Revue Romane, Bind 33 (1998) 1Françoise Kerleroux: La coupure invisible. Etudes de syntaxe et de morphologie. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 1996.408 p.Hélène Huot Side 149
S'inspirant à la fois des notions de syntaxe positionnelle définies par J.-C. Milner dans Introduction à une science du langage ( 1989) et de celles élaborées par D, Corbin en morphologie dérivationnelle, l'auteur s'attache à étudier dans cet ouvrage un certain nombre de tours du français contemporain qui posent le double problème de la frontière entre la syntaxe - domaine des structures dans lesquelles des unités lexicales pourront être insérées -, et la morphologie - qui s'intéresse aux entrées lexicales et à leurs règles de construction -, et de leur éventuelle interpénétration. Se trouvent donc successivement abordés et explorés, après un premier chapitre (p. 13-64) consacré à présenter le dispositif théorique retenu, les problèmes que posent, du double point de vue de leur position syntaxique et de leur analyse catégorielle, l'infinitif dit substantivé -le boire, le parler, le lancer,... (chap. 2, p. 65-112) -, l'adjectif substantivé dans une construction exdamative très particulière - il est d'un calme ! il est d'un élégant ! (chap. 3, p. 113-205) -, enfin les noms d'action dépourvus de marque suffixale mais néanmoins considérés traditionnellement comme dérivés des verbes apparentés, tels que l'invite < inviter, la casse < casser, la fronde < fronder, la pioche < piocher... (chap. 4, p. 207-291). L'ouvrage se termine, avant une brève conclusion, sur une analyse de la notion de dérivation impropre (chap. 5, p. 293-384) et de la façon dont elle a été traitée depuis les travaux des grands indo-européanistes jusqu'aux manuels de grammaire les plus récents. Ainsi constitué,
cet ouvrage de F. Kerleroux a de grands mérites qui
devraient en Tout d'abord parce qu'il est rédigé dans une langue et une syntaxe parfaitement limpides (ce qui vaut certainement d'être souligné alors que tant de travaux linguistiques semblent aujourd'hui si peu soucieux d'écriture), mais bien davantage parce qu'il donne très bien à voir - comment des
donn^es, dont les proprieties specifiques sont
methodiquement - comment les
analyses traditionnelles a leur propos peuvent etre
ensuite evalue'es - enfin comment un dispositif theorique, et en l'occurrence la distinction entre les proprie'te's des positions syntaxiques et des termes susceptibles d'occuper ces positions, permet un traitement renouvel£ et sans doute plus satisfaisant de ces m£mes donnees tout en ouvrant des perspectives plus larges sur le systeme linguistique lui-m^me. Chacune de ces étapes est conduite de façon très claire et avec une rigueur dans l'argumentation qui fait de ce travail une illustration tout à fait remarquable et pédagogique d'une démarche méthodologique constitutive de la grammaire generative, et dont la fécondité n'est plus à démontrer. Enfin la mise
en perspective historique, trop souvent absente des
travaux d'inspirationgénérativiste, Side 150
accroît sans
nul doute l'intérêt de l'ouvrage, dans la mesure où sont
ainsi portés à la Par-delà ces
qualités bien réelles, le travail de F. Kerleroux
appelle néanmoins Il ne semble pas tout d'abord que les notions sur lesquelles l'auteur s'appuie pour construire ses démonstrations soient bien de même poids et de même intérêt. Et, même si D. Corbin n'a pas peu contribué à réhabiliter la morphologie, oubliée un peu vite en France en même temps que l'on se détournait de la philologie, sa «théorie» n'en reste pas moins plus floue et incertaine que ne le sont les thèses défendues par J.-C. Milner. Et sa règle de «conversion morphologique», largement utilisée par l'auteur, aurait pour le moins mérité d'être scrutée et discutée par F. Kerleroux avec la même acuité dont elle fait preuve dans sa dicussion de certaines analyses antérieures des données en question. Car cette règle de conversion morphologique, présentée comme une règle de construction de mots, au même titre que les différentes règles de suffixation, s'en distingue néanmoins par une différence de taille, qui est sa non-visibilité morphématique. Comment donc la justifier sinon par les arguments déjà utilisés dans les travaux antérieurs, à savoir une place structurale et une interprétation ? Sans doute cette règle se voit-elle dotée d'un statut théorique précis absent des traitements antérieurs, mais par-delà ce point, rend-elle tellement mieux compte des données ? D'autant qu'elle peut être réitérée sur une même unité lexicale, comme F. Kerleroux le propose à l'occasion, et comme l'avait déjà fait D. Corbin à propos des mots en -ter, sans qu'un tel traitement apparaisse solidement étayé et emporte vraiment l'adhésion. Sans doute pourrait-on objecter que, par ce double recours aux notions de distorsion catégorielle, due à J.-C. Milner, et de conversion morphologique, due à D. Corbin, des variations fines dans les données se trouvent ainsi mieux éclairées et expliquées. Mais les données explorées par F. Kerleroux - qui ne semble pas avoir eu accès à des moyens d'investigation informatisés -, rassemblées au fil des lectures et complétées par des exemples construits, restent assez incomplètes, et cette limitation affaiblit quelque peu la validité des solutions proposées. Sur des points aussi spécifiés que la construction exdamative avec adjectif substantivé, c'est dommage, et l'on aurait aimé en apprendre davantage sur les unités lexicales N suceptibles d'apparaître dans ce même tour. De même, il n'est pas évident que la substantivaron de l'infinitif ou la dérivation de noms déverbaux soient des phénomènes aussi productifs en français moderne que l'affirme l'auteur, et la façon dont le lexique est aujourd'hui structuré n'est sans doute pas sans incidence sur la possibilité d'apparition et de fonctionnement de ces tours. Enfin la spécificité des constructions étudiées limite forcément le maniement de tours apparentés à fin d'argumentation. D'autant que ceux qui sont retenus par l'auteurà cet effet semblent eux-mêmes fort contraints, tels il est d'une de ces patiences !, présenté (p. 177) comme co-occurrent de la construction à adjectif substantivé et pourvu de la même interprétation intensive «due à la présence de ce démonstratif». Mais si l'on peut admettre ce parallélisme, ce tour n'en reste pas moins difficile à Side 151
interpréter, et donc à utiliser à titre d'argument, dans la mesure où l'analyse en construction partitive, avec le pluriel du N après de ces, n'est pas la seule possible ni la seule attestée. Et ce tour ne peut être isolé de ceux où l'on a au contraire, de façon claire et avec la même interprétation intensive, un N singulier après de ces :j'ai un de ces mal de tête ! I *j 'ai un de ces maux de tête! Et l'on retrouve la même possibilité de distorsion de nombre dans d'autres tours proches, que l'auteur ne mentionne pas et qui ont pourtant la même valeur de haut degré, tels (Grevisse8, § 379) la situation était des plus embarrassante (sing.) vs la question est des plus simples (plur.). Qu'on ne s'y méprenne pas cependant : ces réserves ne diminuent pas vraiment l'intérêt et la valeur du travail de F. Kerleroux, qui apparaît au contraire comme une invitation, que le lecteur ne peut refuser, à entrer lui-même dans le débat, en s'essayant à manier les mêmes outils d'investigation et d'argumentation que l'auteur, et, si possible, avec la même dextérité. Ce travail enfin est remarquablement servi par une maquette très aérée et agréable. On regrettera seulement que le choix du format, du papier (plutôt épais) et de la typographie, aboutisse à un livre un peu trop gros et lourd, et cher, pour que l'on puisse vraiment l'utiliser systématiquement avec des étudiants comme outil de formation à la recherche linguistique. Université Paris
VII |