Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

Per Nykrog: Chrétien de Troyes. Romancier discutable. Librairie Droz, Genève, 1996 («Publications romanes et françaises», CCXIII). 231 p.

Hanne Lange

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En écrivant ce livre, qu'il dédie à ses étudiants, le professeur Nykrog a eu l'intention de libérer Chrétien de sa légende, d'abord élaborée par ses épigones du Moyen Age, puis, jusqu'à une date assez récente, par les chercheurs eux-mêmes : «L'histoire de Chrétien dans l'imaginaire des médiévistes est essentiellement le récit des vicissitudes de sa sortie, lente et difficile, [du] tombeau qui avait menacé de le garder» (p. 7).

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Dans un chapitre préliminaire aussi brillant par son érudition que par sa verve et son humour, Per Nykrog brosse un vivant tableau des avatars que la postérité a fait subir au grand auteur champenois. Précieux survol des diverses attitudes, critiques ou indifférentes, auxquelles ont été exposées ses œuvres au cours des siècles. A eux seuls, les sous-titres du chapitre intitulé «Chrétien chez les médiévistes», résument de façon évidente ce parcours tortueux : Le tombeau : Chrétien de Troyes enterré sous la «légende arthurienne» (XIIIe s., temps modernes), Dédain (jusqu'au milieu du XIXe s., à quelques exceptions près), La grande aventure (milieu du XIX* s.), Grandeuret misère (les vingt dernières années du XIXe s. dominées par les noms de Wendelin Fôrster et Gaston Paris), Nouvelle éclipse? (début du XXe s. «où Chrétien reste à demi enterré sous les décombres de ses épigones» (p. 18)), Un autre ton inauguré, en 1909, par Myrrha Borodine à qui Nykrog rend un vibrant hommage : «personne jusqu'à elle n'avait abordé les romans avec une sympathie si vive, si intelligemment naïve» (p. 22), Chrétien classique, qui est «l'ère du consensus», mais aussi celle qui connaît un radical changement sous l'influence des nouvelles tendanceslittéraires des années 50. Réorientation, souligne avec raison Per Nykrog, qui «pour la littérature médiévale a eu des répercussions qu'il est difficile de surestimer» (p. 26). Chrétien 'post-moderne', c'est l'époque «post-Frappier» que Nykrog juge avec une ironie amusée, parfois cinglante, et, à bien des égards, carrément négative lorsque, par exemple, il affirme sans nuances qu'à cette époque «l'interprétation ne connaît en principe de bornes que celles qui limitent l'imagination de l'herméneute» (p. 30) et que : «le texte devient un prétexte pour un exercice de l'ingéniosité du commentateur - une 'dérive' pour emprunter un mot de Jean-François Lyotard» (ib.), enfin que : «il ne saurait y avoir que des 'stratégies' de lecture, et chacun peut tirer du texte ce qu'il veut» (ib.). Pourtant, le lecteur «déconcerté ou même paralysé par la masse d'interprétations qui pèse sur l'œuvre de Chrétien», ne doit-il pas plutôt se réjouir de cette richesse de points de vue qui ne sont pas tous nécessairement fantaisistes ni inconciliables? Ceci dit, malgré le parti pris hostile de l'auteur, les pages 27-36 présentent un aperçu clair et précis des différentes «écoles» de cette période. Enfin, au milieu de ce «grand cirque des lectures post-modernes» (p. 34), c'est le Contrepoids : le «salut» apporté par Leslie T. Topsfield et ses 'dose-readings' de Chrétien, par les études de Georges Duby et Jacques Le Goff sur les structures familiales et sociales de l'époque, sans oublier l'extraordinaire activité qui se fait, depuis de nombreuses années, dans le domaine des publications, des traductions et des éditions critiques.

Après ces prolégomènes, il n'est pas étonnant de voir Nykrog exprimer sa conviction «qu'après des générations d'études ingénieusement brillantes, les textes de Chrétien ont besoin d'être ravivés par une cure de simplicité, voire même de naïveté» (p. 50). Son hypothèse, c'est que Chrétien était un romancier qui voulait être et rester discutable : il aurait écrit spécifiquement pour un public déterminé, le public courtois, dans un but éducatif, avec l'intention précise de provoquer une discussion qui se prolonge bien au-delà des séances de lecture. Pour démontrer la probabilité de cette affirmation, Nykrog se propose de relire les romans de Chrétien en imaginant

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que «je participe (tout en restant moi) à une lecture dans une cour du XIIe siècle, rêvée d'après les données que les 'nouveaux historiens' ont apportées» (p. 51). Par ce véritable retour à l'époque et au texte situé dans son environnement courtois, l'auteura donc l'intention d'effectuer une lecture volontairement «naïve», de «considérer les romans dans leur nudité première, immanente, cherchant à deviner ce que sont et ce que peuvent signifier leurs thèmes libérés des connotations dont les écrivains postérieurs [et les critiques modernes] les ont affublés» (p. 50). N'empêche que l'auteur connaît bien la plupart des études critiques sur Chrétien et que, de manière directe ou indirecte, il en tire profit tout au long de son livre, que ce soit pour les confronter les unes aux autres, polémiquer contre elles ou pour s'en inspirer.

Pour réaliser son programme, Nykrog analyse, un par un, épisode par épisode, les cinq romans de Chrétien en soulignant les problèmes qu'il considère comme essentiels pour susciter une discussion dans un public courtois du XIIe siècle. Ainsi le sujet central à débattre serait, dans Erec et Enide, les rapports entre «masculin-féminin». Après avoir résumé les différentes réponses que les critiques ont cherché à donner à la «faute d'Enide», l'auteur propose une nouvelle lecture «qui pourrait expliquer le roman tout entier» (p. 54) : c'est Erec le coupable, non pas Enide. Ajoutons, pourtant, qu'une idée semblable a été exprimée par Z. Zaddy (Chrétien Studies, 1973, p. 22-25). Pour Nykrog, Erec est un «chauviniste masculin» qui dédaigne même la femme qu'il aime, qui fait d'elle «sa chose». Le roman serait «une mise en garde contre la tendance (...) à considérer les femmes comme des êtres de moindre conséquence, voire même comme des objets» (p. 54). On le voit, le vocabulaire même porte les traces des débats menés sur ce sujet depuis une vingtaine d'années : l'auteur semble vouloir réactualiser Chrétien de Troyes en voyant en lui un défenseur des idées féministes.

Dans Cligès - dont la clé serait «la rectitude sentimentale de Fènice» (p. 81) - Nykrog voit non seulement un roman consacré à l'analyse psychologique du sentiment amoureux, mais aussi le «triomphe de l'imaginaire» (titre du chapitre) : la complexité de ses intrigues serait la démonstration de «l'ingéniosité du romancier autant (...) que celle de son [héroïne]» (p. 94). A cet égard, Nykrog attire l'attention sur deux personnages secondaires qui jouent des rôles importants pour la mise en scène de l'histoire : Jean, l'artisan, et Thessala, la magicienne, jusqu'ici peu remarqués par la critique. Particulièrement fasciné par ces deux artifices, Nykrog voit en leur faculté créatrice le reflet de l'art et la technique du romancier, créateur d'imaginaire et d'illusions (p. 85). C'est sous cet aspect qu'il lit Cligès pour nous inviter à «voir en ce roman un texte fait pour mettre en évidence l'écrivain et le côté technique, fictionnel, de son écriture romanesque» (p. 89). Qui dit lecture naïve?

Dans le chapitre sur Le Chevalier de la Charrette, qui porte le titre Finis amoris, Per Nykrog s'amuse à rivaliser avec Chrétien en subtilités de jeux de mots. La «fin' amor», dans ce roman, serait «idi fin de l'amour» de Lancelot pour la reine, amourpassionqui ne serait qu'une étape nécessaire, transitoire, dans l'évolution du chevalier(p. 117). Ajoutons, pour continuer ce jeu, que finis amoris se traduit aussi par «le but de l'amour», qui, selon le code courtois, est justement de s'améliorer moralement.Nykrog n'ignore évidemment pas que la postérité de Chrétien - Lancelot en

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prose en premier - a eu une tout autre conception de cet amour adultère, mais,
remarque-t-il avec un brin d'humour : «la comtesse n'avait pas lu le Lancelot en
prose, Chrétien non plus» (p. 118).

Par cette lecture nouvelle, Nykrog entend résoudre le dilemme de la fin du roman dans laquelle on a toujours vu l'impasse de l'amour impossible : au lieu d'être retenu prisonnier de son amour idolâtre pour la reine, Lancelot, au contraire, ayant forcé la fenêtre étroite de sa cellule, s'échappe symboliquement de cet amour sans avenir véritable. Lancelot semble même envisager un autre amour en faisant don de son cœur et de son corps à la jeune fille «amie». Cette interprétation doit sans doute nous inviter à reconsidérer, d'une manière plus pragmatique, l'amour tel qu'il est présenté dans le roman. Pourtant, le texte ne nous donne pas la clé du fameux «san» du prologue tant discuté : «il abandonne simplement Lancelot placé entre la reine et la jeune fille» (p. 149) et laisse ainsi à l'auditoire de l'époque - et aux lecteurs du XXe siècle - une ample matière à discussion.

Dans Le Chevalier au Lion, Nykrog étudie le dédoublement de la personnalité d'Yvain, dédoublement symbolisé par l'opposition entre «le masque et le visage», par le jeu illogique de pronoms («celui qui», «lui qui»), par le combat allégorique entre le serpent (sa raison) et le lion (son cœur), par le surnom (son masque) par rapport au vrai nom.

De nouvelles surprises attendent le lecteur dans le chapitre «Le Père caché» consacré au Conte du Graal. Trois sujets sont mis à l'étude : le mystère du Graal (ou plutôt du Père caché), la structure donnée à l'espace raconté, le rôle inaccoutumé donné à Gauvain.

Selon Nykrog, les continuateurs et épigones de Chrétien de Troyes auraient déplacé l'intérêt du «Roi esperitax» pour le reporter sur le Graal. Ainsi ils auraient faussé le sens du récit de Chrétien. Remarquons toutefois que c'est Chrétien lui-même qui a souligné cet aspect en nommant son roman Li Contes del Graal ! Mais il est vrai que «pour Perceval, sa cousine et son oncle, l'ermite, ce n'est pas le Graal qui est important, c'est son destinataire» : le père du Roi Pêcheur (p. 180). Comme le soulignait aussi Frappier autrefois, la question que doit poser Perceval ne concerne pas le Graal, mais cui l'an an sen. Ainsi la procession du Graal est «comme une inversion du mystère de la Messe, un rituel qui porte vers le Deus absconditus, non pas une nourriture terrestre, mais un témoignage que son appel aux hommes est maintenu vivant» par le Roi Pêcheur, figure du Christ (p. 181, p. 197). Mais au lieu de voir dans cette procession, comme il l'avait fait autrefois, une christianisation d'un thème païen, Nykrog la considère aujourd'hui plutôt comme une paganisation d'un rite essentiel de l'Eglise chrétienne. C'est sans doute pour cette raison qu'il ne fait aucune allusion à la conception chrétienne de la Lance qui saigne, mais la considère, au contraire, comme le symbole meurtrier de la chevalerie, «principe sanglant dans son essence...» (p. 196). Ainsi les deux processions, celle du Graal porté par une femme et celle de la Lance portée par un valet, représenteraient des principes contraires, l'un associé au meurtre, l'autre à la nourriture, spirituelle ou matérielle, donc à la vie et à la paix.

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Les deux processions - telles que Nykrog les interprète - sont ainsi une image du double espace topographique du roman : le contraste entre les refuges paisibles (la Gaste Forêt, l'hermitage, le Château du Graal...) et le monde arthurien où régnent la violence et la brutalité. S'il n'exploite pas cette dichotomie ailleurs, par exemple dans la scène des gouttes de sang sur la neige (le faucon poursuivant l'oie), c'est sans doute qu'il accorde toute son attention à l'opposition entre la «chevalerie diabolique», liée à la mort, et la chevalerie de la gloire. La tension entre ces deux conceptions, présentes dès la première scène où le jeune Perceval prend d'abord les chevaliers pour des diables, puis pour des anges, sous-tend, selon Nykrog, tout le roman. Réinterprétant (pp. 185ss), selon les données historiques, les personnages de Philippe et d'Alexandre du prologue, il n'oppose donc pas la «vaine gloire» à la «charité», mais la bonne chevalerie à la mauvaise, ce qui mène à une toute nouvelle interprétation du personnage de Gauvain.

«Qu'on l'aime ou non, un lecteur consciencieux doit s'accommoder de Gauvain, sous peine de fausser complètement sa lecture» (p. 184). Parangon de la chevalerie dans les autres romans, Gauvain a eu très mauvaise presse, on le sait, dans le Conte du Graal. Toujours jugé par rapport à l'évolution spirituelle (finale) de Perceval, Gauvain a passé pour un personnage statique, un être superficiel, grand séducteur, représentant de la vaine gloire. Or, après des décennies de mépris de la part des critiques, Nykrog renverse cette image négative et fait de Gauvain le vrai héros du roman, le grand pacificateur, le grand conciliateur, le modèle de la chevalerie courtoise. Les premiers continuateurs du roman en ont été conscients, mais «pourtant les critiques modernes persistent, sinon à le mépriser, du moins à le traiter avec réticence» (p. 218). Le mauvais chevalier, au contraire, c'est Perceval qui, après son échec au Château du Graal et avant sa conversion, poursuit la vaine gloire, errant «comme une armure vide qui voyage, un somnambule sans conscience, le robot d'une chevalerie devenue automatique» (p. 207). Son parcours est celui du chevalier qui a perdu le sens de sa mission, mais qui est finalement racheté, alors que les aventures de Gauvain le présentent comme le chevalier toujours prêt à aider les faibles - femmes et enfants - tel que le prescrit le code courtois. Comme tant d'autres avant lui, Nykrog cherche à inventer une fin à ce roman inachevé. Il imagine Gauvain comme le pilier du pouvoir séculier, le roi, et Perceval comme le pilier du pouvoir spirituel, l'Eglise. Mais que fait-il de Blanchefleur?

Le livre se termine par une note sur la Saga de Perceval, dans laquelle le Graal est comparé à un textus, en français braul, commente le traducteur nordique qui rend le mot par gangandi greidi. A son tour, Nykrog traduit ces mots par l'expression peu heureuse : un «fortifiant qui marche» comme s'il s'agissait d'un médicament! Pourquoi ne pas traduire, à l'instar des nombreuses références littéraires dont est parsemé son livre, par «une force qui va» ou «une puissance en marche»? Ajoutons que, même dans un contexte d'amour - de surcroît courtois - l'anglicisme luxurieux pour luxueux n'est pas à sa place.

La lecture achevée, une question se pose au lecteur : l'auteur a-t-il réalisé son
projet de «lecture naïve»? Oui et non. Oui, dans ce sens qu'il présente les personnages

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romanesques comme des modèles de comportement social et moral susceptibles de provoquer des débats animés dans les cours du XIIe siècle. Oui aussi, parce qu'il réussit à rendre ces romans immédiatement compréhensibles à une sensibilité moderne. Non, car il ne s'en tient heureusement pas à sa «lecture naïve» : souvent le lecteur «naïf», comme on a pu le constater, cède la place à l'exégète. Contre sa prétendue «lecture naïve» témoigne aussi sa grande connaissance des recherches faites sur Chrétien telle qu'elle se manifeste dans les introductions de chaque chapitre, dans les abondantes notes et discussions sur de nombreux points de détail ainsi que dans les substantielles bibliographies, pourtant pas sans lacunes, qui terminent tous les chapitres du livre. De même, chaque fois que l'occasion s'en présente, l'auteur compare tel ou tel épisode ou phénomène des romans de Chrétien avec l'usage qu'en ont fait ses héritiers français, allemands et nordiques. Rapprochements précieux qui soulignent que, devant ses «énigmes», les successeurs et premiers interprètes de Chrétien ont souvent éprouvé les mêmes difficultés qu'éprouvent ses lecteurs modernes.

Bon gré mal gré, ce qu'on ne peut guère lui reprocher, Nykrog reste donc un universitaire, sans doute pour se parer contre «[le] danger, les milieux universitaires étant ce qu'ils sont [!], (...) d'être récusé comme un naïf» (p. 50). En fin de compte, c'est une fausse naïveté dont le lecteur ne reste pas dupe, mais qui crée une certaine ambiguïté, car, contrairement à Chrétien, Nykrog ne vise pas un public déterminé. Tout en dédiant son livre à ses étudiants, il écrit aussi pour les spécialistes. C'est là, peut-être, la faille du livre : le lecteur qui connaît bien les romans de Chrétien s'impatiente devant les longs résumés commentés et discutés, scène par scène, et qui, malgré leur foisonnement d'observations fines et nuancées, s'attardent sur des détails parfois futiles de l'action. Cette critique vise surtout l'analyse des premiers romans, car peu à peu le chercheur prend le dessus sur le «narrateur». En revanche, dans l'introduction qui précède chaque chapitre, le lecteur averti trouve son bonheur : points de vue neufs, discussions bien menées, ouvertures vers d'autres horizons. Intentionnellement provocateur, le livre de Per Nykrog est donc, lui aussi, discutable.

Université de Copenhague