Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

Laurent Gosselin: Sémantique de la temporalité en français: Un modèle calculatoire et cognitif du temps et de l'aspect. Duculot (Collection Champs Linguistiques), Louvain-la-Neuve, 1996. 291 p.

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Ce livre constitue une contribution très intéressante à l'étude de la temporalité en français. L'auteur (désormais G) y combine une approche sémantique radicalement référentielle (toutes les relations sont formulées en termes d'intervalles et de bornes d'intervalle, et une approche cognitive. Nous verrons ci-dessous dans quelle mesure ce 'mariage', plutôt rare dans la linguistique actuelle, peut être considéré comme une réussite éclatante.

Le livre compte six chapitres. Dans le premier, G présente ses outils de description. Il distingue, par exemple, quatre types d'intervalles : l'intervalle de référence, les temps de renonciation et du procès, et l'intervalle introduit par le complément circonstanciel, qui sert à localiser l'intervalle du procès et/ou celui de la référence. En admettant que les trois premiers intervalles sont obligatoirement présents dans l'analyse des temps verbaux, G reste dans la tradition instaurée par Reichenbach. Il utilise aussi les intervalles pour définir les notions d'aspect et de temps relatif et absolu. La fonction des marqueurs linguistiques est de donner des instructions permettant de projeter les intervalles sur l'axe temporel, de renseigner sur la nature de leurs bornes et d'établir des relations entre les différents types d'intervalles. Notons tout de suite ici que l'approche instructionnelle prônée par G n'est pas nouvelle. Elle est courante en sémantique formelle depuis le début des années 1980, surtout dans les travaux de H. Kamp et I. Heim et de ceux qui s'inspirent d'eux, mais l'idée n'en est pas moins fructueuse.

Les instructions données par les différents éléments linguistiques donnent parfois lieu à des conflits qui exigent de la part de l'interprétant des stratégies spécifiques pour les résoudre. Dans Pierre mangeait sa soupe en cinq minutes, le 'conflit' entre l'imparfait et le complément de durée en cinq minutes l'oblige à avoir recours à une interprétation itérative. Certains conflits s'avèrent d'ailleurs insolubles (par exemple celui entre le passé simple et depuis cinq minutes dans * Pierre mangea sa soupe depuis cinq minutes).

Le deuxième chapitre est consacré à la catégorisation des différents types de procès.G.
souligne, comme d'autres chercheurs l'ont fait avant lui, que les tests
généralement utilisés pour déterminer la catégorie du procès sont difficiles à appliquer.Il

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quer.Ilimporte non seulement de distinguer ce qui relève de l'aspect de ce qui appartient à l'Aktionsart, mais aussi de tenir compte du fait que l'application des tests provoque très souvent des glissements de sens (des 'déformations' du procès). G introduit ici les notions utiles de 'bornes intrinsèques' et 'extrinsèques'; les premièressont déterminées par le syntagme verbal {manger une pomme), tandis que les secondes prennent leur origine dans, par exemple, un complément de durée (regarderune pomme pendant une heure). G donne, dans ce chapitre, une liste assez complètedes tests et des types de glissements de sens.

Dans le troisième chapitre, G se situe fermement dans la tradition cognitive de Putnam, JackendofFet Lakoff. Conformément à cette tradition, G base son cadre théorique et son métalangage sur des métaphores. Il s'agit de découvrir quelles métaphores structurent nos façons de parler de tel et tel domaine cognitif, pour lequel nous n'avons pas d'intuition immédiate (p. 76). G conçoit le temps référentiel comme une fenêtre qui ouvre sur une scène qui se déroule sur l'axe temporel. Dans des textes narratifs, le lecteur/auditeur voit, pour ainsi dire, défiler devant lui les procès. L'auteur croit que cette image est plus juste que celle de Kamp, chez qui c'est le temps référentiel qui se déplace sur l'axe temporel. G utilise la métaphore de la perception aussi pour expliquer les principes de la concordance des temps : «un sujet ne peut pas embrasser du regard un procès qui est simultané à sa perception» (p. 86), ce qui exclut l'aspect aoristique (du passé simple, par exemple). Notons tout de suite que cette idée fait des prédictions correctes pour des exemples comme Luc croyait que Marie était malade, dans lesquels le passé simple est exclu, mais elle n'explique pas pourquoi le passé simple devient parfois possible si on remplace croyait par savait (dans H savait que Einstein fut un génie). Ce principe rend aussi, selon nous, l'existence d'un 'présent de reportage' inexplicable, puisque dans ce cas le locuteur rapporte des événements 'complets' au moment même où il les perçoit. On peut donc dire que la simultanéité n'exclut pas l'aoristique. Nous ne sommes pas non plus d'accord avec G quand il dit que le futur simple du français a l'aspect aoristique. A vrai dire, on ne saurait déterminer le pendant aspectuel dans le passé de Monsieur Un Tel sera à Paris le 20 avril : est-ce Monsieur Un Tel fut à Paris le 20 avril, comme le prédirait l'auteur, ou Monsieur Un Tel était à Paris, ou ni l'un ni l'autre (ce qui équivaudrait à dire que l'aspect du futur est neutre ou que le futur n'a pas de valeur aspectuelle intrinsèque; dans ce cas l'interprétation aoristique dépend de l'Aktionsart ou de la structure du contexte). Nous ne voyons pas non plus pourquoi l'emploi du passé simple impliquerait que la première partie du procès a une saillance plus marquée (avec comme explication que c'est la première borne que le sujet perçoit). Il est vrai que l'interprétation inchoative de II fut malade dans Pierre avala la potion. Il fut malade, semble s'imposer (p. 94), mais si c'est un trait inhérent du passé simple on ne s'explique que difficilement pourquoi ce n'est pas la lecture dominante de Pierre avala la potion, qui permet plutôt de conclure que Pierre a bu la quantité totale. De même, on ne pourrait pas paraphraser une phrase comme Pierre mangea sa soupe à 8h 35, que G analyse comme un cas d'interprétation inchoative provoqué par la combinaison avec un complément de temps ponctuel, comme Pierre se mita manger sa soupe à 8h 35, pour la simple raison que les deux phrases ne permettent pas de faire les mêmes inférences (on peut continuer la dernière phrase par Mais après

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quelques cuillerées l'odeur du liquide noirâtre le dégoûta et il cessa de manger, ce qui est plus
difficile pour la première phrase.

A la fin du chapitre, G signale que la métaphore selon laquelle la sémantique temporelle est envisagée comme une simulation de la perception a ses limites parce qu'avec la perception l'objet perçu doit être présent dans la situation où se fait cette perception, tandis que les temps verbaux permettent de 'percevoir' des procès qui se situent dans le passé ou dans l'avenir.

Dans le quatrième chapitre, G s'occupe des relations entre les procès dans le discours. Il se montre dès le début réaliste dans la mesure où il admet que toutes les relations entre les procès ne peuvent pas être prédites par les instructions fournies par les marqueurs linguistiques. G ne rejette pas l'idée qu'il s'établit des relations anaphoriques entre les procès, mais il ne considère pas les temps verbaux comme étant de nature anaphorique. Les différences aspectuelles, en dernière analyse responsables du type de relation qui s'établit entre les procès, proviennent, selon G, du fait que certains intervalles de procès sont sémantiquement autonomes tandis que d'autres ne le soni pas et doivent être 'saturés' par des éléments contextuels. Les intervalles de procès sémantiquement autonomes entretiennent des relations nonanaphoriques avec d'autres procès. La succession ou la coïncidence de deux procès est définie à l'aide de notions comme 'appartenance à une même vue', 'identité référentielle', 'relation partie-tout', 'appartenance à une même série de changements', etc. Les intervalles circonstanciels servent à situer la position de la vue (ou de la 'fenêtre' par laquelle le sujet 'perçoit' le procès). Remarquons finalement que le nombre de règles proposées par G est très élevé.

Dans le cinquième chapitre, G revient sur la question des conflits et de leur résolution.Comme nous l'avons noté ci-dessus, les conflits se produisent quand les instructionsdonnées par les éléments linguistiques aboutissent à une représentation sémantique incohérente. G se montre critique envers les mécanismes de 'coerción', proposés, entre autres, par Moens et Steedman, qui opèrent, selon G, une simple recatégorisation du procès. Aux yeux de G, un accomplissement comme manger une pomme acquiert des traits qui, quand il est combiné avec l'imparfait, l'apparentent à une activité (le résultat de la coerción), mais sans lui faire perdre complètement certains traits propres à l'accomplissement. Le procès (ou l'intervalle) garderait ainsi, selon l'auteur, ses bornes intrinsèques d'accomplissement. Nous comprenons que les bornes de l'accomplissement sont pour ainsi dire invisibles pour le sujet du fait que sa vision ne les englobe pas. Selon nous, l'approche métaphorique de G est confrontéeici à une difficulté théorique qui est loin d'être anodine. Si le procès auquel réfère Pierre mangeait une pomme reste un accomplissement, qui possède des bornes initialeet finale intrinsèques, comment peut-òn rendre compte du fait que rien ne garantit que le procès en question possède vraiment une borne finale, puisque Pierre peut jeter la pomme avant de l'avoir mangée entièrement? Autrement dit, est-ce qu'on peut encore parler d'une borne intrinsèque si celle-ci n'existera peut-être jamais? Les choses se compliquent également au cas où Pierre mange la pomme entière. Dans ce cas, la métaphore de la perception veut que tôt ou tard le sujet voie

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se dérouler devant sa 'fenêtre' la fin du procès, car s'il voit défiler devant lui le début pourquoi ne verrait-il pas la borne finale du procès. On se heurte ici aux limites de ce qui est possible dans une approche radicalement référentielle. Une théorie qui, comme la Théorie de la Représentation Discursive, prend en considération l'informationque le sujet peut tirer d'un texte peut simplement rendre compte de ce cas en admettant que l'information concernant la borne finale rapportée par une phrase à l'imparfait n'est tout simplement pas disponible.

Le sixième et dernier chapitre offre un calcul de la signification que produit la combinaison des différents marqueurs aspectuels et temporels et des différents effets de sens auxquels ces combinaisons donnent lieu en contexte. On retrouve dans ce chapitre également une classification des procès prototypiques, la liste des instructions données par les temps verbaux et une vue d'ensemble des conflits possibles. Pour chaque temps G énumère les effets de sens typiques et non-typiques.

Le livre se termine sur deux annexes. La première Contient une liste des symboles et des notions utilisés dans le livre. Cette liste n'est pas superflue parce que le formalisme de G présente bien des traits idiosyncratiques. La deuxième annexe présente un système expert à l'aide duquel G a procédé à une implémentation informatique de son système descriptif.

Notons en guise de conclusion que le livre de G n'est pas facile à lire. Cela tient, outre au formalisme plus ou moins personnel, surtout au fait que les mêmes sujets sont présentés sous trois angles différents. Les conflits, pour ne donner que cet exemple, sont traités d'abord de façon 'référentielle', ensuite du point de vue cognitif (perceptuel), et finalement dans une perspective calculatoire. On dirait presque que le livre se compose de trois volets, chacun avec sa propre perspective théorique, mais portant sur le même objet de description. La manière dont est composé le livre produit ainsi un effet de redondance et de déjà vu. Selon nous, son principal intérêt ne réside pas non plus dans les innovations théoriques. L'approche cognitive n'ajoute, en définitive, que très peu de choses à l'approche référentielle par laquelle l'auteur commence son ouvrage, tandis que, par ailleurs, l'idée de concevoir les marqueurs linguistiques comme donnant à l'interprétant des instructions qui lui permettent de construire le sens n'est pas nouvelle. Il en est de même pour les conflits et la façon dont G propose de les résoudre. Ajoutons que le livre ignore presque complètement les aspects syntaxiques du calcul de la signification. Il n'est, par exemple, pas sans importance de savoir s'il faut dans une séquence telle que Imparfait + [Jean manger une pomme] + [en cinq minutes] combiner d'abord l'imparfait avec la prédication [Jean manger unepomme] ou d'abord celle-ci avec [en cinq minutes] pour y ajouter l'imparfait après.

Malgré ces points de critique, le livre de G offre une telle richesse d'observations tout à fait pertinentes, grâce à son empirisme radical, mais aussi grâce au fait qu'il y a intégré les résultats des développements récents, qu'il constitue une lecture obligatoire pour les linguistes travaillant dans le domaine de la temporalité en français.

Rijksuniversiteit, Groningen