientifique comme des termes équivalents (cf. par exemple Morel, 1996, p. 57). C'est le dépouillement de 40 romans contemporains (cf. bibliographie) qui m'a valu ce corpus d'exemples, base observationnelle des analyses qui suivent.

0.2. Un cas de synonymie parfaite?

Si, dans la première section de cette étude, aucune distinction ne sera faite entre les adverbes concessifs quand même et tout de même — réunis, pour cette raison, sous la dénomination commune de (marqueur) QTM - la deuxième question que je vais aborder sera, justement, la prétendue synonymiede

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nymiedequand même et tout de même. Ces marqueurs ont-ils des emplois en tout point identiques? C'est grâce au corpus d'exemples littéraires déjà mentionné que je tenterai de répondre à cette question, laquelle relève, donc, de la problématique de l'équivalence lexicale.

0.3. Des termes en progression?.

Se limitant au premier des deux adverbes en question, Fónagy (1995, p. 189) s'interroge sur les «changements intervenus dans l'emploi de quand même (...)». La question me paraît opportune. Cependant, pour étayer son intuition d'une progression5 dans l'emploi de quand même l'auteur aeula mauvaise idée de comparer deux textes qui, en réalité, sont incomparables. En effet, la constatation qu'un spécimen de discours oral appartenant au français contemporain renferme davantage d'exemples de quand même que les premières pages du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (cf. Fónagy, 1995, p. 201) n'autorise pas la conclusion que l'emploi de cet adverbe est en progression.

Il n'en reste pas moins que la question soulevée par Fónagy (1995) mérite d'être posée, et dans la troisième et dernière partie de ce travail, j'étudierai l'évolution de QTM dans une perspective historique sans doute plus adéquate : les données du corpus principal, censé refléter avec une fidélité suffisante l'usage contemporain, seront confrontées aux données de même type provenant d'un deuxième corpus littéraire, constitué de 10 romans du XIXe siècle. L'appareil descriptif établi pour conduire les deux premières investigations servira aussi de cadre à cette confrontation diachronique.

1. Contraintes formelles sur la valeur concessive de QTM

1.1. La thèse de l'indistinction formelle.

Dans son travail déjà mentionné sur «la marque de connexion complexe», où il traite, entre autres, du connecteur adverbial mais quand même,6 Luscher (1993) fait la supposition que la question des «types de concession» se résume, en ce qui concerne quand même, à une alternance entre «concession directe» et «concession indirecte». L'alternance posée est illustrée à l'aide des énoncés suivants :

[1] II pleut, mais je sors quand même

[2] II pleut, mais j'ai quand meme envie de prendre l'air (in Luscher, 1993, p.
182)

La relation signifiée par quand même serait une concession directe dans le
premier exemple ; dans le second, la concession serait indirecte. Si la concessionexprimée
est indirecte dans [2], c'est parce que cette phrase énonce non

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pas la mise en place d'une relation jugée inattendue et illogique - 'sortir quand il pleut' - mais, plutôt, la justification d'un état de choses inattendu et illogique. Selon la thèse développée par Luscher (1993), la contribution spécifique de QTM à l'établissement de cette distinction serait nulle. A y regarder de plus près, ces deux énoncés ne sont cependant pas formellement identiques : dans le premier, la postposition de l'adverbe concessif va de pair avec un schéma intonatif dont la pertinence pour l'interprétation de la relationconcessive en jeu peut, sans doute, être établie (cf. 1.3.3 ci-dessous).

A la distinction faite par Luscher (1993) entre concession directe et concession indirecte correspond, dans la récente monographie que Morel (1996) a consacrée à la concession, une taxinomie non pas binaire, mais tripartite, la concession pouvant être, selon elle, logique, rectificative ou argumentative. Cet auteur considère la paraphrase par bien que inséré en position initiale d'une phrase complexe comme un critère sûr et suffisant pour qualifier un rapport concessif de logique (cf. 1996, p. 7-8). Comme les deux exemples cités par Luscher (1993) semblent, tous les deux, admettre une telle reformulation,

[ll]l1] Bien qu'il pleuve, je sors

[2'] Bien qu'il pleuve, j'ai envie de prendre l'air7

on peut, probablement, en conclure que la distinction proposée par Luscher (1993) introduit, grâce à des critères à la fois sémantiques et pragmatiques, une ligne de partage dans un domaine concessif auquel l'applicabilité de la proposition en bien que confère, par ailleurs, une relative unité formelle.

Par souci d'efficacité taxinomique, je vais, toutefois, garder les termes utilisés par Luscher (1993) - concession directe et concession indirecte -, mais, désormais, le premier terme de cette dichotomie servira à isoler les occurrences de QTM qui figurent dans un énoncé transformable en phrase complexe ouverte par bien que. Quant aux autres occurrences de QTM, elles ont donc en commun de ne pas admettre une telle paraphrase et expriment, de ce fait, un rapport de concession indirecte. Une telle classification des faits concessifs suit de près la pratique adoptée par Morel dans sa thèse (cf. 1980, p. 126-36), où la priorité est donnée au type de concession que l'auteur appelle, de manière emblématique, «concession bien que».

1.2. QTM sans enchaînement concessif explicite.

En dehors de [2], Luscher (1993) ne cite qu'un seul exemple de concession indirecte exprimée par mais quand même. Malgré la similitude formelle que cet autre exemple présente avec le premier, il ne se laisse pas transformer en phrase complexe introduite par bien que. En effet, la phrase suivante

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[3] La merestrest peu profonde, mais tu viens quand m£me de manger (in Luscher,
1993, p. 183)

est complètement dénaturée par une telle paraphrase, cf.

[3'] ??Bien que la mer soit peu profonde, tu viens de manger

L'auteur propose une analyse pénétrante de [3], où, de toute évidence, la valeur pragmatique du marqueur (complexe) {mais) quand même n'a qu'un lointain rapport avec le sens concessif inhérent à l'expression utilisée. La récupération de ce sens immanent reste toutefois possible mais requiert, dans un cas comme celui-ci, l'explicitation d'un réseau complexe d'inférences. Dans une étude bien antérieure à l'article de Luscher (1993), Moeschler et de Spengler (1981) font déjà observer qu'un grand nombre des occurrences observables de quand même impliquent ce type de fonctionnement.

C'est donc l'occultation du sens primaire du marqueur QTM qui ouvre la voie au fonctionnement «réfutatif» si caractéristique de ce type d'adverbe lorsqu'il s'inscrit dans une perspective enunciative de type «dialogal» (cf. Moeschler et de Spengler, 1981, p. 103). Mais tout comme le fait Luscher (1993), le travail de Moeschler et de Spengler (1981) ramène l'ensemble des fonctionnements pragmatiques qu'ils posent pour QTM à un sémantisme de base de type concessif (cf. 1981, p. 106 et suiv.).

Les latitudes inférentielles du marqueur QTM ne s'arrêtent pas là. Morel (1996) relève, en effet, un fonctionnement si radical de QTM qu'il paraît impossible de l'intégrer à aucune des catégories concessives dont elle pose le principe, cf. «Quand même et tout de même, dans certains de leurs emplois, ne servent pas à mettre en relation deux contenus propositionnels. Leur portée est limitée à la proposition dans laquelle ils sont insérés» ( 1996, p. 57). Voici l'énoncé sur lequel s'appuie plus particulièrement son observation :

[4] C'est tout de meme bizarre que Paul ne soit pas encore la (in Morel, 1996, p.
58)

Effectivement, rien ne s'oppose à ce qu'un tel énoncé soit parfaitement approprié à une situation qui, en fait de communication, se résume à ces quelques mots. Ce type d'emploi inférentiel de QTM se distingue, notamment, de celui qu'on a dans [3], où l'interprétation du marqueur doit nécessairement s'appuyer sur le contexte linguistique. Bref, il s'agit, dans [4], d'un fonctionnement pragmatique sui generis.

Ce que je retiens de ce rapide examen de trois approches des adverbes quand même et tout de même, c'est que ni une taxinomie binaire ni un principed'analyse de type ternaire ne permettent de gérer sans problème la classification des emplois constatables du marqueur QTM. Sur un point,

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cependant, les traitements proposés par Moeschler et de Spengler (1981), Luscher (1993) et Morel (1996) sont concordants : ils attribuent tous aux adverbes répondant à la formule QTM un fonctionnement pragmatique multiple dérivant, par des voies souvent abstruses, d'un sémantisme de base placé sous le signe de la concession «logique».

1.3. Environnements discriminants et environnements non-discriminants.

La diversité des emplois du marqueur concessif QTM pose, à l'évidence, un problème de classification. Cependant, ce problème ne s'oppose pas à l'examen de la thèse d'indiscrimination formulée par Luscher (1993). Celle-ci me paraît, en effet, justiciable d'une évaluation sur la base de l'opposition qui vient d'être évoquée entre, d'un côté, la valeur concessive directe et, de l'autre côté, les valeurs concessives indirectes. Je pars en même temps de l'idée que la mise en œuvre de QTM implique tant des contextes «stables» que des contextes «instables», les premiers induisant, contrairement aux seconds, «une interprétation univoque du polysème, par construction d'une et d'une seule valeur ponctuelle, relativement typique ou saillante» (Fuchs, 1997, p. 129). Pratiquement, le test adéquat consistera à vérifier si un énoncé contenant une occurrence de QTM se laisse on non transformer en proposition principale faisant suite à une subordonnée en bien que dérivée du contexte discursif immédiat.

Dans ce qui suit, je vais examiner un certain nombre de contextes caractéristiques afin de montrer, primo, que pour certains d'entre eux, une paraphrase de ce genre semble exclue, et qu'en conséquence les contextes du type en question fournissent, de manière stable, une instruction négative pour l'interprétation de QTM (inhibition de la valeur concessive directe), secundo, que certains autres contextes ne constituent pas de filtre interprétatif pour l'adverbe concessif, tout comme le prévoit la thèse généralisatrice de Luscher (1993) et, tertio, que d'autres encore génèrent systématiquement la valeur concessive directe.

1.3.1. Trois environnements de concession indirecte.

1.3.1.1. QTM en emploi absolu.

Moeschler et de Spengler (1981, p. 94) font remarquer que QTM «peut apparaître sans la mention d'un contenu - avec une intonation généralement interrogative ou exdamative, éventuellement combiné à d'autres marqueurs (...)». La valeur concessive des emplois qui répondent à ce type d'utilisation doit, en l'absence de toute proposition interprétable comme l'expression de la conséquence inattendue, être qualifiée d'indirecte.

Si l'on définit cet «emploi absolu» de QTM de manière stricte - une instancede
discours direct se limitant à l'adverbe concessif suivi, éventuellement,d'un

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ment,d'unou plusieurs des «autres marqueurs» pouvant l'accompagner - le phénomène n'est pas très important, à en juger par les données de mon corpus. Cela étant, les quelques attestations que j'ai relevées d'un tel emploi constituent une première entorse au principe interprétatif posé par Luscher (1993). Voici des exemples où QTM est employé de manière absolue :

[5] -Tuasce que tu voulais! hurla Marozeau en se levant brutalement.
- Tout de même! dit Yolande. (Boulanger, Fouette, 243)

[6] - (...) Alors, il serait bigle ovil aurait le visage tout plein de lèpre, que tu t'en
apercevrais pas?
- Tout de même, dona Ascania, tout de même! (Exbrayat, Mario, 144/144)

[7] «Mon Dieu! Mon Dieu! gémit Mémère d'une voix à peine audible. Ce que ça a pu changer tout de même!» Et elle répète encore plus bas : «Tout de même... tout de même!» (Gerber, Faubourg, 196/196)

L'exemple suivant, où l'occurrence de QTM n'apparaît pas dans une instance
de discours direct explicitement signalée comme telle, semble relever du
même type de fonctionnement :

[8] Antoinette et Michel se détachent avec une lenteur rassurante :ce n'est pas là
l'attitude de gens pris en faute. Quand même... Nelly s'empare de la main de
Michel en propriétaire. (Dorin, Lits, 177)

1.3.1.2. C'est QTM x.

Parmi les contextes plus étendus susceptibles de fournir une contre-épreuve à la thèse d'indiscrimination de Luscher (1993), il y a celui qui caractérise un des exemples déjà examinés, [4]. On voit mal, en effet, comment une phrase ayant les propriétés formelles de [4] pourrait se greffer sur un énoncé précédent dans le but de mettre en place une relation concessive de type logique, c'est-à-dire directe. En témoigne l'inadéquation manifeste d'un enchaînement comme le suivant :

[9] ??Eve dit que son mari a simplement crevé. C'est tout de même bizarre que
Paul ne soit pas encore là

si l'on entend communiquer ceci :

[9'] Bien qu'Eve dise que son mari a simplement crevé, c'est bizarre que Paul ne
soit pas encore là

Autrement dit, les phrases répondant au schéma dont Morel (1996, p. 58) se
sert pour illustrer une des spécificités majeures du marqueur concessif QTM
(cf. 1.2) semblent inaptes, de par leur forme, à établir une relation de concessiondirecte

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siondirecteavec un énoncé précédent. Une telle constatation est importante, car la structure phrastique c'est QTM x a une fréquence non négligeable : sans compter les cas où la séquence en question apparaît dans une phrase clivée, mon corpus renferme 33 occurrences de ce type structurel (à quoi s'ajoute une occurrence où l'adverbe concessif est accompagné de l'élément mais). En effet, aucun de ces exemples n'admet la reformulation faisant appel à la conjonction bien que, témoin de la concession directe.

Voici quelques exemples typiques de passages discursifs où figure la séquence
c'est QTM x :

[10] «J'ai entendu dire que pendant la guerre, les vaches mouraient comme des mouches faute d'ete traites, raconte-t-elle. II parait que leurs pis etaient lourds comme des pierres et faisaient des dessins par terre! C'est tout de meme afrreux de ne pas pouvoir se traire soi-meme!» (Boissard, Claire, 18)

[11] -Jele sais, tu me manques, je suis amoureuse de toi.
- Eh bien! c'est quand meme une bonne nouvelle, il y a cinq ou six ans
j'en aurais ete fou de joie. (Cardinal, Souriciere, 190)

[12] Papy voudrait sauter en l'air (...). Mais il n'y arrive pas. Il ne trouve pas en lui l'énergie nécessaire. C'est quand même trop bête, il ne va pas rester planté là comme un imbécile! Allons! - mais rien à faire, ça ne vient pas. (Gerber, Faubourg, 288)

1.3.1.3. QTM pas.

Un emploi à la fois caractéristique et fréquent du marqueur QTM consiste à en faire le modificateur d'un verbe nié. Comme ce verbe peut être sousentendu, c'est la suite QTM pas qui aura valeur d'emblème. Mon corpus contient 92 occurrences de QTM figurant dans un tel environnement (je fais encore une fois abstraction des cas impliquant la conjonction mais). Dans aucun de ces exemples je n'arrive à détacher, autour de l'occurrence de QTM, une séquence discursive susceptible d'être reformulée sous la forme d'une phrase complexe ouverte par bien que. Il semble donc justifié de dire que QTM précédant pas exprime, typiquement, une valeur concessive indirecte.

Voici des exemples représentatifs de cette configuation apparemment
réservée à la «réfutation» (cf. Moeschler et de Spengler, 1981, cité en 1.2 cidessus)

[13] «Vous êtes drôles, dit Bernadette. Pourquoi ça serait forcément l'amour?
Il y a quand même pas que ça sur le marché? (Boissard, Claire, 22)

[14] J'ai declare que ses jambes etaient trop osseuses et je me suis refugie dans
les bras de ma grand-mere, que tu as devisagee avec un melange de con-

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fiance et de suspicion : elle n'allait tout de même pas se montrer ta concurrente,
dans mon cœur? (Bosquet, Mère, 140)

[15] «OiiestJean?
- II est en haut de la cote, il les guette.
- II ne faudrait tout de meme pas que ces gens croient...
- Que veux-tu qu'ils croient? (Cardinal, Sourici&re, 24)

[16] Sans soleil on ne fait pas de photo, dans l'ombre on ne voit rien, on ne voit
que le décor. On ne paie quand même pas le photographe pour ne pas se
reconnaître... (Detrez, Ludo, 78)

[17] Nous nous regardons en retenant notre souffle, interdits. Qui ça peut-il
être? — Et si l'on avait rêvé? Non, quand même pas tous les cinq en même
temps... (Gerber.Bku, 138)

1.3.2. Un environnement non filtrant

Aux. QTMpart. passé.

Dans bien des cas, QTM s'intercale - seul ou accompagné d'un adverbe de nature clitique comme bien, peu - entre le verbe auxiliaire et le participe passé d'un temps verbal composé. J'ai relevé 53 exemples de ce type (sans compter 7 exemples de même structure avec mais). Pour la mise en œuvre de QTM, il s'agit donc d'une configuration formelle majeure. De plus, elle est intéressante en ce sens qu'elle semble compatible soit avec la valeur concessive directe, soit la valeur concessive indirecte.

On peut noter que ce contexte sert de cadre à une des occurrences de QTM
que Morel (1996, p. 55) interprète comme exprimant la «valeur de concession
logique». Voici l'exemple de Morel, et la paraphrase dont elle l'assortit :

[18] Notre voiture a cent mille bornes, elle a tout de meme (quand meme) tres
bien roule =
Bien que notre voiture ait cent mille bornes, elle a tres bien roule

Même si la première variante de ce double exemple ne constitue pas, à mon avis, un énoncé particulièrement bien réussi, j'accepte la possibilité d'une interprétation directe d'un tel contexte syntaxique, d'autant que certains exemples de mon corpus fonctionnent de manière identique, cf.

[19] - Vous partez bientot?
Nulle hostilite dans le ton. J'ai quand meme pense a cette reserve dont il a
fait preuve durant notre sejour. (Deon, Rendez-vous, 130)

Paraphrase (lache) possible:

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[19'] - Vous partez bientot?
Bien que je n'aie decele aucune hostilite dans le ton, j'ai pense a cette
reserve dont il a fait preuve durant notre sejour.

Le même fonctionnement s'observe dans les exemples qui suivent :

[20] J'ai plongé le nez dans le cœur des plantes, ai fouillé : pas moyen de dénicher
un bout de feuille jauni. Ma mère les a quand même lavées et jetées
dans le plat, avec de l'huile et du sel. (Detrez, Ludo, 84)

[21 ] Elle m'avait prevenu : pas chercher a savoir...
Je me suis tout de meme rue sur le portail derriere elle. (Dormann, Mickey,
287)

Dans d'autres exemples du même type formel c'est, au contraire, une valeur
concessive indirecte qu'il faut postuler pour le marqueur QTM, cf.

[22] Bernadette devait, pendant quelques jours, se reposer complètement et
nous n'avions pas le droit d'aller la voir. Il y a quand même eu de bons
moments! (Boissard, Avenir, 245)

[23] Antoinette prend les deux billets dans ses mains. Elle a vraiment besoin de
voir pour y croire. Cette fois il est quand même parvenu à la surprendre.
(Dorin, Lits, 185)

[24] Elle avait décidé, sans le consulter. Seule. Ils avaient tout de même parlé
une demi-heure ensemble. De quoi? (Etcherelli, Clémence, 93)

1.3.3 Les caractères prototypiques de QTM concessif direct.

Dans cette sous-section je vais montrer qu'il est possible d'établir, pour le
marqueur QTM, un schéma formel associé de manière univoque à la concession
directe. Soit cette phrase :

[25] -Jene voudrais pas pleurer devant vous... et... je crois bien que je vais
pleurer quand m£me. (Exbrayat, Colonel, 142)

Ce qui caractérise cette occurrence de QTM, c'est à la fois sa position dans l'énoncé et l'intonation que reçoit le marqueur. C'est probablement cette dernière qui constitue la marque pertinente en termes d'interprétation. L'intérêt de la postposition de QTM est de faire ressortir avec netteté ce signal intonatif particulier.

Deux traits intonatifs marquent cet emploi concessif : primo, QTM constitue une courbe de finalité (cf. Carton, 1974, p. 96), secundo, le marqueur prolonge sans solution de continuité le constituant verbal qu'il modifie syntaxiquement. Le mouvement mélodique qui en résulte se distingue clairement du décrochage intonatif sans accent particulier qui caractérise un grand nombre des occurrences de QTM signifiant la concession indirecte.8

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II est d'ailleurs possible qu'il faille réduire le schéma prosodique pertinent à l'absence de pause virtuelle entre verbe et marqueur, étant donné qu'il ne s'applique pas exclusivement aux réalisations finales de QTM, lesquelles lui donnent, cependant, un relief particulier. En effet, dans les exemples du type de [18] à [21], où QTM concessif direct figure en position médiane, le marqueur n'est pas accentué (cf., sur cet aspect des choses, Carton, 1974, p. 100), mais doit se prononcer sans rupture mélodique.

Un exemple comme [25], dont le fonctionnement concessif direct est d'un type particulièrement net (cf. ci-dessous), montre clairement que pour ce type d'énoncé, le détachement non accentué de QTM aboutit à une impasse informationnelle, cf.

[25'] ??- Je ne voudrais pas pleurer devant vous... et... je crois bien que je vais
pleurer, quand meme

[25] se distingue donc, de manière caractéristique, d'un groupe important de réalisations de QTM où le marqueur est détaché du reste de la phrase par rupture mélodique. Il acquiert ainsi le statut d'une «parenthèse» (Carton, 1974, p. 96-97), signalée, généralement, par une virgule à l'écrit. Lorsque la valeur du marqueur est celle qui correspond à cet emploi particulier, le schéma intonatif continu (traduit par l'absence de virgule dans le code écrit) ne peut s'appliquer, cf.

[26] «Bonjour, ceux qui s'appretent a choisir l'un des metiers les plus difficiles
mais les plus riches en joies qui existent. Bonjour les braves!
(...)
«En tout cas, ca commence bien, tu ne trouves pas?
- Tres bien.
- «Bonjour, les braves!» II n'a pas froid aux yeux, quand meme. (Boissard,
Pauline, 23)

[26'] (...)
??- «Bonjour, les braves!» II n'a pas froid aux yeux quand mfime.

Dans mon corpus, les exemples où QTM se laisse interpréter, grâce au schéma positionnel et intonatif qu'illustre [25], comme l'agent d'une relation concessive directe, se montent à 64, abstraction faite, une nouvelle fois, des occurrences de mais QTM (lesquelles sont au nombre de 35).

Pour un certain nombre de ces occurrences où QTM non-détachable exprime la valeur de concession directe, aucune proposition interprétable comme la cause contrecarrée ne peut être dégagée du contexte immédiat. Le passage suivant constitue un bon exemple de ce fonctionnement concessif particulier :

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[27] Philippa regarde son imbecile de fils. Elle s'apprete ale gronder lorsqu'il
lui revient quelque chose. De dramatique apparemment.
«Ta gorge! C'est de lui que tu as pris ton mal de gorge!"
Volant sur les traces de son pere, Gaston ne se connait plus.
«J'ai pas eu vraiment mal. J'ai fait semblant parce que j'avais peur de vous.»
C'est la verite si nue et dite si simplement, avec ce «vous» que personne n'a
toujours pu avaler dans la famille, que le silence, quelques secondes,
tombe, plein d'incredulite et de rires retenus.
Philippa se leve. On la sent au bord de la crise et j'ai pitie quand meme.
(Boissard, Claire, 243)

L'impossibilité de prononcer quand même avec rupture de la courbe intonative indique, en effet, que la seule piste interprétative valable pour le marqueur consiste à inférer un rapport concessif direct du contexte linguistique large. En l'occurrence, la tâche n'est pas trop difficile : le portrait de «tante Philippa» qui émerge des pages précédant celle où est relatée la scène en question justifie amplement le peu de sympathie que la narratrice éprouve, «normalement», pour elle.9 Cependant, ce cas de figure - également signalé par Moeschler et de Spengler (1981, p. 97), qui estiment qu'il a pour effet de faire apparaître «Q[T]M comme déclencheur de sous-entendus»10 - doit être qualifié d'exceptionnel, car, le plus souvent, l'obligation d'une interprétation inférentielle de QTM aboutit à l'attribution d'une valeur concessive indirecte au marqueur.

Contrairement à ce qui est le cas de [27], la plupart des énoncés qui renferment une occurrence de QTM répondant au schéma positionnel et intonatif indiqué ci-dessus se laissent facilement transformer en une phrase concessive prototypique. De plus, un examen attentif des contextes pertinents révèle que dans un nombre non négligeable de cas, la concession directe résulte de la mise en œuvre d'une configuration syntáctico-sémantique particulière. C'est, sans doute, l'étiquette de «contradiction» qui caractérise le mieux celle-ci : les deux propositions qui supportent la relation concessive font apparaître un seul et même verbe, de forme négative dans une des propositions et de forme positive dans l'autre.

L'exemple suivant illustre bien ce mécanisme contradictoire de la concession
directe :

[28] -Jene veux pas le savoir. Si tu me le dis je ne viens plus.
- Je vais te le dire et tu viendras quand même. Il y en a deux cent soixantedix-huit.
(Cardinal, Autrement, 151)

II est, en outre, intéressant de noter que cet exemple rend explicite la «relationhypothétique
sous-jacente à toute concession» que stipule Martin (1983,
p. 5) : la phrase Si tu me le dis je ne viens plus fournit en toutes lettres le

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«script» de la normalité qui va être transgressée par l'acte concessif, Je vais te le dire et tu viendras quand même. Un modèle de la concession comme celui avec lequel opère Morel (1996, p. 7) associe justement ces deux principes, ainsi que le montre cette formule : «A est normalement associé à <Bl> et <B> = <nonBl>»."

Parmi les exemples de mon corpus où le rapport concessif exprimé par
QTM exploite ce principe contradictoire, on trouve les suivants :

[29] - Est-ce qu'on s'ennuie avec sa maman? -Non. - Et alors? - Je m'ennuie quand meme. (Detrez, Ludo, 95)

[30] Je n'ai pas de desirs ou j'en ai peu ou jenenen'en ai plus. Si j'en ai, ils ne valent
pas d'etre explores et survoltes. Peut-etre que j'ai des desirs tout de meme.
(lonesco, Solitaire, 40)

Dans ce dernier exemple, les propositions de la concession ne se jouxtent
pas. Dans celui qui suit, la séparation est de cinq pages, sans que la contradiction
cesse pour autant d'orienter l'interprétation du rapport concessif:

[31 ] «Et si, pour une fois, vous changiez de place et que vous veniez la? a-t-il
demande en posant la main sur lemur, a cote de lui. Au moins, vous ne
mouilleriez pas votre fond de culotte!» (...) (...) (...).
Je me suis levee. J'avais les jambes tout engourdies et mon pantalon etait
mouille quand meme. II s'est leve aussi. (Boissard, Claire, 168 ; 173)

Le rapport contradictoire ne se limite pas à l'alternance stricte d'une forme positive et d'une forme négative d'un seul et même verbe. Dans l'exemple suivant, le contraste, centré sur le verbe emmener, résulte d'un environnement formel sans négation explicite :

[32] Elle a gueule. On devait l'emmener. Elle resistait. On l'a emmenee tout de
meme. (Detrez, Milancolie, 80)

L'efficacité de ce principe contradictoire est telle qu'elle résiste au détournement
ludique comme cet exemple permet de le constater :

[33] - Vous habitez la rue, me dit-on, et ne connaissez meme pas le mot de
passe? Passez quand meme. (lonesco, Solitaire, 178)

Dans bon nombre de cas, QTM apparaît comme concessif direct alors que
l'opposition susceptible d'être reformulée en termes contradictoires est de
nature purement sémantique. Voici des exemples pertinents :

[34] Ami des hommes craignant la mort, qui vont mourir quand meme.
(Gerber, Bleu, 304)

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[35] II n'y a pas de pays moins romanesque que la Grece, sinon peut-etre l'Espagne. (...) Des commercants font payer en nature, de futurs beaux-freres passent un examen probatoire avec les soeurs ainees tres actives. L'amour - si Ton peut dire - triomphe done quand meme, mais ce n'est pas celui qu'on affiche. (De'on, Rendez-vous, 211)

La relation de concession directe resulte simplement, dans la plupart de mes exemples, d'une rupture de norme sans implication formelle ou semantique particuliere, et repondent, par consequent, au critere minimal qui definit la relation de concession (cf. aussi Morel, 1996, p. 7). Les exemples suivants sont de ce type :

[36] Le fauteuil m'empeche de voir, je fonce quand m£me, a l'aveuglette.
(Detrez, Ludo, 157)

[37] Le patron récoltait des routes carabinées ;il retournait là-bas quand
même, uniquement pour emmerder le vieux. (Gerber, Bleu, 149)

Le système positionnel et intonatif qu'on vient de voir connaît des pertubations. Dans l'exemple suivant, une virgule précède l'occurrence de QTM sans abolir, me semble-t-il, l'exigence d'une intonation forte pour ce segment final :

[38] Ils ont beau dire sur le bidon du produit à nettoyer le bassin qu'il est parfumé
à l'œillet, moi je trouve que ça sent l'eau de Javel, quand même!
(Boissard, Avenir, 76)

Dans l'exemple qui suit, il y a conflit entre un marqueur soude qu'on voudrait
accentuer fortement et la position de celui-ci:

[39] C'est comme leurs dix cerises pourries au kilo, leur steak haché plein de
gras, leurs yaourts avariés depuis trois jours et qui restent quand même au
comptoir. (Cardinal, Vie, 224)

2. Les spécificités individuelles de quand même et de tout de même

2.1. Gradabilité de la notion de synonymie.

Résumant les conceptions en présence concernant la notion de synonymie, Bonnard (1978, p. 5897) a cette remarque : «on se prononce pour ou contre l'existence de synonymes selon qu'on exclut du sens des mots les traits connotes ou qu'on les y intègre.» En effet, on ne peut guère espérer trouver deux unités lexicales qui réagissent de manière rigoureusement identique aux vingt-trois tests d'ordre connotationnel que définissent les fameux «principes différenciateurs des synonymes» établis par Baldinger dans les années 1960.12

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C'est d'ailleurs à ces principes que se réfère Bonnard (1978) en formulant
l'appréciation qu'on vient de voir.

Si deux termes sont alors présentés comme étant des synonymes, c'est donc exclusivement en fonction de leur «sens cognitif commun» (Dubois et al., 1994, p. 465). Dans le cas d'unités polysémiques, l'identité cognitive peut s'étendre ou non à l'ensemble des sous-sens que comportent les termes qu'on compare. Ce dernier critère a donné lieu à une distinction communément postulée entre «synonymes totaux» - et de ce fait interchangeables dans n'importe quel contexte - et «synonymes partiels», pour lesquels l'existence de domaines de non-recoupement se laisse établir. Ce qui resterait exclu, dans le premier cas de figure aussi, c'est la «synonymie complète» (Dubois et al., 1994, p. 465),13 stade inaccessible à cause des «fonctions symptomatiques» différentes qu'il convient d'attribuer même à des synonymes en apparence absolus comme par exemple «soixante-dix et septante» (Heger, 1969, p. 53).

De telles considérations incitent à adopter une perspective comme la suivante : «c'est plutôt en termes de degrés qu'on peut parler de synonymie; celle-ci deviendra ainsi simplement la tendance des unités du lexique à avoir le même signifié et à être substituables les unes aux autres» (Dubois et al, 1994, p. 465).

La thèse que je défendrai dans cette section consiste à dire que les adverbes concessifs quand même et tout de même sont, comme on le suppose en général, des synonymes, et même des «synonymes totaux». Cela veut dire que je ne m'attends pas à trouver, dans mon examen des données réunies, des environnements formels pouvant accueillir l'un à l'exclusion de l'autre. Il reste alors à montrer que ces mêmes adverbes exhibent, dans leur mise en œuvre, assez de différences tendancielles - exploitables à des fins connotationnelles - pour que la relation de synonymie qui les réunit ne puisse être qualifiée de parfaite.

2.2. Les variables.

La question des spécificités sémantico-pragmatiques individuelles des marqueurs de la classe QTM doit être abordée en plusieurs étapes. La première consistera à établir, sur la base du corpus choisi, leurs fréquences relatives.14 Ensuite, j'examinerai les données concernant trois paramètres susceptibles de révéler des comportements individuels pour quand même et tout de même, à savoir (i) le statut énonciatif de QTM, (ii) la corrélation de ce marqueur avec l'élément mais, (iii) le détachement gauche du marqueur.

2.2.1. Une approche quantitative globale.

Le tableau que voici donne un aperçu des valeurs enregistrées, dans mon
corpus d'exemples de QTM, pour les paramètres suivants : a) nom des vingt

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Tableau 1

auteurs mis à contribution, b) nombre de livres dépouillés pour chaque auteur, C) nombre d'occurrences relevées de quand même, à) nombre de ces occurrences qui appartiennent à une instance de discours direct explicitementsignalée comme telle, E) nombre d'occurrences de tout de même, f) nombre de ces occurrences qui appartiennent à une instance de discours direct ; les deux dernières lignes du tableau recensent l'importance de la séquence mais QTM dans les divers cas de figure envisagés :

II apparaît, globalement, que quand même est nettement mieux représenté que tout de même dans mon corpus avec 65 % des cas enregistrés (456 sur un total de 701). La proportion de tout de même est donc de 35 % (245 occurrences sur 701).

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La plus grande fréquence de quand même semble être un phénomène général comme l'atteste la distribution à peu près identique des deux adverbes dans mon corpus : ceux des auteurs examinés qui ont fourni, au total, plus de 5 occurrences de QTM, utilisent à la fois quand même et tout de même. Il y a une seule exception à cette tendance : Pierre Daninos, chez qui j'ai noté 32 exemples de QTM, ne semble utiliser que la locution tout de même.15

2.2.2. Différences énonciatives.

La domination de quand même s'accuse encore lorsqu'on ne considère que la catégorie des emplois explicitement signalés comme reproduisant des instances de discours direct. Dans mon corpus, 295 des occurrences relevées (cf. colonnes d. et f. du tableau 1) sont de ce type (42 % du total enregistré). De ces 295 occurrences, 70 % (c'est-à-dire 206 occurrences) sont le fait de quand même, alors que 30 % des cas (89 occurrences) font apparaître tout de même. Hors discours direct explicite, quand même représente 62 % des cas (250 occurrences sur 406), et tout de même 38 % (156 sur 406). Ces chiffres semblent confirmer ce dont on a l'intuition : la langue parlée plus ou moins spontanée, suggérée en l'occurrence par le discours direct, préfère quand même alors que la position de tout de même est plus solide dans la langue surveillée, à laquelle on peut sans doute, en simplifiant un peu, assimiler le texte narratif.

2.2.3. L'incidence de mais.

L'intégration d'un de ces adverbes au marqueur complexe mais (...) QTM n'est pas sans répercussion sur leur fréquence relative. Cette construction, qui représente 19 % des occurrences relevées (131 sur 701), favorise nettement quand même avec 77 % des cas (101 occurrences sur 131) ; lorsque le marqueur est en corrélation avec mais, la proportion de tout de même descend à 23 % (30 occurrences sur les 131 relevées).

Cette dernière constatation jette un éclairage intéressant à la fois sur le sémantisme du marqueur complexe mais QTM et sur la concurrence entre quand même et tout de même. Voyons d'abord ce dernier point. Le contexte spécifiquement concessif qui a été établi en 1.3.3 favorise sans aucun doute quand même au détriment de tout de même : sur les 64 occurrences indiscutables - sans mais - que j'ai relevées de ce type d'emploi, 59 (c'est-à-dire 92 %) font apparaître quand même, alors que tout de même n'est utilisé que 5 fois (8 % des cas). Ces chiffres m'amènent à poser que quand même a une affinité concessive plus grande que tout de même. En ce qui concerne le type syntagmatique mais QTM, il figure, dans mon corpus, 35 fois dans un environnement explicitement concessif du type en question, chiffre qui représente 27 % du total des 131 occurrences que j'ai notées pour mais QTM. Une telle proportion est, comme cela vient d'être précisé, nettement

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supérieure à celle obtenue par QTM sans lien avec mais : 64 cas sur un total
de 570, c'est-à-dire 11%.

Ces chiffres suggèrent l'hypothèse d'un phénomène d'attraction : le marqueur complexe mais QTM, en soi favorable à la mise en place d'une relation concessive directe, favorise quand même aux dépens de tout de même. Rien d'étonnant, alors, à ce que, sur les 35 occurrences que j'ai relevées de mais suivi de QTM final non-détaché, 33 fassent apparaître quand même, et 2 seulement tout de même, c'est-à-dire 94 % pour l'un et 6 % pour l'autre.16

L'exemple suivant illustre donc ce qu'il faut considérer comme le fonctionnement
le plus typique du marqueur complexe mais QTM :

[40] Elle a essaye de m'empecher mais je suis alle voir quand meme. (Deon,
Rendez-vous, 125)

2.2.4. QTM détaché à gauche.

S'agissant des spécificités respectives de quand même et tout de même, il semble pertinent d'examiner une configuration qui, au sens propre comme au sens figuré, apparaît comme l'exact opposé du contexte concessif prototypique défini en 1.3.3 : QTM placé en tête d'énoncé et commençant, à l'écrit, par une majuscule. Cette configuration syntaxique offre la particularité d'induire systématiquement un effet interprétatif de concession indirecte pour QTM. Il s'agit donc d'un filtre du même type que la configuration décrite en 1.3.1.2. En effet, l'énoncé ayant servi à définir cette relation concessive particulière, [ll],l1], ne se laisse pas, de manière naturelle, transformer en une suite de deux phrases répondant à la structure en question, cf.

[1"] ?I1 pleut. Tout de même, je sors.

Dans cette configuration particulière, la répartition des deux adverbes en question est la suivante dans le corpus que j'ai examiné : 41 occurrences de tout de même (dont 17 en discours direct) et 11 seulement de quand même (dont 8 en discours direct), soit 79 % pour le premier et 21 % pour le second. Cette répartition confirme, a contrario, l'affinité de quand même pour le fonctionnement concessif direct et montre que tout de même a tendance à fonctionner comme l'expression d'un rapport concessif indirect.

Voici des exemples du type en question :

[41] II pose sa main sur mon epaule. Un couple nous observe et se de"tourne quand nous passons : «Tu sais ce qu'ils disent, chuchote papa a mon oreille : «Quand meme, il les choisit bien jeunes!» Us sont jaloux.» (Boissard, Pauline, 95)

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[42] -En piteux état? Juste quelques coups de couteau... Il faudrait autre chose
pour abattre un Garofani...
- Quand même... de&coups de couteau? (Exbrayat, Pizza, 73)

[43] Sans doute, en vous collant leur pistolet dans le dos pour que vous alliez chercher un sac, ne vous auront-ils pas bousculé... Tout de même, ça rappelle ce que certains, et même beaucoup, disaient des Allemands pendant l'Occupation. (Daninos, France, 90)

[44] II y avait eu aussi les révolutions, les guerres civiles, le coup de poing que
j'avais reçu. Il s'en était passé des choses, autour de moi. Sans moi. Tout de
même cela m'intéressait. (lonesco, Solitaire, 202)

[45] Tous deux ignoraient les à-coups de la machine. Elle lui disait : «Tout de
même, Martel, c'est culotté comme surnom...» (Grainville, Viking, 81)

[46] -(...) Les Arabes ont pris tous nos défauts et aucune de nos qualités... Enfin, je dis «nos» qualités devant vous, mais les Belges et les Français sont pareils. Tout de même vous serez mieux traitée ici qu'une Française. Vous verrez la différence... (Déon, Carotte, 52)

2.3. Divorce, mais pour la forme.

Dans tous les cas de figure examinés jusqu'ici, aucune position syntagmatique n'a pu être décelée où la commutation de quand même et tout de même poserait problème. Il en va autrement d'un petit nombre d'exemples où le fonctionnement de QTM est d'ordre métalinguistique. En effet, dans l'exemple suivant, il ne viendrait à l'idée de personne de remplacer tout de même par quand même (cf. aussi, dans le même ordre d'idées, les remarques d'Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, p. 89, sur le fonctionnement autonymique du signe) :

[47] Le tout de meme etant integrable dans un nombre considerable de combinaisons
possibles : Ce nest tout de meme pas compliqui!... Ce nest tout de
mime pas la mer a boire!... (Daninos, France, 122)

Inversement, quand même ne saurait céder la place à tout de même dans les
quelques exemples qui sont analogues à celui qui suit :

[48] Elle se presenta rue Quand-Meme un soir, avec des airs de conspiratrice.
(Gerber,Bku,2l2)

Une précision apportée par Nyrop ( 1930, p. 351-52) permet de comprendre pour quelle raison une rue de Belfort - ville où se déroule l'action du roman en question - porte le nom de Quand-Même : «Cette expression a fini par devenir une dénomination indépendante, et elle sert de titre à une belle sculpture d'A. Mercié à Belfort (1882) symbolisant la défense de cette ville en 1870-71.»

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3. Vue diachronique

3.0. Terminus a quo.

Si l'on s'en tient au Trésor de la langue française^ le sens concessif (autorisant, selon cet ouvrage, de gloser par «néanmoins» les adverbes en question) remonte à 1839 pour quand même, et serait attesté dès 1831, dans un texte d'Eugène Sue, en ce qui concerne tout de même (cf. t. 11, p. 619). Les textes de cet auteur apparaissent donc comme le terminus a quo si l'on veut retracer l'évolution des deux adverbes concessifs formant la classe QTM.

3.1. Corpus littéraire du XIXe siècle.

Pour rendre compte des changements intervenus dans la mise en œuvre de quand même et tout de même, j'ai opté pour la reconstitution d'un second système synchronique, antérieur d'un siècle environ au système actuel qu'on vient de voir et incorporant les mêmes paramètres descriptifs. Une telle approche permet de mesurer l'évolution subie par les marqueurs en question en comparant les valeurs prises pour un seul et même paramètre dans les deux univers mis en parallèle. Les données censées refléter le fonctionnement caractéristique des marqueurs QTM au premier stade de leur évolution proviennent d'un corpus constitué de 10 romans écrits par autant d'auteurs et publiés entre 1842 et 1894.

3.2. Les données.

Ma présentation des faits bruts suivra les mêmes principes que celle adoptée pour les données contemporaines (cf. 2.2.1), à ceci près que les auteurs figurent ici dans l'ordre chronologique où ont paru les livres dépouillés. L'année de publication de ces derniers est également indiquée. Je rappelle la signification des colonnes C. à f. du tableau : C) nombre d'occurrences relevées de quand même, d) nombre de ces occurrences qui appartiennent à une instance de discours direct explicitement signalée comme telle, E) nombre d'occurrences de tout de même," f) nombre de ces occurrences qui appartiennent à une instance de discours direct ; la dernière ligne du tableau recense l'importance de la séquence mais QTM dans les divers cas de figure envisagés.

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3.3. Les tendances évolutives.


DIVL4857

Tableau 2

La comparaison de ce tableau avec le tableau 1 (cf. 2.2.1) montre, tout d'abord» que la fréquence des adverbes concessifs quand même et tout de même a connu une forte progression dans la langue littéraire depuis le XIXe siècle. Si l'on considère que la masse textuelle représentée par un roman n'a pas varié de manière significative depuis le milieu du siècle dernier, on constate, en effet, que la fréquence moyenne du marqueur QTM a plus que doublé entre la première et la deuxième tranche chronologique considérée : elle est passée de 7,6 occurrences par livre dans le corpus le plus ancien (76 exemples relevés dans 10 livres) à 17,5 occurrences dans le corpus contemporain (701 occurrences se répartissant sur 40 livres).

Dans le corpus le plus ancien, la part des occurrences de QTM installées dans une instance de discours direct est de 62 % (45 occurrences sur 76), contre 42 % dans le corpus principal (cf. 2.2.2). L'importance du premier de ces pourcentages indique probablement que les marqueurs du type en questionont pris naissance dans la langue parlée.18 Ces chiffres traduisent en même temps une forte diminution du nombre des occurrences de QTM provenant du discours direct. Ce recul s'explique assez facilement. Le roman réaliste du XIXe siècle opère, dans l'ensemble, une séparation nette entre un discours direct souvent populaire et une trame narrative peu influencée par

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la langue parlée. Dans le roman moderne, les types de discours sont davantagemélangés
et, surtout, l'oral a tendance à phagocyter le narratif, notammentpar
l'intermédiaire du «style indirect libre».

C'est, cependant, au discours direct explicitement marqué qu'il faut prêter une attention particulière si l'on veut, sur la base de données littéraires, extrapoler des tendances évolutives pour la langue tout court. Faisant la supposition que la place relative du discours direct est restée constante dans le roman français depuis cent cinquante ans, je constate qu'il y a progression quantitative de QTM du plus ancien au plus récent des corpus examinés. En ce qui concerne le corpus romanesque du XIXe siècle, 45 occurrences de QTM proviennent d'instances de discours direct, soit 4,5 occurrences par livre en moyenne. Pour le corpus contemporain, la moyenne correspondante est de 7,4 (295 occurrences pour 40 livres dépouillés, cf. colonnes d. et f. du tableau 1). D'après ces chiffres, l'emploi «réel» de QTM aurait donc presque doublé en un peu plus de cent ans.19

En ce qui concerne la concurrence entre quand même et tout de même, la situation que reflètent les données enregistrées sur le tableau 2 est très différente de celle que permet de constater le tableau 1 : dans la prose littéraire du XIXe siècle, c'est tout de même qui domine avec 70 % des occurrences (53 occurrences sur 76). Le tableau 1 montre (cf. 2.2.1) que dans la langue du roman contemporain, quand même représente 65 % des occurrences de QTM, et son concurrent, 35 %. Sur ce point particulier, on peut donc conclure sans s'embarrasser de précautions oratoires : le revirement quantitatif que fait apparaître la coupe longitudinale pratiquée ici répond très certainement à une progression généralisée du marqueur quand même avec affaiblissement consécutif de la position du marqueur tout de même.

Parmi les tendances d'évolution qui se profilent à travers les indications quantitatives fournies par mes deux tableaux, il y a lieu de noter la progression assez nette du type morphologique complexe mais QTM (cf. 2.2.3). Les 10 occurrences de ce type relevées dans le corpus du XIXe siècle représentent 13 % du total, alors que les 131 occurrences de mais QTM relevées dans le corpus principal, censé refléter le stade actuel de la langue, représente 19 % de l'ensemble des exemples de QTM notés dans ce corpus.

Ces éléments quantitatifs corroborent, à double titre, l'hypothèse lancée par Fónagy (1995, p. 189). Il y a eu, d'abord, progression de la fréquence d'utilisation des marqueurs QTM (cf. 0.3) et, au cours de cette évolution, l'importance relative de l'adverbe quand même est allée en augmentant avec, à la clé, un tassement en ce qui concerne l'unité tout de même.20

Il semble, cependant, que le changement perçu par Fónagy (1995, p. 189)
corresponde surtout à «un déplacement» dans la mise en œuvre de ce type de
marqueur. Selon ce linguiste, «l'usage actuel» de quand même viserait, avec

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une fréquence croissante, à exprimer des valeurs pragmatiques d'un type qu'il qualifie de «modal». L'auteur cite 13 exemples authentiques (1995, p. 189-91) pour illustrer la grande variété des valeurs «modales» pouvant être véhiculées par QTM. Fónagy (1995) semble même penser que le glissement sémantique qu'il postule menacerait «l'usage traditionnel» de quand même, évoqué en des termes (cf. 1995, p. 189) qui permettent de l'assimiler à la concession directe (cf. 1.1). Est-ce qu'une telle hypothèse est compatible avec le message que livrent les valeurs numériques inscrites sur les deux tableaux let2?

En 1.3.3, j'ai défini un ensemble de caractéristiques formelles associées de manière univoque à la concession directe. Tout semble indiquer que ce type d'environnement faisait partie des configurations formelles possibles de QTM dès l'apparition du marqueur. Pour qu'on puisse considérer comme justifiée l'hypothèse d'une réduction progressive de la fréquence avec laquelle QTM exprime la concession directe, il faudrait alors que le nombre des occurrences répondant à ces caractéristiques soit moins important dans le corpus principal que dans le corpus composé de texte du XIXe siècle.

Comme cela a été précisé en 1.3.3, j'ai relevé, dans le corpus de textes contemporains, 64 occurrences de QTM répondant aux critères intonatif et positionnel censés constituer ce filtre sémantique particulier. La concession directe la plus strictement définie représente donc 11,2 % des 570 occurrences pertinentes provenant de ce corpus (compte non tenu des exemples où figure l'élément mais). Dans le corpus de textes du XIXe siècle, j'ai relevé 13 exemples de QTM concessif direct sur un total de 66 occurrences sans mais.21 Dans ce dernier corpus, QTM est donc concessif direct, grâce à l'environnement formel du type en question, dans 19,7 % des cas. Voici, pour mémoire, un exemple du type dont il s'agit :

[49] «Qu'est-ce done que tu tiens? - dit Le Hardouey; -on n'y voit plus.
- Buttez-vous la et guettez tout de meme, - fit le patre, - ne vous lassez...»
(D'Aurevilly, L'Ensorcelee, 190)

Le recul traduit par ces pourcentages est assez important et signifie probablement que le profil pragmatique des marqueurs quand même et tout de même s'est effectivement modifié dans le sens «modal» indiqué par Fónagy (1995), du moins si l'on compare deux périodes aussi éloignées dans le temps que celles auxquelles se rapportent les données réunies ici.

4. Conclusion

II apparaît, au terme de cette étude, que la polysémie qui affecte les locutions
adverbiales quand même et tout de même peut être ramenée à une opposition
entre la valeur concessive directe de type logique, prolongement du sémantismede

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tismedebase de ces expressions, et un ensemble de valeurs concessives
indirectes, diversement exploitées en termes pragmatiques.

En fonction de cette dichotomie sémantique primaire, reprise de Luscher (1993), et que la possibilité ou non d'une reformulation en bien que de l'énoncé portant QTM a servi à tracer, j'ai pu, dans un nombre non négligeable de cas, établir des corrélations entre la valeur prise par une occurrence particulière d'un de ces adverbes et des indices formels de son contexte linguistique. La contribution interprétative des différents contextes filtrants que j'ai pu identifier pour les marqueurs étudiés correspond à la typologie générale des indices contextuels établie par Fuchs (1997) : certains environnements formels confèrent, de manière «stable», la valeur concessive directe à QTM, d'autres en orientent l'interprétation, de manière non moins stable, dans le sens d'une valeur indirecte, tandis que d'autres contextes encore, pour répondre à certains traits formels caractéristiques, sont néanmoins «instables» en ce sens qu'ils ne fournissent pas d'indices forts pour l'interprétation de la valeur de QTM qu'ils portent.

Il a pu être montré aussi que les adverbes quand même et tout de même satisfont à tous les critères sur lesquels on s'appuie en général pour établir l'existence d'un rapport synonymique. Leur synonymie est totale en ce sens qu'il est impossible de pointer le moindre contexte formel ou pragmatique où l'un des deux serait admis à l'exclusion de l'autre. Il ne s'agit toutefois pas d'une paire de synonymes parfaits dans la mesure où quand même et tout de même varient, notamment, en fréquence et en force concessive ; de telles variations s'accompagnent inévitablement de nuances sémantiques d'ordre connotatif.

Le volet diachronique de cette étude a montré que telle a été la situation de ces marqueurs concessifs concurrents depuis leur apparition, vers le milieu du XIXe siècle. Ce qui a changé, c'est d'abord leur ordre hiérarchique, lequel s'est renversé : il y a un siècle, tout de même était le terme le plus répandu, aujourd'hui, c'est quand même. La comparaison de données provenant d'époques différentes incite également à penser qu'un changement s'est opéré dans la mise en œuvre de ces marqueurs, lesquels véhiculent aujourd'hui, plus souvent que par le passé, une valeur concessive indirecte.

Reidar Veland

Université de Bergen



Notes

1. «La concession n'est que le nom donné à une propriété reconnue commune à divers instruments linguistiques : celle de lever une incompatibilité théorique entre deux énoncés» (Chevalier, Launay, Molho, 1983, p. 71). Ce qui trouverait à s'exprimer dans une langue déterminée, ce ne serait donc pas la concession en tant que telle, mais «des modes de concession» (ibid.).

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1. «La concession n'est que le nom donné à une propriété reconnue commune à divers instruments linguistiques : celle de lever une incompatibilité théorique entre deux énoncés» (Chevalier, Launay, Molho, 1983, p. 71). Ce qui trouverait à s'exprimer dans une langue déterminée, ce ne serait donc pas la concession en tant que telle, mais «des modes de concession» (ibid.).

2. Morel (1980, p. 889) insistcégalement sur ce point en faisant cette observation : «Réduire la concession à l'expression de la «cause contraire» (...) ou à l'expression d'une certaine forme d'opposition, c'est laisser de côté la majorité de ses emplois.»

3. Heger (1969, p. 59) se demande même si on ne peut pas prêter «une validité universelle à la fonction monosémisatrice dans l'axe syntagmatique». Une telle supposition est cependant sous-tendue par deux postulats dont Fuchs (1997, p. 127) souligne la fragilité, à savoir, primo, «la liste des valeurs possibles du polysème peut être établie de manière indiscutable» et, secundo, «la valeur prise en contexte par le polysème peut être épinglée de façon précise».

4. Les deux travaux importants de Morel ( 1980,1996) font exception à cette règle dans la mesure où ils incorporent un nombre considérable de données conversationnelles authentiques - les mêmes, en fait -, mais la visée de ces traitements n'est pas pour autant quantitative.

5. Telle semble, en effet, être l'idée exprimée par l'auteur, qui se livre à une évaluation de la situation sur la base de l'état constaté dans un corpus de données orales collectées en 1989 (où les occurrences de quand même abondent) comparativement à un texte posthume de 1916 (où cet adverbe ne figure pas), cf. Fónagy (1995, p. 201 note 36).

6. Je reviendrai sur cette séquence, d'ailleurs plus souvent discontinue que continue, dans la section 2.

7. Cette paraphrase s'appuie plus particulièrement sur une des lectures possibles de [2] - énoncé moins explicite que [1] -, celle qui correspond à la variante formelle suivante : [i] II pleut, mais j'ai envie de prendre l'air quand même.

8. Fónagy (1995, p. 192) conçoit même cette différence en termes de paires minimales.

9. En réalité, la valeur concessive exprimée par un tel emploi de QTM sans lien avec son contexte immédiat tend vers l'opposition générale. Autrement dit, QTM fait ici concurrence à la locution malgré tout.

10. «D'une certaine façon, le sous-entendu devient objet du discours : [i] Je t'aime quand même où l'emploi de QM peut sous-entendre pour les deux interlocuteurs qu'il existe des raisons à ce que le locuteur n'aime pas l'interlocuteur» (ibid.).

11. Ainsi nous avons, en ce qui concerne [28] : si tu me le dis (A) je ne viens plus (Bl) I je vais te le dire (A') et tu viendras quand même (B).

12. Cf. Baldinger (1997, p. 41), où l'auteur précise que sa grille de différenciation sémantique compte aujourd'hui 25 facteurs.

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13. La terminologie varie beaucoup sur ce point ; d'un auteur à un autre, la valeur synonymique jamais atteinte peut être qualifiée d'absolue, complète, totale ou - comme ici -parfaite.

14. Curieusement, la différence de fréquence ne figure pas parmi les facteurs différenciateurs de synonymes potentiels mentionnés en 2.1.

15. Pas d'exemple de quand même non plus dans les célèbres Carnets du major Thompson, où, cependant, le nombre des occurrences de tout de même se limite à 3.

16. La proportion des emplois de type oral que connaît le marqueur complexe mais QTM est nettement moins importante que la proportion correspondante de QTM seul : 40 occurrences sur 131, soit 31 %, contre 255 occurrences sur un total de 570, c'est-à-dire 45 % de discours direct lorsque QTM n'est pas accompagné de la conjonction mais. D'où ce paradoxe : malgré son faible degré d'oralité, le marqueur mais QTM, orienté vers l'expression de la concession directe, favorise très nettement l'adverbe le plus concessif quand même, lequel est pourtant affecté d'une nette connotation d'oralité, comme l'indiquent les chiffres déjà cités.

17. Dans Les mystères de Paris d'Eugène Sue, j'ai relevé trois occurrences de tout de même qui ne correspondent pas au marqueur concessif QTM mais où cette locution, employée attributivement, garde son sens comparatif. Voici un exemple du type en question, évidemment laissé de côté dans le tableau 2 : [i] - (...) Elle n'est pas tant si grosse que la plus petite de vos bûches. - T'as raison, dit le marchand de bois ; mais si elle ne vient pas pour son compte, c'est tout de même. Les voleurs ont comme ça des enfants qu'ils envoient espionner et se cacher, pour ouvrir la porte aux autres. Il faut la mener chez le commissaire» (op. cit., 31). Il est possible que cet emploi particulier de tout de même - dont je ne trouve nulle trace parmi les constructions attributives avec même signalées par le Trésor (cf. t. 11, p. 616) - constitue la base sur laquelle s'est développé le marqueur concessif homonyme. Comme je l'ai déjà indiqué, la première attestation de celui-ci remonte àce même auteur, cf. Trésor (t. 11, p. 619). De plus, l'explication très savante des opérations sémantiques impliquées par le marqueur tout de même que propose Morel (1996, p. 56) laisse probablement entendre qu'il y a un lien entre concession et comparaison.

18. Le fait que la paternité de la première occurrence attestée de ce type d'adverbe soit à attribuer à Eugène Sue, et que celui-ci emploie tout de même dans un passage de discours direct dès 1831, incite, de plus, à penser qu'il s'agit d'une invention populaire.

19. L'année moyenne de parution des livres du corpus le plus ancien est 1869, celle des oeuvres du corpus principal, 1976.

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20. J'ai, de plus, effectué une recherche dans la base textuelle FRANTEXT dont les résultats constituent un appui solide à ces hypothèses sur l'évolution quantitative des marqueurs QTM. De ce corpus informatisé, la tranche chronologique 1880-1900 (221 textes) a livré 470 occurrences de la séquence quand même, et 790 de tout de même. La proportion de la première séquence s'établit donc à 37 %, et celle de la seconde-à 63 %. La fréquence globale de QTM que ces chiffres laissent calculer pour la période correspondant aux deux dernières décennies du XIXe siècle, est de 5,7 occurrences par texte. Pour ses 51 textes contemporains, c'est-à-dire postérieurs à 1980, FRANTEXT faisait état, à la miavril 1997, de 508 occurrences de quand même, et de 319 en ce qui concerne tout de même. Cela veut dire que quand même représente, dans les textes contemporains incorporés à cette base de données, 61 % de l'ensemble des occurrences de QTM, alors que la part réservée à tout de même est de 39 %. La fréquence globale des marqueurs QTM dans les textes appartenant à cette dernière tranche chronologique s'établit à 16,2 occurrences par texte.

21. Dans cette fonction particulière, quand même parvient déjà, au XIXe siècle, àse hisser à la hauteur de tout de même, voire à le dépasser (pour la situation actuelle, cf. 2.2.3) : 7 de mes exemples du type en question font apparaître quand même, et 6 tout de même.

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Résumé

Trois lièvres sont courus dans cet article, tous levés par d'autres linguistes chassant
sur des terres différentes du domaine de la concession.

Le premier m'entraîne dans le débat concernant la manière dont se fixe la valeur
concessive des adverbes quand même et tout de même ; j'essaie de montrer, exemples
attestés à l'appui, que le rôle joué par les configurations contextuelles est primordial.

Le deuxième lièvre m'attire sur les sables mouvants de la synonymie ; pour ne pas
couler, je m'accroche à une représentation quantifiée de la mise en œuvre de ces

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marqueurs concessifs (dont le plus fréquent est quand même) pour poser que les tendances constatées sont à la source d'effets connotationnels propres à l'un ou à l'autre des adverbes en question, et qu'en conséquence ceux-ci ne sont pas des synonymes parfaits.

Le troisième lièvre que je cours dans cet article m'oblige à remonter le temps d'un siècle environ ; ce que j'attrape dans l'opération, c'est le tableau d'un état de langue où tout de même l'emportait, quantitativement parlant, sur quand même, et où les deux adverbes exprimaient plus souvent qu'au XXe siècle la concession pure et dure, c'est-à-dire «logique» ou «directe».

Bibliographie

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Janine Boissard: L'esprit de famille. Fayard, Paris, 1977. (Le Livre de Poche, 5260).
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Janine Boissard: L'avenir de Bernadette. Fayard, Paris, 1978. (Le Livre de Poche,
5470). (Avertir).

Janine Boissard: Claire et le bonheur. Fayard, Paris, 1979. (Le Livre de Poche, 5524).
(Claire).

Janine Boissard: Moi, Pauline. Fayard, Paris, 1979. (Le Livre de Poche, 5600). (Moi).
Gaston Bonheur: Le soleil oblique. Julliard, Paris, 1978. (Soleil).

Alain Bosquet: Une mère russe. Grasset, Paris, 1978. (Mère).

Alain Bosquet: Lettre à mon père qui aurait eu cent ans. Gallimard, Paris, 1986.
(Lettre).

Daniel Boulanger: Fouette, cocher! Gallimard, Paris, 1986. (Folio, 1160). (Fouette).
Marie Cardinal: La souricière. Julliard, Paris, 1965. (Presses Pocket, 1698). (Souricière).

Marie Cardinal: La clé sur la porte. Grasset, Paris, 1972. (Le Livre de Poche, 4213).
(Clé).

Marie Cardinal: Autrement dit. Grasset, Paris, 1977. (Le Livre de Poche, 5072).
(Autrement).

Marie Cardinal: Une vie pour deux. Grasset, Paris, 1978. (Le Livre de Poche, 5378).
(Vie).

Marie Cardinal: Le passé empiété. Grasset, Paris, 1983. (Le Livre de Poche, 5951).
(Passé).

Jacques Chessex: La confession du pasteur Burg. Bourgois, Paris, 1967. (Poche Suisse,
13). (Confession).

Jacques Chessex: L'Ogre. Grasset, Paris, 1973. (Ogre).
Pierre Daninos: Made in France. Julliard, Paris, 1977. (France).

Michel Déon: Tout l'amour du monde. La Table Ronde, Paris, 1960. (Folio, 1016).
(Amour).

Michel Déon: Le rendez-vous de Patmos. La Table Ronde, Paris, 1971. (Folio, 969).
(Rendez-vous).

Michel Déon: La carotte et le bâton. La Table Ronde, Paris, 1980. (Folio, 1471).
(Carotte).

Conrad Detrez: Ludo. Calmann-Lévy, Paris, 1978. (Bruxelles, Espace Nord, 45).
(Ludo). [1974].

Conrad Detrez: L'herbe à brûler. Calmann-Lévy, Paris, 1978. (Herbe).

Geneviève Dormann: Mickey l'ange. Seuil, Paris, 1977. (Le Livre de Poche, 5215).
(Mickey).

Claire Etcherelli: Elise ou la vraie vie. Denoël, Paris, 1967. (Folio, 939). (Elise).

Charles Exbrayat: Aimez-vous la pizza? Librairie des Champs-Elysées, Paris, 1960.
(Club des Masques, 55). (Pizza).

Charles Exbrayat: Le colonel est retourné chez lui. Librairie des Champs-Elysées, Paris,
1965. (Club des Masques, 170). (Colonel).

Charles Exbrayat: Quand Mario reviendra. Librairie des Champs-Elysées, Paris,
1972. (Club des Masques, 318). (Mario).

Maurice Genevoix: Trente mille jours. Seuil, Paris, 1980. (Edition du Club France
Loisirs). (Jours).

Alain Gerber: Le faubourg des Coups-de-Trique. Laffont, Paris, 1979. (Le Livre de
Poche, 5628). (Faubourg).

Alain Gerber: Une sorte de bleu. Laffont, Paris, 1980. (Le Livre de Poche, 5715).
(Bleu).

Alain Gerber: Le lapin de lune, Laffont, Paris, 1982. (Le Livre de Poche, 5877).
(Lapin).

Patrick Grainville: La Diane rousse. Seuil, Paris, 1978. (Points Roman, 331). (Diane).
Partrick Grainville: Le dernier Vikîng. Seuil, Paris, 1980. (Viking).

Eugène lonesco: Le solitaire. Mercure de France, Paris, 1973. (Folio, 827). (Solitaire).
Alexandre Jardin: Bille en tête. Gallimard, Paris, 1986. (Folio, 1919). (Bille).
Alexandre Jardin: Le Zèbre. Gallimard, Paris, 1988. (Zèbre).

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Honoré de Balzac: La Cousine Bette. Garnier, Paris, 1962. (Classiques Garnier).

Gustave Flaubert: Madame Bovary. Gallimard, Paris, 1972. (Folio, 804).

Guy de Maupassant: Une vie. Gallimard, Paris, 1974. (Folio, 544).

Jules Renard: Poil de Carotte. Gallimard, Paris, 1970. (Bibliothèque de la Pléiade, p.
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