Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

Geneviève Henrot: Délits I Délivrance. Thématique de la mémoire proustienne. CLEUP Editrice, Padova, 1991.291 p.

Nils Soelberg

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Dans les innombrables études consacrées à La Recherche de Proust, on peut distinguer, me semble-t-il, deux grandes traditions qui, d'habitude, s'ignorent avec superbe : une tradition tournée vers le récit d'un passé (retrouvé ou non) et, par là, vers un apprentissage individuel et. une chronique sociale véhiculés sur les prémisses du discours narratif, et une tradition résolument tournée vers les constantes sémantiques que produit ou reflète, au niveau de la structure profonde, l'écriture/narration d'une histoire en elle-même contingente. Ajoutons à cela les études génétiques, assez récentes, qui portent sur les brouillons successifs, en tant que témoignages de l'élaboration d'une fiction. - L'étude magistrale que consacre Geneviève Henrot (GH) à la mémoire involontaire proustienne se situe pour ainsi dire au point de rencontre des deux premières, avec vue sur la dernière. S'appuyant explicitement sur la dimension temporelle inhérente au discours narratif, sa démarche analytique vise à démontrer l'exploration ultérieure d'un champs sémantique initialement occulté. Autrement dit, le recul du souvenir restitue à l'impression première une plénitude de sens, que la narration avait d'abord laissée dans l'ombre. Camouflage délibéré ou postulé par une critique fermement décidée à éliminer le hasard? Un coup d'œil sur les avant-textes nous montre souvent que les tâtonnements de l'écrivain à l'œuvre concernaient précisément les termes-clefs que l'analyse du texte définitif avait fait ressortir.

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D'aucuns diraient, non sans raison, qu'il est un peu tard pour présenter un livre
paru en 1991, mais la richesse de cette étude vaut bien une petite dérogation.

Précisons d'abord que GH ramène, dès l'introduction, la fameuse mémoire involontaire à son sens 'brut', c'est-à-dire non seulement les madeleines, pavés inégaux et autres serviettes empesées, mais tout épisode narré qui, par la suite, réapparaît sous forme de réminiscence inopinée, instaurant par là une correspondance herméneutique entre l'impression première et le(s) rappel(s) ultérieur(s). Ainsi, au fur et à mesure que ce récit d'une vie avance vers son terme (c'est-à-dire le moment de sa narration), c'est une multitude de réminiscences qui nous font remonter le temps narré pour découvrir le sens occulté par la narration première, ce qui nous amène en fin de compte à une réflexion sur les causes et les procédés du camouflage initial.

Voyons, à titre d'exemple, le premier cas examiné (p. 31 ss), tiré du fameux drame du coucher. On se souvient peut-être que les affres du petit garçon commencent par «les deux coups hésitants de la clochette» annonçant l'arrivée de Swann (Pléiade I, p. 23), et qu'elles se terminent par le son du «grelot» que déclenche automatiquement toute ouverture de la porte du jardin, signal qui, en l'occurrence, annonce le départ de l'intrus (I, p. 33). Ce sont là, au prime abord, des détails parfaitement oiseux que personne ne songerait à retenir puisque le vrai drame concerne le baiser refusé, puis obtenu, de maman. Néanmoins, c'est précisément ce signal sonore que le souvenir ultime du héros (à l'avant-dernière page de La Recherche) situe au premier plan du vieux drame, ni la clochette ni le grelot, mais une sonnette aux épithètes plutôt déroutantes : «tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais». D'où un nécessaire retour en arrière qui nous apprend que le récit itératif des visites habituelles de Swann, récit sans rapport direct avec le drame proprement dit, avait déjà opposé, dans une digression descriptive, le grelot criard à la clochette harmonieuse. Contraste qui semblait alors purement esthétique, mais qui frappe notre regard rétrospectif puisque, le soir du drame, la clochette avait marqué le désespoir du garçon, et le grelot, l'espoir. Avec le recul du temps, l'essentiel est donc cette sonnette synthétique qui neutralise les oppositions et frappe d'équivoque les valeurs initiales. (Signalons en passant un petit accident de parcours : l'analyse de ce passage intervertit parfois les termes de clochette et de sonnette : pp. 33-34, 39).

Cette distribution initiale de valeurs aurait pu être fortuite, mais une étude serrée des avant-textes (p. 35-38) démontre que l'auteur a remis dix fois sur le métier la description du grelot et de la clochette, non seulement pour obtenir les connotations désirées, mais également pour les soustraire au regard du lecteur, qui est surtout attentif au drame concret. Pourquoi parsemer le récit de repères en prenant soin que ceux-ci ne fonctionnent qu'à rebours? - Parce que seul le recul permet d'attribuer à la scène en question des valeurs profondes qui contestent le sens immédiatement perçu. Le son harmonieux de la clochette annonce l'arrivée de Swann, c'est-à-dire les tourments immédiats du garçon, mais, à long terme, la venue d'un nouvel éducateur; le bruit criard du grelot annonce le départ de Swann, c'est-àdire le triomphe du garçon, mais, à long terme, la perte d'une mère en tant qu'édu-

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catrice (p. 43). Si l'on ajoute à cela que la victoire (totale et inattendue) du garçon consiste à faire coucher la mère dans une chambre décrite auparavant comme une véritable chambre mortuaire, on distingue l'assassinat (moral, bien sûr) de la mère, Mit fondamental dont la dâivrance réside dans une écriture qui le dissimule tout en le révélant.

Cette paraphrase a fait ressortir - je l'espère! - les principes d'une lecture qui voit dans la réminiscence (tardive) la révélation d'une sensation que le texte de l'impression première avait dissimulée dans l'inconscient, et qui cherche à déterminer, à travers un ensemble d'occurrences, la façon dont s'écrit la résurgence et, notamment, de quelle manière le texte a d'abord voilé une vérité profonde tout en la laissant transparaître. Ce dernier point ouvre sur une analyse stylistique de l'occultation : «comment l'écriture proustienne de la mémoire réussit[-elle] à abolir l'arbitraire de son propre signe» (p. 18). Tel est en gros le programme d'une recherche effectuée dans trois grandes parties, et dont voici un résumé très succinct.

La première partie, «L'âge de la croyance», analyse en profondeur la constitution d'une thématique du désir, d'abord à partir des aubépines (conduisant à la première rencontre avec Gilberte Swann) qui investissent toutes les fleurs décrites ultérieurement d'un sens proprement erotique, - ensuite à propos des impressions (les clochers de Martinville, les arbres d'Hudimesnil...), c'est-à-dire des expériences qui ont tous les traits d'une résurgence et qui lancent l'esprit à la recherche d'un premier souvenir occulté. GH démontre que cette recherche, pour vaine qu'elle soit, passe par une série de suggestions qui nous ramènent à Combray et au 'désir floral' fondamental, désir pour ainsi dire éparpillé dans une foule de perceptions survenues au cours du récit, mais auxquelles une approche stylistique particulière confère une fonction rétrospective.

Suivant ce même principe d'une thématique profonde constamment rappelée et accentuée par des signifiants éparpillés, la deuxième partie étudie le glissement essentiel d'Eros vers Thanatos en passant des «lieux clos du désir» (par exemple le cabinet sentant l'iris) au thème de «la mort oblique» (manifestée entre autres par les réminiscences de la 'petite attaque' de la grand-mère), - tandis que la troisième partie, «La réversibilité des figures», explore les influences réciproques entre (notamment) Albertine et les réminiscences et métaphores - florales, marines - qui la tirent de l'oubli. Par là se constitue, petit à petit et de manière détournée, l'aveu fatal amorcé dès Combray I : aimer, pour le héros, c'est vouloir la mort de la femme aimée.

On aura compris que les limites de ce compte rendu m'empêchent d'exposer les très nombreuses observations et déductions par lesquelles GH réussit à étayer la justesse et la pertinence de son étude. Or, comme la valeur de ce genre de travail se mesure aussi par les discussions qu'il soulève, je me permettrai une petite objection contre la hiérarchie enunciative que GH instaure dès le début et à laquelle elle se réfère régulièrement. Cette hiérarchie, la voici dans sa forme la plus concise : «un héros qui vit sans rien comprendre, un narrateur qui a vécu, un peu compris et beaucoup raconté, un romancier enfin, vraiment lucide et mémorieux» (p. 104). Pour un narratologue pur et dur (comme votre serviteur), le narrateur assume la totalité du narré au même

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degré que le romancier, le premier à titre de savoir, le second à titre affabulation, et il ne saurait être question de considérer l'un des deux comme plus ou moins compétent que l'autre. Or, il va de soi que GH ne partage pas cette distinction puisqu'elle situe à la fois son étude dans la perspective du discours narratif, exploitant à fond le recul temporel de la narration, et dans celle de l'écriture, se référant régulièrement aux brouillons de l'auteur. D'où un certain flottement dans l'approche analytique du texte : l'importance accordée à tel ou tel élément textuel dépend-elle de sa fonction (démontrable) dans l'univers narré ou des intentions de l'auteur (attestées dans les avant-textes)? - Voici un exemple : GH intitule Intermittence sa deuxième partie, qu'elle conclut en énumérant les manifestations essentielles de ce qui est en fin de compte une alternance profonde entre «les royaumes affrontés d'Eros et de Thanatos» (p. 197). Le poids attribué à ce terme $ intermittence se justifie, selon GH, par le fait que l'expression Les intermittences du cœur, qui «aujourd'hui figure comme un titre de chapitre, a manqué servir de titre général de l'œuvre ...» (p. 196). - Ne permettons pas au brouillon d'occulter le texte que nous lisons effectivement : au niveau de celui-ci, les intermittences en question sont justement incarnées par ce chapitre qui fait irruption en plein milieu de Sodome et Gomorrhe 11,1 et qui insère tout le récit du second séjour à Balbec dans deux structures contradictoires. Le sens radical des intermittences ressort donc parfaitement du texte offert au lecteur, quel que soit le statut que les brouillons attribuent à ce terme.

De ce point de vue, l'étude de GH me semble se scinder en deux analyses menées de front, mais je m'empresse d'ajouter que cette objection concerne les principes plus que le résultat puisque, honnêtement, ces deux analyses se complètent beaucoup plus souvent qu'elles ne s'occultent. Une étude riche en inspiration pour tous les proustiens actuels et futurs, qu'ils soient narratologues, sémanticiens ou généticiens.

Université de Copenhague