Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

Christian Touratier: Le système verbal français (Description morphologique et morphématique). Collection U. Masson & Armand Colin, Paris, 1996. 253 p.

Bertrand Sthioul

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Dans l'abondante littérature sur les temps verbaux, le chercheur et l'étudiant peuvent être amenés à se tourner vers différentes catégories d'ouvrages : les manuels scolaires et les grammaires traditionnelles ne leur offriront guère, outre des prescriptions, souvent sujettes à caution, sur «l'emploi des modes et des temps», qu'un étiquetage plus ou moins complet des diverses valeurs possibles de chaque forme; à l'opposé, les ouvrages de linguistique française, tels que ceux de Guillaume, qui tentent d'assigner une signification unique à chaque terme, présentent des systèmes qui semblent souvent établis a priori; ils sont, en outre, déjà anciens et d'un abord difficile; quant aux recherches plus modernes, les plus intéressantes portent généralement sur un aspect ou une problématique, sans qu'une vision synthétique puisse être établie sur l'ensemble des formes verbales d'une langue donnée.

Dans ce contexte, l'ouvrage de Christian Touratier est le bienvenu. De par l'étenduede son propos d'une part, puisqu'il traite d'une manière très complète tant de faits de morphologie (liés aux radicaux des verbes et aux désinences) que de questionsd'ordre sémantique. De par sa visée d'autre part, dans la mesure où il parvient à la fois à présenter au novice un large panorama des manières dont ces questions ont pu être abordées et à convier le spécialiste à une réflexion sur certains problèmes plus pointus. On relèvera que, par sa construction, l'ouvrage privilégie la dimension pédagogique et la construction d'un système cohérent à la confrontation de théories

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divergentes : la présence d'un index des notions et des verbes analysés, mais non des auteurs cités, nous paraît en être un indice. L'apprenant et le pédagogue trouveront même en fin d'ouvrage une annexe contenant des exercices invitant à des analyses morphologiques et sémantiques, ainsi que leurs corrigés.

Mais l'intérêt de l'ouvrage réside surtout dans I'explicitation de l'hypothèse sousjacente à la plupart des travaux classiques sur les temps verbaux selon laquelle ce n'est qu'à partir de l'observation de la structure morphologique des catégories verbales que la valeur des temps peut être déterminée; peut-être regrettera-t-on simplement que cette hypothèse de base, déterminant la construction globale du livre, ne soit pas elle-même plus largement discutée. Car s'il est conforme à l'intuition que le plus-que-parfait, par exemple, est à l'imparfait ce que le passé composé est au présent, rien ne prouve en fait que leurs sémantiques respectives obéissent à une systématique aussi simple.

Dans une première partie, Touratier présente une description détaillée des formes verbales à partir des catégories des grammaires traditionnelles, en prenant soin de distinguer ce qui relève strictement de la phonologie (la réalisation différente d'un signifiant en fonction du contexte phonique) et ce qui intéresse directement l'analyse morphologique. En plus de l'intérêt que l'on trouvera dans une formalisation mettant à jour des régularités invisibles dans les habituels «tableaux de conjugaison», cette première étape permet surtout à Touratier de relever qu'un certain nombre de catégories traditionnelles ne correspondent en fait à aucune marque morphologique : tel est le cas du temps «présent», du mode «indicatif» et de la voix «active». Aux catégories traditionnelles, Touratier opposera donc son propre système fondé sur une analyse distributionnaliste permettant d'identifier les véritables unités morphologiques; il obtient de la sorte une structure représentable par un graphe où les différents «temps verbaux» apparaissent comme le résultat d'opérations de concaténation plus ou moins complexes.

La sémantique que Touratier élaborera dans la suite de son ouvrage découle directement de cette approche des temps verbaux comme étant le résultat de combinaisons d'unités morphologiques. Cette manière de déterminer la valeur de base des temps verbaux à partir de leur position dans le système est somme toute très proche de la vision que se faisaient par exemple Damourette et Pichón, pour qui le présent était le «tiroir indifférencié» du système et qui décrivaient les autres temps à travers une combinatoire; leur description des «tiroirs verbaux» par le biais de leur appartenance à un ou plusieurs «répartitoires» n'est pas très éloignée, malgré la différence des cadres théoriques, de celle de Touratier par addition d'unités morphologiques.

Une assez longue discussion, reprise d'un article antérieur, tente ainsi de démontrerqu'un verbe au présent, en ce qu'il ne contient aucune marque formelle, ne véhicule par lui-même aucune information temporelle (d'actualité ou de simultanéité),celle-ci n'étant véhiculée par un énoncé au présent que facultativement lorsque le contexte verbal ou situationnel le favorise. A notre avis, faute d'une théorie fine du contexte dépassant les notions discutables de connaissance commune ou de

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typologie textuelle prédéterminée, Touratier ne parvient pas ici à emporter l'adhésioncomplète du lecteur. La question des effets induits par l'utilisation du présent dans certains contextes (par exemple le présent «historique» ou le présent à valeur de futur «proche») est à notre sens réglée trop rapidement, puisqu'il ne devrait pas s'agir seulement de montrer qu'un énoncé au présent peut être utilisé pour rendre compte d'un événement passé ou futur, mais également de déterminer pourquoi le locuteur choisit d'utiliser cette forme à la place du temps verbal attendu dans tel contexte. Il est ainsi probable que le peu d'importance accordée aux travaux récents de pragmatiquedécevra les chercheurs travaillant dans ce cadre.

Les quatre derniers chapitres du livre rendent compte des seuls morphèmes réellement attachés, selon Touratier, aux formes verbales. Ce sont les morphèmes de temps (passé simple et imparfait), d'aspect (Inaccompli» des formes composées et surcomposées), de mode (le subjonctif, le futur, l'infinitif et le participe) et de voix (le passif et la voix pronominale). Les plus importants débats de ces cinquante dernières années y sont évoqués en même temps que Touratier déroule son système propre. Aussi les exemples les plus fameux d'énoncés soit problématiques, soit marginaux (de l'imparfait hypocoristique aux énoncés au passé simple rendant compte d'événements simultanés) sont-ils présentés et discutés, travail qui n'avait plus été entrepris, à notre connaissance, depuis l'ouvrage de Paul Imbs il y a trentesept ans. Une telle exposition, soulignons-le, sera extrêmement précieuse pour l'étudiant qui disposera ainsi d'un éventail d'emplois très complet tout en étant amené à comprendre qu'au-delà d'un travail taxinomique, il est important de se poser la question de la valeur commune à tous les emplois que véhicule une forme donnée. Elle l'incitera peut-être, le cas échéant, à abandonner de nombreuses idées erronées encore véhiculées par certains manuels (par exemple que l'imparfait est duratif et le passé simple ponctuel). Elle l'invitera enfin à une méthode rigoureuse pour tenter de déterminer la valeur d'une forme (ainsi, la valeur du subjonctif est définie par le biais des cas où indicatif et subjonctif peuvent commuter dans une même phrase). Quant au spécialiste, il n'y trouvera sans doute rien de fondamentalement nouveau en regard des travaux classiques de linguistique que nous évoquions plus haut, mais, par la clarté du propos et la transparence de la méthode, il sera sans doute conduit vers une réflexion utile sur les fondements mêmes de ses hypothèses et disposera de plus d'un corpus d'une grande utilité.

Université de Genève