Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

Philippe Walter : «Le Bel Inconnu» de Renaut de Beaujeu. Rite, mythe et roman. PUF, Littératures modernes, Paris, 1996. XII + 353 p.

Jonna Kjær

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Le Bel Inconnu est un roman d'aventures arthurien datant du début du XIIIe siècle. Il raconte l'histoire d'un jeune chevalier qui libère, par le «Fier Baiser», une femme transformée en vouivre (serpent); le baiser la fait retrouver sa forme humaine, elle s'appelle Blonde Esmeree (la blonde pure); l'lnconnu apprend ensuite que son propre nom est Guinglain, que son père est Gauvain et que sa mère est la fée Blancemal.Au cours de son itinéraire, Guinglain tombe amoureux d'une fée de l'île d'Or, la demoiselle aux Blanches Mains. Cependant, le roman se termine par son mariage

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avec la Blonde Esmeree à la cour d'Arthur, mais la fin laisse entendre que Guinglain
pourrait ensuite retourner chez la fée de l'île d'Or.

Dans les premiers chapitres, Philippe Walter expose sa théorie et sa méthode. Il est à la recherche de l'imaginaire médiéval, et son travail est interdisciplinaire, comme celui de Gilbert Durand, en ce sens qu'il veut faire dialoguer des disciplines différentes : mythologie, psychologie, philologie, folklore, histoire des mentalités, etc. Il cite en exemple du nouvel esprit anthropologique Georges Dumézil qui, on le verra, inspirera fortement l'étude de notre auteur.

Le sous-titre du livre contient les termes clé de l'analyse de PW, rite, mythe et roman. Il s'agira d'une lecture calendaire, une spécialité de PW qui a déjà présenté d'autres études selon une telle méthode (sur le roman de Tristan et sur l'Yvain de Chrétien de Troyes, par exemple). En effet, nous apprenons ici (p. 13) que «Quel que soit le genre considéré, on retrouve toujours peu ou prou le rite calendaire aux origines d'un genre médiéval» et que, pour PW, «c'est le rite qui permet souvent de retrouver le mythe fondateur qui articule le récit» (p. 19). Ensuite : «La lecture calendaire des récits médiévaux permet de dégager de nouveaux axes de cohérence à l'intérieur de ces textes» (p. 21).

Au début du livre, PW caractérise globalement les strates perceptibles dans la littérature médiévale et il insiste sur l'importance du folklore médiéval en tant que moyen terme entre mythe et roman et comme «élément médiateur et régulateur de l'imaginaire médiéval, en prise à la fois sur l'histoire et la littérature mais irréductible à l'une et à l'autre» (p. 21). Ensemble, ce seront donc la lecture calendaire et le folklore qui détermineront méthodologiquement les analyses.

Le deuxième chapitre, «Temps et mythe arthuriens», veut scruter la couche ancienne de la légende pour repérer les traces d'une structure temporelle profonde. L'essentiel est ici l'indice d'une date mythique déjà donné dans les premières lignes du roman du Bel Inconnu : «A un aost». C'est par un jour du mois d'août, au cours d'une réunion de la cour d'Arthur, que l'action se déclenche avec l'arrivée du Bel Inconnu à cette cour, ensuite celle de la demoiselle demandant de l'aide (le Fier Baiser) pour sa dame, et enfin le départ pour l'aventure de l'lnconnu.

Comme le signale PW, il n'est pas habituel de voir la cour d'Arthur se réunir au mois d'août et le détail n'en prend alors que plus de signification. Or, dans le calendriercelte, une des quatre grandes fêtes annuelles, Lugnasad ou assemblée de Lug, la fête royale par définition, se passe au ler1er août. Et pour PW, «Toute la quête de Guinglainsemble décidée d'avance par son arrivée dans le récit le jour de la fête celtique qui lui destine la conquête royale. Cette fête de Lugnasad possède en outre une attache matriarcale évidente; elle assigne à Guinglain un destin tout entier marqué par la présence déterminante des femmes, véritables médiatrices de la souveraineté» (p. 33). Chez les Celtes, Carman est un autre nom de la fête de Lugnasad, et à travers ce nom, c'est la mémoire des rites de Carnaval qui semble se projeter sur cette période de l'année. Le mois d'août étant le mois caniculaire par excellence, il correspondau signe zodiacal du Lion, et Guinglain portant un écu d'argent au lion d'hermine,se trouve ainsi prédisposé à assumer un rôle de héros «solaire». La fin du mois

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de juillet et la plus grande partie du mois d'août correspondent à la période d'apparitionde la voie lactée dans le ciel; la voie lactée se présente mythiquement comme un chemin céleste suivi par le mysfe au cours de son initiation. Dans le roman de Renaut, l'lnconnu (celui qui ignore encore son nom) est donc en attente de connaissanceet d'initiation; sa quête sera un itinéraire initiatique (mais profane).

Il existe un texte italien du XIVe siècle, Carduino, très proche du Bel Inconnu. Ce texte est utilisé par PW au troisième chapitre comme «un récit modèle d'un genre très particulier de contes qui peuvent s'interpréter en termes anthropologiques» (p. 54). Par ce truchement, l'histoire de Guinglain rejoint d'une part le récit archétypal de l'initiation royale chez les Indo-Européens, et d'autre part Guinglain s'apparente au personnage de Jean de l'Ours, personnage archétypal du conte folklorique. En plus, l'origine de Guinglain relève du mythe de la naissance du héros étudié par Otto Rank, et son «roman familial» présente des éléments troublants hantés par l'ombre d'Œdipe.

Avant de donner un résumé du Bel Inconnu, PW introduit la théorie de Georges Dumézil concernant les trois fonctions, celles de la souveraineté, de la force et de la fécondité; nous apprenons ainsi que «Tout récit mythologique mais aussi tout conte (Dumézil ne distingue pas les deux domaines) articule ces trois fonctions» (p. 62). Nous ne sommes donc pas surpris que les principales étapes de notre roman s'y accordent (un schéma est donné à la p. 65).

Après ces préliminaires (ou : prémisses), les chapitres IV à XII développent tout ce qui a été établi jusqu'ici. Il s'agit bien sûr du roman du Bel Inconnu, mais on aura compris que de multiples perspectives seront ouvertes au cours des analyses. Ainsi, il y aura de nombreuses citations autant d'anciens mythes celtiques que de récits indo-européens (d'après Dumézil), des références aux textes hagiographiques et aux rites folkloriques (par exemple celui du Saint Valentín) aussi bien qu'à des auteurs post-médiévaux comme Rabelais, Shakespeare et Goethe. Le début et la fin du livre présentent des poèmes d'Apollinaire. Une citation de Wilhelm Grimm est mise en exergue.

Il n'y a pas que des résumés de textes et de rites, car souvent des digressions ou «petites histoires» selon une expression de PW lui-même (p. 203, à propos du gobelin), qui ne sont évidemment pas à considérer comme des digressions, s'ajoutent aux thèmes, motifs et symboles repérables dans le roman même. Remercions notre auteur de mettre son énorme savoir à notre disposition, et félicitons-le de son enthousiasme et de son ouverture d'esprit, mais aussi de sa fidélité très attentive aux détails précis du texte même du roman. Tout compte fait, c'est grâce à cette fidélité que le lecteur peut se lancer à la découverte de ces innombrables analogies sans être pris de vertige.

Ceci dit, j'avoue que la dimension étymologique de la présentation me désoriente. Très fréquemment, des étymologies, surtout celtiques, et des ressemblances sonores de noms sont invoquées à titre d'arguments en faveur de l'interprétation, et c'est stimulant, mais aussi quelque peu déroutant quand le même mot est interprété, comme cela arrive, de manière divergente à des endroits différents.

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La conclusion du livre généralise la méthode et les résultats obtenus pour parler du roman arthurien et de l'imaginaire arthurien évoquant «tout un ensemble d'usages et de coutumes dont on a pu constater qu'ils relevaient d'une mémoire traditionnelle de souche carnavalesque, c'est-à-dire d'un système cosmologique et religieux préchrétien (en grande partie celtique)» (p. 324). Philippe Walter plaide en définitive pour la reconnaissance du folklore médiéval qui permet de «réinscrire la perspective mytho-folklorique dans l'étude des traditions médiévales, non pas avec le souci de confondre la littérature et le folklore mais plutôt pour suivre une logique de «l'hybridation méthodologique» au sens où l'ont définie M. Dogan et R. Pahre» (la référence est : L'innovation dans les sciences sociales : la marginalité créatrice, PUF, Paris, 1991 (trad. française)).

On trouve en annexe une traduction française du texte de Carduino. La bibliographie
contient les sections suivantes : Editions de référence et traductions, Travaux
sur le Bel Inconnu, Tradition celtique et Anthropologie, mythologie et folklore.

Université de Copenhague