Revue Romane, Bind 33 (1998) 2

La phrase proustienne et la semantique interpretative. Esthetique de la melancolie en pourpre et or

par

Thierry Mézaille

Pour décrire le contenu de phrases ramifiées, l'intuition méthodologique voudrait que l'on se laisse guider par une analyse logique préalable. Or le découpage des propositions - notamment subordonnées relatives, comparatives et temporelles, remarquables chez Proust - scinderait le niveau thématique en autant d'ensembles régis par des critères étrangers à son unité. C'est pourquoi, rompant avec cette vue, le sens lexical contextuel sera appréhendé comme un jeu de récurrences sémiques indépendantes des groupes fonctionnels. On le décrira en puisant parmi les concepts descriptifs élaborés par F. Rastier depuis plus d'une décennie.

N.B. Rappelons quelles sont, dans sa théorie (1989), les quatre composantes (le. instances) qui règlent l'interprétation des énoncés : la thématique rend compte des contenus investis et traite du «vocabulaire» textuel; la dialectique articule la succession des intervalles dans le temps textuel, comme les états qui y prennent place et les processus qui s'y déroulent; la dialogique traite de la modalisation des unités sémantiques et de l'énonciation représentée; la tactique rend compte de la disposition linéaire des unités sémantiques.

F. Rastier s'est lui-même déjà penché sur le problème en étudiant une périodede Un amour de Swann (1992b). Nous l'avons reformulé dans le cadre d'une recherche plus vaste concernant le sens d'une couleur donnée dans l'œuvre de Proust (cf. Mézaille, 1993 et 1996). L'analyse que nous proposons

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ici tire sa pertinence de cette mise en perspective. D'un point de vue thématique,elle sera contrainte d'outrepasser la limite phrastique au profit de la manifestation des relations intratextuelles. Plus largement, elle fera mesurer l'intérêt de cette sémantique linguistique pour la création de la valeur littérairedes segments textuels qu'elle aborde.

1. La période que l'on a isolée se situe à la fin de Sodome et Gomorrhe 11, juste
après la confirmation pour Marcel du lesbianisme d'Albertine :

Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour moi. La lumière du soleil qui allait se lever en modifiant les choses autour de moi me fit prendre à nouveau, comme en me déplaçant un instant par rapport à elle, conscience plus cruelle encore de ma souffrance. Je n'avais jamais vu commencer une matinée si belle ni si douloureuse. (Sodome et Gomorrhe 11, p. 312)

Elle précède la décision soudainement apparue nécessaire de se marier avec la jeune fille (soit un changement d'avis consécutif au rappel de la mère : «tu m'as dit (...) que tu étais content d'avoir renoncé à l'idée de l'épouser», ditelle à son fils Marcel, qui lui avoue son erreur de la veille), et s'inscrit donc dans un moment dialectique clé. Voici donc la phrase spectaculaire qui s'ouvre immédiatement après ces mots de douleur - elle a fait par ailleurs l'objet d'une étude stylistique récente de G. Molinié (1994) :

En pensant à tous les paysages indifférents qui allaient s'illuminer et qui la veille encore ne m'eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans un geste d'offertoire mécaniquement accompli et qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que j'allais avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu'à la fin de ma vie, renouvellement solennellement célébré à chaque aurore de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie,

l'œuf d'or du soleil comme propulsé par la rupture d'équilibre qu'amènerait au moment de la coagulation un changement de densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva d'un bond le rideau derrière lequel on le sentait depuis un moment frémissant et prêt à entrer en scène et à s'élancer, et dont il effaça sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse et figée, {ibid. p. 312-13)

Pour rendre plus sensible la cadence équilibrée, on a visualisé ici la séparationentre la protase et l'apodose, laquelle est introduite par la dorure précieuse.Mise ainsi en relief, celle-ci contraste avec le «sang de ma plaie», interprétant figuratif de la douleur morale non figurative - selon la terminologiede la sémiotique greimassienne.1 L'expression provoque dans ce contextela lecture dans «sanglots» des deux lexèmes fusionnés «sang» + «flots». De façon insistante, «le sanglant sacrifice» est celui du chagrin de Marcel à l'amour. Pouvant se «symboliser» par «un geste d'offertoire», il est ouvertementindexé

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mentindexéà l'isosémie /religion/, de même que le soleil levant, dans une
image aussi païenne que christique.

Remarque d'ordre théorique :

Apres Rastier, une isosemie est pour nous I'effet de la recurrence d'un meme seme. Les relations d'identite entre les occurrences de ce seme induisent des relations d'equivalence entre les sememes qui les incluent. Soit ici le seme /sacralite religieuse/ qui rend le sang verse equivalent a l'offrande du vin, par reecriture.

Remarques d'ordre intertextuel :

(a) Rastier encore (1989, p. 265) decele cette identification de l'astre au Christ chez Apollinaire, ou «Soleil cou coupe» {Zone) induit la molecule semique recurrente dans le poeme composee de /circulaire/, /rouge/, /epanchement/, /unicite/, /masculinite/, /ascendant/, /violence/. Or ces semes se retrouvent dans «l'ceufd'orpercant Vaurote sanglante» de Proust (meme si /rouge/ y est en relation locative et non plus attributive avec 'soleil'). Par la metaphore, le seme /immense/ est affere aussi bien a 'oeuf qu'a 'cou'. Mais contrairement au vers isole surrealiste «Soleil cou coupe», l'indexation de l'oeuf d'or aux trois domaines //religion//, //esthetique//, //biologie//, narrativement organises, rend l'image d'emblee intelligible.

(b) En outre, la periode reftre allusivement au fameux alexandrin de Baudelaire : «Le soleil s'est noye dans son sang qui se fige», co-occurrent d'un 'ostensoir' (/religion/); le semantisme est conserve et inverse chez Proust, ou le soleil liquefie le sang fige.

(c) Enfin, cette Harmonie du soir se fonde sur une des Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine (1830), dont il convient de citer les co-occurrences lexicales remarquables : «Le soir est près de l'aurore; L'astre [i.e. le soleil] à peine vient d'éclore (...) L'aube n'a plus de zéphire (51c) Sous ses nuages dorés; La pourpre du soir expire Sur les flots décolorés».

Le paganisme se confirme par l'osmose du moi avec le cosmos, en l'occurrencel'aurore sanglante. Dans la bichromie, emblème de dualité, l'or «solennel»et sacré de l'illumination et des flammes est pourvu d'une forte valeur esthétique - ainsi la conjonction du pictural («tableau») et du théâtral («entreren scène») tend à neutraliser /dysphorie/ du sémème 'plaie'. L'or pointe à travers la rougeur dominante de «la coagulation» (paraphrasée par le «changement de densité»), «la pourpre mystérieuse et figée», voire la violence des actions constitutives d'un rituel sacrificiel, telles «rupture», «creva», «propulsé», «s'élancer», «frémissant». L'ensemble se lit sur la paire d'isosémies spécifiques complémentaire /liquide/ vs /solide/ structurant l'isosémie générique/organisme biologique/ ('plaie', 'œuf, 'vie') - repérée par G. Molinié

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(1994) -, laquelle fait le lien entre l'humain (/intériorité/, par le sang du chagrin) et le cosmique (/extériorité/, par le sang de l'aurore). On observera que paradoxalement l'œuf ne s'écrase pas mais crève le rideau céleste. Aboutissant ainsi à un terme, cet œuf suggère l'éclosion et la renaissance : celles non d'un poussin peu compatible avec le contexte - plutôt du phénix mythique, comme le remarque à juste titre G. Molinié -, mais de flots de lumière intense en expansion symbolisant l'euphorie de l'amour ressenti, retrouvé. Cela complète la fusion du moi avec le cosmos, cette fois sur la couleur jaune brillant. Si bien que l'on constate, pour nuancer le propos du stylisticien, que l'image christique ne se réduit pas au moi souffrant, mais couvre aussi le moi espérant. Au terme de cette analyse en sang et or, on obtient alors un mixte de souffrance et d'amour qui évoque une passion, au sens plein du terme.

Le lever offre à la contemplation de Marcel la révélation de la douleur dans un premier temps et de la beauté avec la «joie» de l'or solaire dans un second temps. Si cette inversion dialectique est orientée vers l'optimisme au niveau cosmique, en revanche au niveau humain les choses sont plus complexes. Le jaune brillant euphorique, plus fort qu'une simple lueur d'espérance, est la réalité triomphante qui dissipe l'illusion du sacrifice définitif, de la réouverture perpétuelle de la plaie à laquelle Marcel se croyait condamné, à cause de la jeune fille qu'il aime. Aussi doit-on constater le couplage avec une inversion dialogique, car l'anticipation («allaient s'illuminer», «allais avoir à faire») et l'impression subjective («me parut symboliser», «mystérieuse»), qui modalisent l'intériorité sanglante, participent de l'erreur d'un premier moment : en effet, non seulement le «paysage» n'est pas «indifférent», mais le rideau rouge n'est pas éternel. Si bien que la coagulation n'est pas une solidification emprisonnante (dysphorie) mais se laisse plutôt réécrire cicatrisation (euphorie). Contrastivement l'extériorité dorée est modalisée par l'assertion porteuse de la valeur de vérité que lui confère le narrateur. Notons que le syntagme «on le sentait» délègue aux observateurs ce savoir anticipatif sur l'illumination,2 laquelle, constatée, réalisée et assertée, peut revêtir un aspect extraordinaire. Cela s'oppose nettement au mode hypothétique («la veille encore eussent rempli», «la rupture d'équilibre qu'amènerait»), dénué de valeur positive, bien qu'il ne relève pourtant pas du moment de l'erreur.

Du point de vue de l'interaction de la tactique et de la thématique, on remarquera que la protase et l'apodose de la période regroupent respectivementles termes antithétiques de ces inversions, ce qui accentue l'effet de renversement3 et souligne les dualismes (synthétisés dans le tableau ci-dessous). Parmi eux, la paire aurore vs soleil suffit à définir deux intervalles temporels successifs et pallient ainsi l'insuffisance de la conjonction «quand» qui aurait pu suggérer la simultanéité.4 Corrélée aux couleurs et aux comparants (sangœuf),elle

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œuf),elleindique que les données du monde extérieur sont loin d'être un
ornement figuré et ajouté à un contenu psychologique propre et essentiel,
même dans le cas de ce roman appartenant au genre introspectif.

Telle est la structure de toute une série d'oppositions. Elles peuvent être rapportées à la dualité philosophique, illustrant à son tour la conciliation des antagonistes, voire l'osmose des deux termes /spiritualité/ (céleste et de l'âme affective-rationnelle) vs /matérialité/ (corporelle et du décor environnant). Cela fonde le double réalisme vers lequel tend la Recherche, d'ordre à la fois empirique et transcendant, dans une démarche de reconduction du premier au second (cf. F. Rastier, 1992 d). Néanmoins, bien que la dualité apparaisse comme le sens caché, profond, implicitement valorisé par le narrateur, et qu'elle semble régir le contenu de cette période, elle est trop abstraite5 et doit être détaillée en un sémantisme que précise le tableau. Cette catégorie n'est par conséquent qu'une parmi d'autres, pour une sémantique interprétative qui rejette tout réductionnisme au profit de la mise en évidence des sens pertinents, c'est-à-dire requis pour la structuration du contenu de la phrase.

Quant aux isosémies aspectuelles, elles n'échappent pas non plus aux
dualismes. Ainsi /cessatif/ (fin de la «joie») + /itératif/ (cf. 'renouvellement,

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'chaque') + /duratif/ sont en antithèse avec /inchoatif/ + /ponctuel/ + /singulatif/(du «soleil prêt à entrer en scène et à s'élancen>, avec la soudaineté de ses actions au passé simple). Au-delà de la répartition de ces deux triplets toujours respectivement en protase vs apodóse, l'isosémie casuelle /résultatif/ indexe, elle, sur l'ensemble de la période, les participes et les deux comparants('œuf et «sang de ma plaie»).

Revenons sur le second triplet, lorsqu'il est récurrent non plus dans l'apodose
mais dans la protase.

(a) Tout d'abord /inchoatif/ (indexant l'aurore sanglante et la periphrase 'allai-') : l'euphorie qui lui est traditionnellement liee est attenuee par la croyance dans le «chagrin quotidien» predit. En effet, si l'inondation solaire «efface» la pourpre, la prise de conscience qu'elle materialise n'annule pas pour autant, de facon explicite, l'illusion du pessimisme; pour preuve, la breve phrase succedant a la periode analysee : «Je m'entendis moi-meme pleurer.» La correction de cette erreur ne prend effet qu'a partir du moment ou le lecteur a etabli la connexion symbolique du soleil propulse avec le moral retrouve.

N.B. Selon Rastier, une connexion symbolique s'etablit entre deux sememes, telle qu'a partir d'un sememe lexicalise, onpuisse lexicaliser un autre sememe. Alors que la connexion metaphorique, elle, ne procede qu'entre simemes lexicalises.

(b) La paire /singulatif/+/ponctuel/ indexe les événements concernant l'affectivité de Marcel (cf. «me parut», «je ne pus retenir un sanglot» - outre les pleurs ci-dessus), et pas seulement le triomphe solaire dans l'apodose. Mais le fait que celui-ci réponde à ceux-là avec notamment «creva» et «effaça» (après la séparation par /itératif/ + /duratif/) confirme la lecture des deux verbes en tant que réactions intérieures. Ce parcours interprétatif s'opère grâce aux isosémies /singulatif/ + /ponctuel/, selon le princicpe d'assimilation (i.e. d'actualisation d'un sème par présomption d'isosémie).

2. Or, dans un flagrant contraste, cette paire aspectuelle caractéristique des passés simples perfectifs et actionnels (cf. «d'un bond») est neutralisée par les imparfaits qui servent, la page suivante, à décrire le paysage marin de Balbec dont la couleur dominante, le jaune doré, motive le rapprochement des deux segments textuels. Ce n'est qu'après sa contemplation que Marcel prend soudainement la décision d'épouser Albertine et de l'annoncer à sa mère, en ce final de Sodome et Gomorrhe 11. Il s'agit ici de nouveau d'une «scène» qui «semblait presque irréelle, comme une vue peinte». La transfiguration par l'art lui confère un réalisme total, empirique (c'est la mimesis) mais aussi transcendant du fait qu'elle recèle toute une vie intérieure affective - dont

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l'imparfait associé à la première personne est le véhicule privilégié. Cela
apparaît avec force dans cette «poétique et vaine image du souvenir et du
songe» :

le petit bois où nous avions joué au furet inclinait en pente jusqu'à la mer, sous le vernis encore tout doré de l'eau, le tableau de ses feuillages, comme à l'heure où souvent à la fin du jour, quand j'étais allé y faire une sieste avec Alberane, nous nous étions levés en voyant le soleil descendre. Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l'aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leur voile et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir : scène imaginaire (...). (Sodome et Gomorrhe 11, p. 314)6

Règne dans ce segment textuel une intense douceur; elle irradie dans la voile et le vernis que dorent les rayons de «l'aurore» (/inchoatif/) connectés à ceux du couchant (/cessatif/). Cette conjonction des pôles temporels de la journée, par la comparaison insistante «comme», accentue l'intense durée du spectacle, voire sa transmutation en un instant d'éternité artistique — par contraste avec le moment fugace où le soleil décoagulait. Toujours sur le plan aspectuel, l'isosémie /duratif/ se lie en faisceau avec /résultatif/ ('doré', 'encombré') et /itératif/ ('souventYpassaient', 'rentrent'), la neutralisation corrélative de /ponctuel/ ayant entraîné celle de /singulatif/.

L'innovation thématique repose en outre sur l'absence de toute élévation solennelle au profit d'un ton mineur instauré par l'euphorie mélancolique (la douce rêverie sur un passé révolu) et la mièvrerie des hypocoristiques («petit bois», «bateaux souriant») et de la paire chromatique rose et bleu. Les comparants cosmiques évoluent : dans ce contexte de durée, le vernis doré de l'eau, pris avec les voiles dans une même lumière unifiant l'espace, actualise le sème /continuité/ par contraste avec l'œuf d'or du soleil auquel il succède et que sa «rupture d'équilibre» indexait à /discontinuité/.

Remarque. Cette catégorie sémique transcende le clivage espace/ temps. Comme l'observait J.-P. Richard (1974, p, 60), «le vernissé unifie» et «fige». De même que le sang coagulait, de même d'une page à l'autre le flot d'or de lumière solaire (moment 2) s'épaissit et s'épanouit en un vernis continu (moment 3). L'euphorie intense qu'il matérialise peut déclencher alors la prise de décision par Marcel.

Récapitulons. D'une page à l'autre, la dorure unique fait l'objet d'une
dissimilation (i.e. d'actualisation de sèmes afférents opposés dans deux sémèmes
parasynonymes : 'or' vs 'doré') : /continu/ + /itératif/ succède à /discontinu/

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+ /singulatif/ - précision requise pour ne pas confondre deux unicités :
esthétique et événementielle.

De plus l'aurore perd sa violence ensanglantée au profit «des débris de nacre» aux douces irisations. Les comparants s'inscrivent ainsi dans une pacification du paysage, intérieur aussi bien qu'extérieur. Mais ici le doréjaunissait, du fait de la modification aspectuelle, n'a pas valeur événementielle; déterminé par l'imperfectif «encore» et résultant d'un éclairage «oblique» rendu diffus et doux par les brouillards nocturnes, qui sont emblématiques du «désordre» des pensées chez Marcel concernant sa relation avec Albertine, il ne marque pas un aboutissement mais précède la pleine lumière révélant la nécessité du mariage.

Toutefois entre les deux marines de Balbec, qui, globalement, relèvent du même intervalle temporel, celui de l'aurore vue par Marcel, d'abord seul, ensuite soutenu par sa mère, c'est la même esthétique solaire qui demeure; elle est indissociable du plan affectif, en l'occurence l'amour déchirant pour Albertine mais aussi la tendresse maternelle. Si bien qu'entre le lever de la sieste et celui du matin précédent, les changements lexicaux paraissent secondaires du fait de la permanence du sémantisme.

Cette remémoration de la surface de la mer, sur l'isosémie /imperfectif/, succédant dans l'espace d'une page à la prise de conscience devant le «rideau» de l'horizon marin crevé par l'œuf solaire, sur /perfectif/, doit se lire aussi comme une instruction interprétative : la scène du doré-jaunissait est ouvertement en relation lexico-sémantique rétrospective avec la scène de l'or levant; elle en appelle ainsi à l'acte mnémonique du lecteur (distinct de celui du narrateur). Entre les deux la jonction est établie par l'apparition de la mère consolatrice avec sa «douceur» constante; c'est par elle que s'opère la transfiguration puisqu'elle-même désigne le paysage : «derrière la plage de Balbec, la mer, le lever de soleil, que maman me montrait» (ibid.). On peut donc conclure que sans sa médiation l'âme de Marcel n'eût pas recouvré calme, paix et optimisme (il en va de ces pages de Sodome et Gomorrhe comme de celles de l'ouverture de la Recherche, où l'endormissement n'est possible qu'avec le baiser maternel; toutefois ici, c'est la mère, inversement, qui a été réveillée par les sanglots matinaux de son fils). L'intérêt a résidé dans le constat des modifications thématiques, concernant le jaune solaire du paysage, à la fois réitéré et unique, que cela a impliqué, corrélativement.

3. Elargissons maintenant le champ de la relation intratextuelle retrospective.

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Marcel, à une résurrection de l'espoir qu'il place en elle (cf. les aspects /itératif/+
/inchoatif/ de son amour phénix). Cela concorde avec un détail de son
physique décrit cinq pages auparavant :

Le cou d'Albertine qui sortait tout entier de sa chemise était puissant, doré, à gros grains. Je l'embrassai aussi purement que si j'avais embrassé ma mère pour calmer un chagrin d'enfant que je croyais alors ne pouvoir jamais arracher de mon cœur. (Sodome et Gotnorrhe 11, p. 308)

Des liens étroits unissent le grain doré et l'œuf d'or, soient les sèmes /jaune brillant/, /sphérique/ ('grain' synecdochique de 'cou'), /grand/, /ascendant/, /euphorie/ (beauté et douceur intenses), /discontinuité/, bien qu'ici /multiplicité/ se substitue à /unicité/. La thématique de l'affection consolatrice dissipant l'illusion du malheur accentue de façon remarquable l'identification.

Quant à la connexion symbolique (in absentia) de l'humain au cosmique, de type merveilleux, elle se fonde sur la même connexion, mais cette fois métaphorique (in praesentia), que développait le narrateur concernant les jeunes filles en fleurs. Telle Gisèle, explicitement dépeinte comme une Belle Matineuse - ce qui ne saurait être le cas d'Albertine, brune :

Ses cheveux étaient dorés, et ne l'étaient pas seuls; car si ses joues étaient roses et
ses yeux bleus, c'était comme le ciel encore empourpré du matin où partout
pointe et brille l'or. (A l'ombre des jeunes filles en fleurs 11, p. 281)7

Mais aussitôt elle perd son individualité pour se fondre, dans la petite bande
de Balbec, en des termes similaires :

l'aurore de leur jeunesse dont s'empourprait encore le visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles, et comme la fluide peinture de certains primitifs, faisait se détacher les détails les plus insignifiants de leur vie, sur un fond d'or, (ibid., p. 301)

La réintroduction du domaine //peinture//, lexicalisé, accentue l'isosémie spécifique /continuité/ par le «fond d'or» (dont la fluidité rappelle les «flots» d'or), et /inchoatif/ par 'primitif (cf. aussi le retour du morphème «illumin-»). Mais contrairement à la période de Sodome et Gomorrhe 11, la dissociation du moi par rapport à la pourpre aurorale n'est porteuse d'aucune dysphorie dans ce contexte des jeunes filles en fleurs. On remarquera que la connexion s'opère par un comme comparatif qui sauvegarde la vérité de la phrase.

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N.B. Techniquement, il s'agit d'une endosure : 'comme' a suspendu
l'incompatibilité générique /humain/ vs /cosmique/ et /monde réel/ vs
/monde représenté/ (cf. Rastier, 1987, p. 161).

En dépit des exemples antérieurs des «sang», «œuf», «vernis», il est beaucoup plus fréquent dans la Recherche que ces attributions métaphoriques, littéralement fausses. Pour preuve, au début du même volume, la comparaison filée de l'église de Balbec :

la coupole moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la lumière
(...) mûrissait la peau rose, dorée et fondante, (ibid., p. 26)

Les épithètes contrefactuelles «moelleuse et gonflée» lexicalisent des sèmes inhérents au sémème 'fruit', sur lequel elles anticipent, et dont la bichromie lumineuse, la douceur, la sphéricité et la sacralità - coexistant avec la sensualité - sont en harmonie aussi bien avec l'œuf solaire qu'avec le paysage de Gisèle. Il revient au lecteur d'opérer entre ces trois comparants une connexion symbolique à longue portée.

Mais revenons au topos du blason selon lequel visage et paysage ne font
qu'un. La structure sémique l'explique :


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Remarque. Les relations de causalité et d'agentivité (avec 'lumière' /ergatif/ + 'fruit doré' /accusatif/) se fondent sur l'isosémie /locatif/ du fait que les jeunes filles ainsi que la coupole apparaissent dans la lumière matinale. Le jeu de ces sèmes casuels précise le fondement métonymique que décelait G. Genette (1972) dans les comparaisons et métaphores proustiennes.

Il convient de relever que, dans le volume suivant, le contraste de la pourpre et de l'or ne se décline plus respectivement, pour les comparé-comparant, selon l'opposition /terrestre/ vs /céleste/, mais bien /univers mondain/ (intérieur) vs /univers naturel/ (extérieur) :

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dans le fond du salon, là où dans une baie tendue de soie jaune, quelques
fauteuils de Beauvais massaient leurs tapisseries violacées comme des iris
empourprés dans un champ de boutons d'or. (Le côté de Guermantes I, p. 365)

La nature végétale constitue ici la promotion de l'enfermement mondain. En ce sens la catégorie /architecture/ vs /végétal/ qui indexait la «coupole-fruit» ménageait une transition entre les deux ci-dessus. On reviendra in fine sur ces boutons d'or, dont le jaune commun avec la soie redessine un chiasme en embrassant la paire «tapisseries violacées» + «iris empourprés» (comme plus haut la paire «joues roses» + «matin empourpré» était embrassée par «cheveux dorés» et «op> solaire). Il s'agit de nouveau d'un «fond d'or» continu sur lequel se détache un élément cette fois tout aussi précieux qui n'a rien «d'insignifiant». Ici, le domaine //tissage//, comparé, se substitue au comparant //peinture//. Il apporte avec lui le sème /richesse/; en revanche, si /finesse esthétique/ et /duratif/ sont conservés, tel n'est pas le cas de /inchoatif/ qui disparaît.

Voilà donc quelques exemples significatifs des subtiles variations thématiques
au sein d'une forte similitude.

Si l'on a pu incidemment noter l'importance de la couleur de la chevelure pour la transfiguration solaire des jeunes filles, cela remonte au premier volume (Du côté de chez Swann, p. 535-36), où le nom de l'héroïne Gilberte tombait du ciel de façon «merveilleuse» sans doute parce que cette jeune fille était une «blonde joueuse de volant», vue l'après-midi aux Champs-Elysées, en harmonie avec sa «pelouse jaunie par le soleil» - celle-ci fût-elle «chétive et rase».

Et comme elle n'avait pas qu'une perruque blonde, mais que tout atome sombre avait été expulsé de sa chair laquelle dévêtue de ses voiles bruns, semblait plus nue, recouverte seulement des rayons dégagés par un soleil intérieur, (...) Gilberte avait l'air de figurer quelque animal fabuleux, ou de porter un travesti mythologique (...); cette jeune fille à la chevelure rousse, à la peau dorée (...) avait l'air d'un portrait (...) en Vénitienne. (A l'ombre des jeunes filles en fleurs I, p. 239-40)

Cette métamorphose concerne aussi les jeunes hommes, notamment son
futur mari, Robert de Saint-Loup,

dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi doré que s'ils avaient absorbé
tous les rayons du soleil. (A l'ombre des jeunes filles en fleurs 11, p. 104)

C'est parce qu'il appartient à la «race» des Guermantes qu'il possédera, de
façon aussi fabuleuse, une

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gloire divinement ornithologique, car elle semble issue aux âges de la mythologie
de l'union d'une déesse et d'un oiseau. (Le côté de Guermantes I, p. 148)

Sans être exhaustif, le rapprochement de ces segments éloignés à forte identité thématique prend tout son sens lorsqu'on constate qu'il connecte des protagonistes-dés du récit, en outre unis par des relations d'amour et de rivalité.

Quant à l'intégration du sème /sphérique/ dans la molécule /jaune brillant/, /luminosité solaire/, /mythique/, /sacralité/, /finesse esthétique/, /itératif/, /euphorie/, elle n'est pas limitée au contexte d'Albertine, mais concerne l'attribut métonymique de Gilberte que furent les fameuses billes d'agate personnifiées, symbole de forte affection pour le jeune Marcel.

Je regardais avec admiration, lumineuses et captives dans une sébile isolée, les billes d'agate qui me semblaient précieuses parce qu'elles étaient souriantes et blondes comme des jeunes filles (...); je lui en désignai une qui avait la couleur de ses yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré, la caressa, paya sa rançon, mais aussitôt me remit sa captive en me disant :... (Du côté de chez Swann, p. 545)

La délivrance matérielle n'est pas sans rappeler celle que l'on a étudiée supra sur le plan spirituel, mais ici avec un renversement des rôles : alors que l'œuf d'or contemplé au loin avait le privilège d'être l'agent de la transformation (sème /ergatif/), les billes caressées et les grains dorés embrassés, ainsi très proches, n'en représentent pas le patient mais l'élément médiateur (sème /instrumental/) qui emprisonne l'amour de la propriétaire et le transmet à Marcel. On remarque incidemment que l'attribution de tels sèmes casuels implique un parcours interprétatif.

Ajoutons qu'elles sont douces à caresser comme le furent aussi le vernis,
l'œuf, le fruit, les cheveux, tous dorés.

Parallèlement, si Saint-Loup est totalement étranger à ces billes, il n'en est pas moins qualifié de «filon précieux d'opale», co-occurrent de la blondeur solaire lors de sa première apparition {supra). Aussi partage-t-il les caractéristiques cette fois minérales de sa famille :

les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx ou plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les flancs de l'agate-mousse. (Le côté de Guermantes 11, p. 192-93)

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N.B. Si J.-P. Richard (1974, p. 68-69) avait déjà rapproché ces trois derniers
segments, sa critique thématique doit selon nous aujourd'hui être
complétée par une analyse sémantique.

Les lexèmes «filon», «rayon», «agate» n'auront pas échappé au lecteur attentif. Si le sème /sphérique/ n'est pas actualisé, il n'en va pas de même de son composant /curviligne/, bien présent, en faisceau avec /dynamisme/, /continuité/, /solidité/, outre ceux de la molécule évoquée ci-dessus. Celle-ci serait incomplète si l'on n'y intégrait pas les sèmes /intensité/, /noblesse/ et /féminité/. En effet, non seulement les Guermantes possèdent

une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les
hommes, massés en touffes dorées et douces, (ibid.)

mais Robert en particulier, bien que «viril» d'apparence, est perçu d'emblée
comme «efféminé» par «certains» observateurs.

Quant à l'opiniâtreté de Marcel à vouloir «suivre» l'ondulation des Guermantes, tout au long du récit, elle témoigne de la valeur affective, indissociable du sémantisme récurrent La molécule sémique ainsi constituée, elle fonde la cohésion thématique entre de blondes entités aussi distantes et diverses que Saint-Loup le Guermantes, Gilberte italianisée ou conjointe aux billes, les grains et l'œuf dorés d'Albertine. Il va de soi que la modalisation par la catégorie /erreur/ vs /vérité/ concerne tous les protagonistes de la Recherche dont la complexité et la richesse se traduit en premier lieu par leur duplicité (cf. aussi Rastier, 1992 b). Il n'est que de constater la présence obsédante de l'impression subjective (les billes «me semblaient précieuses», «Gilberte avait l'air», la race des Guermantes «semble issue») pour voir le lien stable du jaune avec l'épistémique - sauf pour les grains dorés, qui, comme le soleil ovoïde, sont assertés.

On conclura cet exposé sur la seule occurrence du syntagme «œuf (...) d'or», qui requiert la relation intratextuelle la plus éloignée de notre période initiale, à savoir jusque dans la partie Combray liminaire de la Recherche. Il s'agit ici du comparant des «boutons d'or» disséminés sur un pré, dorure de nouveau orientée dans la direction des Guermantes :

Ils étaient fort nombreux à cet endroit (...), jaunes comme un jaune d'œuf, brillant d'autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l'accumulais dans leur surface dorée, jusqu'à ce qu'il devînt assez puissant pour produire de l'inutile beauté; {Du côté de chez Swann, p. 280)

Comme pour les grains par rapport à l'œuf d'or supra, les sèmes /multiplicité/et
/itératif-duratif/ se substituent à /unicité/ et /singulatif-ponctuel/,

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mais ici en conjonction avec /petit/. Car «leur joli nom de Princes de contes de fées» renoue avec «ma plus petite enfance» (ibid.), confie le narrateur. Avec cette affectivité et cette subjectivité débordantes, on retrouve le faisceau constitué des sèmes /mythique/, /sacralité/, /intensité/ ('fort', 'd'autant plus', 'accumulais', 'puissant'), /finesse esthétique/ (les boutons possèdent en outre «un poétique éclat (...) comme certaines de nos toiles peintes» (ibid.), ce qui réintroduit le modèle pictural). C'est désormais sans surprise que l'on constatela permanence du sémantisme concernant des éléments descriptifs situés dans des volumes aussi distants que Combray et Sodome et Gomorrhe, où les contextes sont radicalement hétérogènes.

Toutefois àla différence du précédent œuf jaune, le jaune d'œuf est moins sphérique que circulaire, mais surtout indexé à l'isosémie générique /alimentation/; la «dégustation» empêchée qui provoque l'afférence /frustration/ au niveau des sentiments de Marcel, dévalue l'or des boutons (cf. «inutile beauté») : ils ne sont qu'un élément décoratif, toutefois significatif par la belle naïveté de l'enfance qu'ils font retrouver, alors que l'œuf de Sodome et Gomorrhe est déterminant au niveau passionnel en apportant une délivrance. Si bien qu'à partir de la proportion («d'autant plus...que») une inversion dialectique structure le champ cognitif de Marcel-le-jeune-promeneur. La couleur doit alors se dissimiler comme suit, dans le segment :


DIVL5197

On observera que la neutralisation du sème /comestible/, dans le second
temps, atténue la contrefactualité du comparant jaune d'œuf, de la même
façon que l'enclosure comme.

Remarque

C'est à cette analyse objective du sens que nous nous limiterons, sans aller plus avant dans les considérations freudiennes auxquelles s'adonnait notamment J.-P. Richard, selon l'obédience de la critique avant-gardiste des années 70. Le thématicien trouvait ainsi dans cet extrait sur les boutons d'or un morceau de choix pour aborder son chapitre la matière interdite, on s'en doute, sexualisée. Si, comme il l'écrivait, le «vœu essentiel de la sensualité qui est de pénétration ou d'incorporation n'est pas satisfait», la

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dérive de la «convoitise frustrée» vers l'interprétation «libidinale» (1974, p. 38) nous paraît en l'occurrence inadmissible. Cela parce qu'elle est contreditepar le contexte sémantique qu'elle ne respecte pas. En effet, on se gardera de confondre la sensualité «vicieuse» développée par le narrateur quelques pages auparavant (cf. «Les sadiques de l'espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais») avec «le plaisir» innocent du jaune d'œuf princier : aux sentiments noirs de Mlle Vinteuil ont succédé ceux, dorés, de Marcel. Contre cet amalgame plaide en outre le fait que la scène de Montjouvain termine la promenade du côté de Méséglise, alors que les boutons inaugurent avec les «gouttes d'or» des cloches de Saint-Hilaire (ibid.) la promenade du côté de Guermantes, dans un évident contraste thématique, puisqu'y domine l'isosémie /sacralité/ (des «pivots d'or» des clochers ou de la blonde duchesse de Guermantes). Finalement, la non-incorporation alimentaire de la fleur ne peut donc entraîner une connexion symbolique avec la non-consommation sexuelle, sauf à vouloir placer cet «échec du désir» (Richard, ibid.) dans le cadre d'une lecture productive, laquelle, écrit F. Rastier (1989, p. 51), «réinterprète le texte au gré du récepteur» - nous nous limitons pour notre part à la lecture descriptive qui «répond à l'objectif modeste mais ambitieux de restituer le contenu du texte» (p. 52).

Remarque d'ordre génétique

Un détour par Jean Santeuil (Pléiade, p. 458) est nécessaire pour se rendre
compte que le sème /liquide/ inhérent à 'jaune d'œuf a été neutralisé dans
le contexte pictural de Combray. Voici donc un début de repas à Réveillon :

Mais déjà les œufs chauds fumaient entre les fleurs fraîches. On s'asseyait et chacun déployait sur ses genoux une serviette candide comme la joie qui brillait dans tous les yeux et que venait d'aviver la découverte, à travers les flots dorés des œufs brouillés, les petites flottilles de lard (...) que chacun se chargerait volontiers de tirer tout à l'heure du naufrage.

(Quelques lignes plus bas, il est question des «boutons d'or»). Aucune dégustation empêchée ici; en revanche mêmes euphorie et simplicité dans cet âge d'or de l'enfance. On notera la présence du sème /épanchement intense/ comme pour le futur œuf d'or aux flots de lumière, mais ici au sens propre. Enfin, la métaphore filée à laquelle il donne lieu sur l'isosémie générique /navigation/. Le futur contexte du vernis doré sur lequel glissent les bateaux est déjà ici en germe, mais avec une inversion thématique puisque le comparant est devenu comparé. Bref, on ne peut pas dire que cet extrait de Jean Santeuil annonce ceux, étudiés, de la Recherche. Ils n'en

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sont qu'une réminiscence (vingt-cinq ans environ séparent cet avant-texte de Sodome et Gomorrhe 11, paru en 1922), mais pour éviter le vague de la visée comparative l'analyse sémique permet de déterminer précisément en quoi consistent les modifications et/ou conservations sémantiques.

4. Il ressort de ces analyses que l'irrépressible renvoi intratextuel et génétique, dans la si vaste Recherche et dans les écrits antérieurs considérés comme des premières versions, révèle le caractère significatif, puisque fortement récurrent et stable,8 d'un ensemble lexico-sémantique. C'est seulement pour les besoins de l'étude qu'on l'a limité aux mots vedettes or, doré, blond, jaune, parfois co-occurrents du pourpre, autour desquels sa forme se manifeste.

Pour revenir précisément à notre période initiale, tout aussi abondants sont les intertextes littéraires, notamment poétiques, et les topoï requis pour la décrire. Ceux-ci sont puisés dans la phraséologie, le symbolisme religieux, voire l'esthétique (que ce soit celle de la conciliation des contraires revendiquée par Proust lui-même ou de la participation néoplatonicienne, implicite). En ce sens, le contenu de la période est fortement représentatifau niveau de la réception culturelle.

Dans l'effort interprétatif que la phrase a sollicité, pour comprendre le processus de l'œuf d'or crevant le rideau pourpre, notre lecture, respectant le contexte, a refusé de rompre avec le thème de la passion de Marcel. Aussi le chagrin a-t-il impliqué son équivalent, au niveau sentimental et euphorique, que suggère l'éclosion solaire, au détriment de l'isosémie /aviaire/ (renaissance d'un oiseau banal ou du phénix) qu'a privilégiée G. Molinié (1994) : certes celle-ci peut effectivement être suppléée - par catalyse - mais reste secondaire sur le plan de la cohésion sémantique, surtout lorsqu'on constate, au palier texte, qu'elle ne concerne que la blondeur, fort distincte, de Saint- Loup et des Guermantes.

Pour établir précisément la cohésion, la récurrence des isosémies a permis d'isoler au moins une molécule sémique (définie par Rastier comme un groupement stable de sèmes, non nécessairement lexicalisés, ou dont la lexicalisationpeut varier, elle équivaut alors selon lui au thème). Cette forme thématique,que structurent des déterminations d'ordre dialectique, dialogique et tactique, constitue un de ces traits langagiers dominants, lequel, du seul point de vue du contenu, est pourvu d'une valeur esthétique. Ainsi, grâce à de tels outils conceptuels forgés par la linguistique textuelle, le sens peut être appréhendésous sa forme, qui révèle un caractère littéraire plus ou moins marqué. On ira même jusqu'à poser que l'analyse des textes a tout à gagner - rien à redouter - de la sémantique interprétative appliquée, les concepts spécialisés

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étant des instruments rationnels et heuristiques, non une illusion de scientificitésuperflue.

Un dernier mot sur la manière singulière de Proust. A la différence des textes poétiques, aphoristiques, génétiques étudiés par F. Rastier (1989, 1992a, 1994a, 1996b), la cohésion sémantique y est d'emblée évidente, notamment par l'impression de paraphrase qui se dégage d'un segment descriptif à l'autre, voire au sein même d'un segment donné. L'analyse sémique ne s'en justifie pas moins; seule a changé sa finalité : non plus établir un fil thématique implicite conférant un sens à des énoncés étranges, mais montrer les variations sur un épais faisceau d'isosémies permanent, au-delà des modifications lexicales. Tant le point de vue sémasiologique qui part des signifiants n'offre que des indices à un rapprochement des segments où ils sont inclus. Le signifié qui s'en dégage, dont la validité s'éprouve à l'échelle globale du texte, décidant a posteriori de la relation que ces mots contractent entre eux.

Thierry Mézaille

C.L.F. Université de Paris IV



1. Cf. le topos romantique de cette «plaie» affective (cf. Verlaine in Promenade sentimentale) remontant à Ronsard {Amours, sonnet 102).

Notes

2. Cf. Fontanille ( 1987) sur ces décalages cognitifs dans la Recherche.

3. Barthes (1971) étendait cette énantiologie à l'ensemble de la Recherche, où elle s'avère en effet déterminante.

4. La syntaxe n'est de notre point de vue que de la sémantique appauvrie puisqu'elle se prive des indices thématiques nécessaires à la compréhension de la structure phrastique.

5. Pour une critique de la sémiotique de la poésie fondée sur la paire spiritualité vs matérialité, cf. Rastier (1989, p. 242).

6. On retrouve là ce «tableau poétique d'Elstir (...) où les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or» du Côté de Guermantes 11. Voire, à la fin de Sodome et Gomorrhe I : «le soleil s'abaissant, les mouettes étaient maintenant jaunes, comme les nymphéas dans une autre toile de cette même série de Monet.» Comment ne pas rapprocher enfin le passage de celui du Côté de Guermantes I, où, malgré l'absence de marines, la «grosse lampe» d'une vitrine de Doncières «sur des tableaux qui n'étaient que de mauvaises copies déposait une dorure précieuse comme la patine du passé ou le vernis d'un maître, et faisait enfin de ce taudis où il n'y avait que du toc et des croûtes, un inestimable Rembrandt.» Soit encore une transmutation par un simple éclairage. Le vernis s'avère ouvertement pictural, associant, via Elstir, Monet et Rembrandt. Rembrandt, dont un article que Proust lui consacra le caractère ainsi : «ces figures apparaissent dans une sorte de matière dorée, comme si elles avaient été toutes peintes dans un même jour qui serait, semble-t-il, celui du soleil couchant quand les rayons frappant directement les objets les dorent.» (Essais et articles, Pléiade, p. 660).

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6. On retrouve là ce «tableau poétique d'Elstir (...) où les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or» du Côté de Guermantes 11. Voire, à la fin de Sodome et Gomorrhe I : «le soleil s'abaissant, les mouettes étaient maintenant jaunes, comme les nymphéas dans une autre toile de cette même série de Monet.» Comment ne pas rapprocher enfin le passage de celui du Côté de Guermantes I, où, malgré l'absence de marines, la «grosse lampe» d'une vitrine de Doncières «sur des tableaux qui n'étaient que de mauvaises copies déposait une dorure précieuse comme la patine du passé ou le vernis d'un maître, et faisait enfin de ce taudis où il n'y avait que du toc et des croûtes, un inestimable Rembrandt.» Soit encore une transmutation par un simple éclairage. Le vernis s'avère ouvertement pictural, associant, via Elstir, Monet et Rembrandt. Rembrandt, dont un article que Proust lui consacra le caractère ainsi : «ces figures apparaissent dans une sorte de matière dorée, comme si elles avaient été toutes peintes dans un même jour qui serait, semble-t-il, celui du soleil couchant quand les rayons frappant directement les objets les dorent.» (Essais et articles, Pléiade, p. 660).

7. L'intertexte ronsardien doit être ici convoqué : «Quand la roussoyante Aurore (...) vit la nymphe que j'adore Tresser son chef, dont l'or qui jaunissait, Le crespe honneur du sien esblouissait (...)» (Amours, sonnet 91; cf. aussi la fameuse «robe pourprée» de la fille fleur).

8. G. Molinié rappelle que «la significativité, l'existence d'un fait caractéristique se détermine dans l'itération et, sur fond d'itération, dans la non-itération» (1990, p. 708).

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Résumé

L'objet de cet article consiste en l'analyse sémantique d'une phrase remarquable de Proust, située à la fin de Sodome et Gomorrhe 11, à un moment charnière du récit. On vise à constituer le «thème» des deux couleurs dominantes. Dans le prolongement, mais plus globalement, à l'échelle du texte proustien dans son intégralité - «avanttextes» génétiques y compris -, le postulat sur lequel se fonde l'étude minutieuse est que les co-occurrences lexicales, la paraphrase de segments et les correspondances thématiques intuitivement perçues, à longue distance dans le vaste corpus, s'expliquent au niveau micro-sémantique- qui éclaire la cohésion. Du moins tente-t-on d'en faire la démonstration en puisant pour ce faire dans le système conceptuel de l'analyse sémique qu'a élaboré et illustré - déjà sur une phrase de Proust - François Rastier, depuis plus d'une décennie.

Références

Marcel Proust : A la recherche du temps perdu est cité d'après l'édition Garnier-

/. Ouvrages et articles de François Rastier relatifs à la sémantique du texte.

- ( 1991) Sémantique et recherches cognitives, PUF.

- (1992 a) Thématique et génétique - L'exemple d'Hérodias, Poétique, 90, p. 205-227.

- (1992 b) A propos d'une phrase de Proust, in: Où en est la linguistique ? p. 109-115,

- (1992 c) La Bette et la bête - Une aporie du réalisme, Mimesis et Semiosis, p. 205-217,

- (1992 d) Réalisme sémantique et réalisme esthétique, Théorie Littérature Enseignement,
10, p. 81-119.

- (1992 e) La sémantique des textes et l'approche interprétative, Champs du signe, 3,
p. 181-187.

- (1994 a) Tropes et sémantique linguistique, Langue Française, 101, p. 80-101.

-( 1994 b) Le problème du style pour la sémantique du texte, in: Qu 'est-ce que le
style? p. 263-283, PUF.

- (1994 c) & M. Cavazza et A. Abeille: Sémantique pour l'analyse. Masson.

- (1995) La sémantique des thèmes ou le voyage sentimental, in: L'analyse thématique
des données textuelles, p. 223-249. INaLF - CNRS, Didier-Erudition.

- (1996 a) Pour une sémantique des textes, in: Textes et Sens, p. 9-35. INaLF -
CNRS, Didier-Erudition.

- (1996 b) Chamfort : le sens du paradoxe, in: Le paradoxe en Linguistique et en
Littérature, p. 117-147. Droz.

//. Autres ouvrages et articles cités.

Barthes, Roland (1971): «Une idée de Recherche», in: Recherche de Proust. Ed. du
Seuil, Coll. «Points» [1980].

Fontanille, Jacques ( 1987): Le savoir partagé - Sémiotique et théorie de la connaissance
chez Marcel Proust. Hadès-Benjamins.

Genette, Gérard (1972): «Métonymie chez Proust», in: Figures 111. Ed. du Seuil, Coll.
«Poétique».

Mézaille, Thierry : Micro-sémantique et génétique chez Proust : le thème de la blondeur.
Thèse de doctorat, Paris IV. Parutions partielles et modifiées dans :

- (1992,1993) Bulletin d'informationsproustiennes 23,24.

- (1996) Textes et Sens, INaLF - CNRS, Didier-Erudition.

Molinié, Georges (1990): article «Stylistique» in Encyclopaedia Universalis.

Richard Jean-Pierre (1974): Proust et le monde sensible. Ed. du Seuil, Coll. «Poétique».