Revue Romane, Bind 33 (1998) 2Interprétation et contextepar Eric Mouzat Le but de cet article est de proposer une réflexion qui intègre, par delà l'interprétation classique des énoncés, certains éléments du contexte général d'énonciation des discours. En effet, si nous considérons un énoncé quelconque, comportant, par exemple une négation ou une modalité particulière, quoi que nous entendions par «interprétation», cet énoncé sera toujours ambigu. Ceci est notamment évoqué par Kleiber (1994). Soit, par exemple
: Si (1) est isolé
d'un contexte, je peux toujours imaginer un
environnement • faux • absurde
• indeterminable
en termes de vericonditionnalite - ou bien qui
fasse que les informations portées par (1) ne me
permettent Avant de montrer que le contexte (ou l'environnement) est capital pour la compréhension d'un énoncé, c'est-à-dire qu'un énoncé isolé est pure abstraction ou vue de l'esprit, qu'il ne peut avoir de sens hors de l'univers dans lequel il s'inscrit, de discuter comment intégrer le contexte dans une interprétation, et quels éléments de l'environnement sont pertinents, définissons ce que peut être une interprétation. 1. L'interprétation est une opérationL'interprétation est une opération grâce à laquelle un interlocuteur puisera des informations dans un discours. Ces informations devront lui paraître suffisantes pour qu'il identifie une motivation satisfaisante pour communiquer,c'est-à-dire proposer en retour un message grâce à un ou plusieurs codes simultanément. Un discours, compte tenu de ce qui précède, ne Side 210
saurait être
simplement une succession d'énoncé, mais un message
particulier(linguistique «L'univers environnant» est lui-même un ensemble ouvert regroupant des informations très diverses et variables, évolutives même au cours d'une situation de communication, dont la pertinence est capitale (nous évoquerons plus loin ce problème). Ces informations proviennent de domaines variés, par exemple : • les
connaissances encydopediques de celui qui interpre"tera
l'e'nonce' • Interpretation
des et/ou des discours anterieurs (contexte
• l'attitude, les
comportements du locuteur • certains
parametres complexes issus de la perception de
l'interlocuteur, Cette opération conduit probablement l'interlocuteur à dégager une représentation de la vérité, que nous pouvons assimiler à une valeur de vérité, sans préjuger du nombre de valeurs, ni de leur nature. Nous verrons aussi plus loin que l'interprétation débouche sur deux autres notions, dont «l'intention». De ceci découlent
plusieurs points : ¦? le nombre
d'informations collectées grâce à l'interprétation
(notée I) =*> pour
comprendre un énoncé, un interlocuteur n'a pas forcément
=*• il existe un
seuil d'informations à partir duquel I atteint son but,
c'està-dire * permet
l'attribution d'une valeur de vérité à l'énoncé * met en
condition l'interlocuteur de produire une réponse
(verbale Donc I est une
opération qui agit sur un discours pendant que celui-ci
est 0 I puise des
informations dans le discours 0 I organise ces
informations, crée des relations originales entre ces
0 quand une quantité suffisante et/ou une organisation suffisante de ces informations est obtenue, I attribue au discours une valeur particulière, met l'interlocuteur en situation d'identifier une intention et rend une réponse possible. Side 211
2. Construction d'un modèle interprétatifSoit D, un
discours. D comprend : • un contexte, un
environnement, c'est-a-dire un ensemble d'informations,
Nous avons donc,
au moment de l'interprétation : D : el, e2, e3
et M est un cadre, un tableau mental, dans lequel sont organisées, par I, des informations puisées dans D et des informations «u» puisées dans les énoncés du discours. Certaines de ces informations «u» sont présentes à l'état brut dans les énoncés, d'autres sont créées par induction entre les énoncés, par la volonté plus ou moins consciente du locuteur, d'autres encore sont créées par inférence entre des informations perçues dans les énoncés et les connaissances particulières du monde de l'interlocuteur. Donc M est de la
forme : M: ul*u4 us*i2 i6*ul is*i4*u2 où «*» est une relation particulière établie par l'interlocuteur entre des informations. Cette relation «*» peut être, par exemple, l'antériorité, l'implication, la cause, la conséquence, l'opposition, une prédication... Il est possible, probablement, de définir avec précision un formalisme qui rende compte de ces relations. Ce n'est pas le but du présent article qui se veut plutôt une discussion informelle posant certains problèmes inhérents à la complexité de la question. Side 212
3. Interprétation et contexte : quelques exemplesSoient les trois
discours suivants : Dl : l'action est en classe, au lycée, en milieu d'année. Les murs de la salle sont bleus. Il y a 25 élèves dans la classe. Le professeur a 30 ans. C'est un homme. Nous sommes le 25 février. Il est 16 heures. Jean (élève) a fait un exercice de physique. Son professeur a corrigé et noté son exercice. La note est 18 sur 20. Jean avait appris sa leçon. C'est un bon élève d'habitude. En lui remettant sa copie, le professeur a dit à Jean : (2a) «ce n'est pas mal» + intonationl D2 : l'action
est en classe, au lycée, en milieu d'année. Les murs de
la salle D3 : l'action est en classe, au lycée, en milieu d'année. Les murs de la salle sont bleus. Il y a 25 élèves dans la classe. Le professeur a 30 ans. C'est un homme. Nous sommes le 25 février. Il est 16 heures. Jean (élève) a fait un exercice de physique. Son professeur a corrigé et noté son exercice. La note est 10 sur 20. Jean avait appris sa leçon. C'est un élève très faible d'habitude. En lui remettant sa copie, le professeur a dit à Jean : (2c) «ce n'est pas mal» + intonation3 Dans Dl, D2, D3,
il y a respectivement une manifestation linguistique
(2) Ce n'est pas
mal. M((2)) prendrait
en compte une analyse du prédicat «être mal», la
négation Ceci représente à
peu près les éléments productifs d'informations pour
(2). • a quoi renvoie
«ce» ? • quelle est la
valeur de la negation ? • ou et quand cela se
passe-t-il ? Est-ce que ceci a une importance ? Side 213
Ce sont autant
de questions qui rendent (2) ambigu. Or, dans le cas des discours Dl, D2, D3, à cause de la présence d'un certain nombre d'informations, même si celles-ci sont partielles et liées à la perception spécifique de l'interlocuteur, l'interprétation ne portera plus sur un énoncé isolé, mais sur le discours global. De ce fait, suffisamment de questions trouveront réponse, et la relation de communication entre le locuteur et l'interlocuteur sera possible. Ainsi, nous
aurons : Or comment
allons-nous bâtir Ml((2a)) ? =¦* il faudra d'abord
puiser des informations dans l'énoncé lui-même :
• «ce» =x=
quelque chose. Or, le simple enonc6 ne permet toujours
• E= relation ou
prSdicat «etre mal», aun argument. • «ne...pas» = negation de la relation. Potentiellement cette negation a plusieurs valeurs, d'oii un risque d'ambiguite. Pour les points qui sont obscurs, l'operation d'interpretation devra chercher ailleurs que dans l'6nonce lui-meme les informations necessaires. =*> il faudra
ensuite rechercher des informations contextuelles. II en
existe • celles qui vont
servir a lever l'ambiguite de E, et preciser la
reference • celles qui vont
enrichir M1 et l'ancrer dans la realite. • celles qui ne
serviront a rien ou quasiment a rien pour I((2a)).
De cela il ressort qu'il doit exister un filtre par lequel chaque information contextuelle va passer et à laquelle ce filtre va attribuer une pertinence. La pertinence est le résultat d'une décision de l'interlocuteur. Soit «f», ce filtre «f» peut être considéré comme une fonction. Chaque «i» de Dl, D2, D3 va passer par le filtre f et se verra attribuer une pertinence. En fonction du résultat, chaque information pourra ou non entrer dans Ml, M2, M3. Soit l'échelle de pertinence «EP», graduée de 0 à 100, par exemple. Dans Dl, l'information «les murs de la classe sont bleus», notee «il», sera telle que : f(il) = 0, pour Interpretation I de I'enonce particulier (2a). Par contre, si au meme moment, un peintre en batiment entrait dans la salle et declarait: (3) cette vieille
peinture est écaillée, il faudra la refaire de la même
couleur. Dans ce cas-là,
f(3) sera égal à 100. Parallèlement,
dans D2, l'information «le professeur a 30 ans», notée
«i2» Side 214
f(i2) = 5, par exemple, si tant est que l'âge du professeur puisse avoir une influence sur l'usage de l'ironie dans son discours. Tel ou tel trait de caractère du locuteur, selon la connaissance ou la perception que l'interlocuteur en aura, sera évalué en pertinence dans le discours spécifique devant être interprété. De même dans Dl,
D2, D3, la note obtenue par l'élève, dont l'information
II en ira de même
pour chaque information de Dl, D2, D3. Selon leur
pertinence, De cela, nous
pouvons déduire qu'une erreur d'interprétation peut
provenir • l'ignorance de
I1I1 information • une mauvaise
evaluation de la pertinence d'une information connue.
Parmi ces
informations contextuelles propres a lever l'ambiguite,
on peut • informations et
modeles en memoire et anterieurs (sujets a Erosion,
• elements
spatio-temporels • attitudes du
locuteur • etc. On voit donc
quelle peut être la complexité du problème. Ce n'est pas la provenance d'une information qui fait sa pertinence, mais c'est une décision du locuteur, en fonction de circonstances qu'il s'agit de définir. Il est probable qu'il y ait une préférence pour le filtrage de la pertinence en fonction de la provenance, certainement à cause d'habitudes acquises par l'interlocuteur. Si on applique un tel modèle aux discours Dl, D2, D3, on aboutira pour chacun à un tableau assez complet qui assignera à chaque paramètre (de n'importe quelle provenance : linguistique, environnementale) une valeur (information induite), et qui notera les relations entre ces paramètres. De plus, l'interprétation I permettra, en fonction des résultats collectés, induits et déduits, et par confrontation avec l'image de la réalité supposée (matérielle,virtuelle...) qu'il a, d'assigner une valeur de vérité à l'énoncé. Cependant,si on examine d'un peu plus près les discours Dl, D2, D3, il apparaît intuitivement qu'il existe une notion importante dont nous n'avons pas Side 215
discuté, et qui
semble appartenir au champ de l'interprétation, puisque
c'est 4. La notion d'intentionL'intention du locuteur est un élément dont on ne peut faire l'économie lorsqu'on traite de l'interprétation. Si «interpréter» c'est bâtir un tableau fictif où sont organisées des informations et des relations, et s'il s'agit d'attribuer à un énoncé une valeur de vérité, ceci n'implique pas que dans le cas du discours Dl l'élève ne réagira pas de la même façon que dans le cas du discours D2 ou D3. Ainsi, l'interprétation est un outil qui permet potentiellement à l'interlocuteur d'atteindre l'intention du locuteur. L'intention peut être vue comme un jugement que déduit l'interlocuteur du tableau fictif et de la valeur de vérité de l'énoncé par comparaison avec l'image du monde qu'il a en référence. Par exemple, en Dl, le devoir est bon, la note attribuée est élevée. L'élève le sait : c'est la partie référentielle du monde perçu qu'il a au moment où le professeur prononce (2a); le tableau interprétatif et la valeur de vérité résultant de l'interprétation sont en concordance avec ces éléments. Donc l'élève est capable d'accéder à l'intention contenue dans (2a). En D2, par
opposition, il y a un certain nombre d'éléments qui font
qu'il • la note basse :
03/20 • l'attitude du
locuteur :en Dl, sourire ;en D2, sourcil froncS, sourire
Donc l'interlocuteur cherche à identifier une intention particulière (parmi celles qu'il a en mémoire) qui coïncide avec la distorsion constatée entre le tableau interprétatif, la valeur de vérité, l'image perçue du monde et la projection dans ce monde d'un énoncé fictif qui ne produirait pas cette distorsion. De même en D3, l'intention, pour les mêmes raisons, sera identifiée comme un soutien, un encouragement. 5. ConclusionAinsi, nous avons montré, en prenant en considération non pas des énoncés isolés, mais des ébauches de situations discursives, que l'interprétation est un phénomène très complexe, irréductible à une simple recherche de valeur de vérité. De plus, il
semble que l'intention du locuteur soit intimement liée
à l'interprétation, Il reste à
préciser davantage les notions d'information (certaines
sont des Side 216
notions de
relation, et proposer un formalisme adéquat pour
représenter la Il est clair enfin, que la linguistique n'a aucune chance de jamais proposer la moindre théorie explicative en s'isolant d'autres sciences humaines, dont la psychologie, la communication ou la philosophie. L'apport de ces trois approches des comportements de l'homme sur des notions fondamentales comme le phénomène de perception ne peut être ignoré puisque l'interlocuteur interprète ce qu'il perçoit et en fonction de sa perception. Eric Mouzat
Université
Biaise Pascal, Clermont II RésuméDans cet article, l'auteur discute de façon non formelle de la notion d'interprétation des discours. La perspective présentée ici est celle de l'interlocuteur, c'est-à-dire celui qui perçoit le discours. L'auteur montre que l'interprétation d'un énoncé isolé de son contexte discursif n'a pas de sens. Il montre aussi la complexité de cette opération, intimement liée à celle d'intention du locuteur. Cette dernière notion est celle que l'interlocuteur cherchera à atteindre grâce à l'interprétation du discours. Prise en compte de la complexité et interdisciplinarité sont probablement deux des clés de la réussite d'une telle entreprise. BibliographieFuchs, C. &
B. Victorri (1992): Construire un espace sémantique pour
représenter Groenendijk, J.,
M. Stokhof et F. Veltman (1996): Changez le contexte!,
Kamp, H. (1981):
A Theory ofTruth & Semantic Représentation.
Groenendijk Kamp, H. et U.
Reyle (1993): From Discourse to Logic. Kluwer Académie
Kleiber, G.
(1990): La Sémantique du Prototype. PUF, Paris. Kleiber, G.
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standard |