Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

Les factifs et l'auto-conditionnalité

par

Philippe Kreutz

Introduction

La littérature philosophique et linguistique aborde traditionnellement l'étude des prédicats dits 'factifs' sous l'angle de leurs propriétés présuppositionnelles. Ces prédicats se caractérisent, il est vrai, par la faculté d'impliquer leur complétive et ce, dans des environnements1 aussi variés que l'assertion négative (1), l'interrogation (2) et les constructions d'hypothèses (3-4).

(1) a. Il ne regrette pas/n'est pas soucieux que Marie soit enceinte.
b. Il n'a pas encore réalisé/pris conscience que Marie était très malade.

(2) a. Regrette-t-il/Est-il soucieux que Marie soit enceinte?
b. A-t-il réalisé/pris conscience que Marie était très malade?

(3) a. Il est possible qu'il regrette/soit soucieux que Marie soit enceinte.
b. Il est possible qu'il ait réalisé/pris conscience que Marie était très
malade.

(4) a. Si un jour il regrettait/était soucieux que Marie soit enceinte, on
pourrait toujours en discuter.
b. S'il venait à réaliser/prendre conscience que Marie est très malade, je
serais là pour le réconforter.

Dans l'optique d'une typologie des factifs qui serait élaborée par la mise à jour d'indices lexicaux et morpho-syntaxiques de factivité, l'examen détaillé de tels environnements possède une indéniable valeur heuristique.2 Toutefois, afin d'affiner la description des factifs, d'autres constructions dans lesquelles ils figurent méritent d'être prises en compte. C'est le cas notamment d'un type particulier de phrases dont la principale est au mode conditionnel. Voici les matériaux linguistiques qui vont servir de base à notre réflexion :

(5) a. Pierre se serait aperçu3 que Marie était/est enceinte,
b. Pierre serait au courant que Marie est enceinte.

Side 40

(6) a. Pierre cacherait à son père que Marie est enceinte,
b. Pierre se douterait que Marie est enceinte.

(7) a. Pierre serait fier que Marie soit enceinte.
b. Pierre regretterait que Marie soit enceinte.
c. Il serait choquant/ennuyeux que Marie soit enceinte.

Notre étude du comportement des factifs sous le mode conditionnel fournira
une distinction opératoire entre les factifs émotifs/évaluatifs d'une part (A),
et les (semi-)factifs cognitifs d'autre part (B).

(Al) regretter, déplorer, approuver, apprécier, détester, supporter, tolérer, admettre, s'étonner, s'indigner, s'offusquer, se vexer, s'inquiéter, s'en vouloir, se moquer, être étonné, être indigné, être offusqué, être vexé, être inquiet, être heureux, être furieux, être soucieux, être fier, être épaté...

(A2) il est (trouver) choquant / regrettable / triste / ennuyeux / gênant /
remarquable (+de ou +que)...

(Bl) comprendre, réaliser, saisir, prendre conscience, ignorer, oublier, deviner,
se douter, avertir, aviser, mettre au courant, dissimuler, taire, passer sous
silence, cacher...

(B2) se rendre compte, s'apercevoir, remarquer, constater, voir, savoir, se
souvenir, se rappeler, être au courant, découvrir, être averti, être avisé...

La spécificité des A-prédicats (cf. (7)) par rapport aux B-prédicats (cf. (5)(6)) réside dans leur capacité à induire une certaine forme d'auto-condition - nalité. Ce que nous entendons par auto-conditionnalité, c'est la possibilité d'interpréter un énoncé comme un authentique conditionnel pourvu d'un antécédent et d'un conséquent. Ainsi, (7b') constitue une paraphrase adéquate de la lecture auto-conditionnelle de (7b).

(7) b. Pierre regretterait que Marie soit enceinte.
b'. Si Marie était enceinte, Pierre le regretterait.

Afin de mieux cerner la particularité de cette auto-conditionnalité, qui est propre aux factifs émotifs/évaluatifs,4 nous envisagerons tout d'abord les autres potentialités discursives liées à l'emploi du mode conditionnel - potentialités qui, elles, sont communes à tous les factifs (et plus généralement encore à l'ensemble des prédicats).

2. L'interprétation polyphonique

Tout énoncé effectué à l'aide d'une des phrases mentionnées en (5)-(6)estsusceptible d'une interprétation dite polyphonique.5 Il s'agit d'une interprétation dans laquelle le locuteur L met en scène un énonciateur E distinct de L et auquel L attribue la responsabilité de certains propos. Ici, l'énonciateur en question est une sorte de voxpopuli à laquelle le locuteur

Side 41

impute un ouï-dire. En ce qui concerne (sa) et (6a), cet ouï-dire équivaut respectivement à Pierre s'est aperçu que Marie est enceinte et à Pierre cache à son père que Marie est enceinte. Dans le cas de (7a), la rumeur en question n'est autre que Pierre est fier que Marie soit enceinte. L'insertion en (sa), (6a) et (7a) d'un parenthétique tel que dit-on favorise d'ailleurs la lecture polyphonique.

(sdL^) Pierre, dit-on, se serait aperçu que Marie était/est enceinte.
(6a,) Pierre, dit-on, cacherait à son père que Marie est enceinte.

(7aJ Pierre, dit-on, serait fier que Marie soit enceinte.

Remarquons qu'en (sa) et (5a,), le choix du temps de la complétive est pertinent quant au statut de la proposition [Marie être enceinte]. Avec une complétive à l'imparfait, l'attitude épistémique du locuteur vis-à-vis de cette proposition est en principe indéterminée. En effet, comme l'atteste (8), ce n'est que l'orientation discursive de l'énoncé en contexte qui permet de se prononcer sur cette question.

(8) a. Pierre se serait aperçu que Marie était enceinte. Moi, je pense également
qu'elle attend un heureux événement.
b. Pierre se serait aperçu que Marie était enceinte. Je ne crois pas, quant à
moi, qu'elle le soit.
c. Pierre se serait aperçu que Marie était enceinte. En fait, moi, je n'ai pas
la moindre idée si elle est enceinte ou non.
d. Pierre se serait aperçu que Marie était enceinte. Cela paraît tout de
même surprenant. En effet, durant les cinq premiers mois de sa
grossesse, Marie a pris à peine trois kilos.

Par contre, comme pour tous les semi-factifs cognitifs, l'emploi de l'indicatif présent au détriment de l'indicatif imparfait (ou du subjonctif) demeure un gage de factivité. L'étrangeté de (9a) confirme cette hypothèse plutôt qu'elle ne l'infirme. En effet, il est bien connu que l'enchaînement sur le présupposé est toujours discursivement inacceptable (voir Ducrot 1972). Notons encore qu'en (9d), l'engagement présuppositionnel du locuteur n'interdit pas une interprétation polyphonique. Cet engagement impose toutefois que la rumeur rapportée concerne l'attitude de Pierre vis-à-vis de la grossesse de Marie et non la réalité même de cette grossesse.

(9) a. ?? Pierre se serait aperçu/aurait remarqué/aurait découvert que Marie est
enceinte. Je pense également qu'elle doit l'être.
b. ?? Pierre se serait aperçu/aurait remarqué/aurait découvert que Marie est
enceinte. Je ne crois pas, quant à moi, qu'elle le soit.

Side 42

c. ?? Pierre se serait aperçu/aurait remarqué/ aurait découvert que Marie
est enceinte. En fait, moi, je n'ai pas la moindre idée si elle est enceinte
ou non.
d. Pierre se serait aperçu/aurait remarqué/ aurait découvert que Marie est
enceinte. Cela paraît tout de même surprenant. En effet, durant les cinq
premiers mois de sa grossesse, elle a pris à peine trois kilos.

3. L'interprétation conditionnelle

Même si une lecture non-polyphonique de nos exemples (5)-(6)- est peu
naturelle, elle n'est toutefois pas impossible. Considérons (sa) dans les textes
(I)-.6

(sa) Pierre se serait aperçu que Marie était enceinte.

(I) Suppose un peu que Marie ait été enceinte peu avant son mariage. Très vite, elle aurait pris du poids. Pierre se serait aperçu que Marie était enceinte. Vis-à-vis de sa famille, il se serait sans doute senti déshonoré. Il aurait peut-être même renoncé à leur mariage.

(II) II est regrettable qu'aucun des proches de Marie n'ait remarqué que celle-ci était enceinte. Son état aurait exigé qu'on ne lui confie plus de travaux trop pénibles. Personne n'a pris les mesures de prudence qui s'imposaient et c'est pour cela que Marie a fait une fausse-couche. Il est vraiment dommage que Pierre n'était pas là. Pierre (, lui,) se serait aperçu que Marie était enceinte.7

(III) II est peu probable que Marie attende un heureux événement. Pierre se
serait aperçu que Marie était enceinte.

(IV) D'après Paris-Match, Marie attendrait un enfant de son nouveau fiancé.
Personnellement, je ne le crois pas. Pierre se serait aperçu que Marie
était enceinte.

La spécificité de la lecture non-polyphonique de (sa) consiste en ce que le locuteur endosse ici la responsabilité de [Pierre se serait aperçu que Marie était enceinte]8 et ce, dans le cadre d'une hypothèse également àsa charge. Ainsi, en (I), le locuteur suppose explicitement que si Marie avait été enceinte, Pierre s'en serait aperçu.

Comme l'illustrent (II), (III) et (IV), l'émergence d'un antécédent nécessaire à l'interprétation non-polyphonique de (sa) est parfois moins transparente. Cela ne signifie toutefois pas que le contexte énonciatif ne contribue pas à la dérivation de cet antécédent. En (II), le locuteur suggère, via le regret de l'absence de Pierre, l'hypothèse de sa présence. De même, en (III) et (IV) les doutes du locuteur quant à la vérité de [Marie attend un heureux événement] ou de [Marie attend un enfant de son nouveau fiancé] renferment en leur sein l'hypothèse contrefactuelle (du point de vue du

Side 43

locuteur) d'une situation où Marie attendrait un heureux événement ou un
enfant de son nouveau fiancé.

Cette analyse prend tout son sens dans le cadre de la topologie des espaces mentaux (Fauconnier 1984). Cette théorie représentationnelle de la signification conçoit le discours comme le lieu d'un réseau complexe d'espaces mentaux dans lesquels prennent place les diverses propositions exprimées au travers du discours. Parmi ces constructions cognitives, nous trouvons R l'espace de la réalité du locuteur. A l'espace R sont subordonnés non seulement les espaces qu'introduisent des locutions telles que d'après Paris-Match mais aussi les espaces introduits par certains environnements modaux et la négation (au sens large du terme). A titre d'exemple, reconsidérons (IV).

(IV) D'apres Paris-Match, Marie attendrait un enfant de son nouveau fiance.
Personnellement, je ne le crois pas. Pierre se serait apercu que Marie
etait enceinte.

L'énoncé initial met en scène un espace I, subordonné à R et relatif aux affirmations de Paris-Match. Le second énoncé remplit, lui, une double fonction. D'une part, il bloque explicitement l'intégration dans R de la proposition p (= [Marie attend un enfant de son nouveau fiancé]). D'autre part, en tant qu'énoncé négatif, il introduit un nouvel espace H, subordonné à R, où p est vrai. Enfin, moyennant l'adoption d'un principe stratégique tel que (PS), nous devons conclure que [Pierre s'est aperçu que Marie était enceinte] est ici relatif à H, l'espace d'hypothèse introduit par le second énoncé.

(PS) Par défaut, toute proposition exprimée au travers d'un énoncé e! s'inscrit
dans le cadre de l'un des espaces où s'interprètent les propositions
relatives à eO,e0, l'énoncé précédant e,.

En d'autres termes, (sa) équivaudrait au conséquent d'un conditionnel dont p serait l'antécédent. Puisque l'interprétation non-polyphonique de (sa) apparaît tributaire d'un processus de conditionnalisation, nous la qualifierons de conditionnelle.

Le recours à la topologie des espaces mentaux permet également de mieux
comprendre pourquoi en (V) et (VI), Pierre se serait aperçu que Marie était
enceinte ne possède, en principe,9 qu'une lecture polyphonique.

(V) D'après Paris-Match, Marie attendrait un enfant de son nouveau fiancé.
Pierre se serait aperçu que Marie était enceinte.

(VI) II est possible que Marie ait été enceinte avant son mariage. Pierre se
serait aperçu que Marie était enceinte.

Side 44

En (V), sur base de (PS), nous devons interpréter (sa) dans le cadre de l'espace de rumeur introduit par d'après Paris-Match. Dès lors, (sa) est naturellement perçu comme un argument du magazine en faveur de la thèse de la grossesse de Marie. Le même type d'analyse vaut pour (VI). La seule différence étant que, prenant place dans un espace de possibilité, (sa) constitue cette fois un argument du locuteur en faveur de la thèse que Marie est effectivement enceinte.

Nous voyons que seuls les espaces d'hypothèses sont susceptibles de garantir une lecture conditionnelle pour (sa). A cet égard10, il ya donc une distinction importante à faire entre les divers types d'espaces subordonnés à l'espace de la réalité du locuteur.11

L'interprétation conditionnelle de (6a) et de (6b) qui, eux, contiennent des
factifs, obéit au même type de contraintes que celles évoquées ci-dessus.

(6a) Pierre cacherait à son père que Marie est enceinte.
(6b) Pierre se douterait que Marie est enceinte.

Leur lecture non-polyphonique exige, via l'apport du contexte, un processus
de conditionnalisation, accompagné éventuellement d'une opposition bien
marquée entre l'attitude de Pierre et celle d'une tierce personne.

(VII) Imagine que Marie soit enceinte avant son mariage. Je crois savoir
comment son fiance reagirait. Pierre cacherait a son pere que Marie est
enceinte. Dans le fond, ce serait peut-£tre la meilleure solution.

(VIII) Je suis sur que si Sophie etait enceinte avant son mariage, Luc, son
fiance, confierait la nouvelle a toute sa famille. Pierre (,lui,) cacherait a
son pere que Marie est enceinte.

(IX) Supposons que Ton diagnostique que l'enfant que Marie attend est trisomique. Pierre cacherait a son pere que Marie est enceinte. Par contre, si les medecins garantissaient que l'enfant est normal, la reaction de Pierre serait tout autre.

(X) Suppose un peu que Marie se mette a grossir a vue d'oeil, a tomber en syncope sans raison apparente et a broder de magnifiques brassieres. Pierre se douterait que Marie est enceinte. II n'est quand meme pas totalement idiot.

En (XI), l'absence d'un antécédent quelconque pour (6a), exclut toute lecture conditionnelle. De même, en (XII), l'espace de possibilité introduit ne saurait servir de cadre à une hypothèse relativement à laquelle (6a) puisse faire sens.

(XI) Je sais maintenant que Marie attend un bébé. Pierre cacherait à son père
que Marie est enceinte.

Side 45

(XII) II est possible que Marie attende un enfant. Pierre cacherait à son père
que Marie est enceinte.

En (XIII), par contre, la proposition [Pierre est au courant que Marie est enceinte] s'inscrit dans l'espace subordonné qu'introduit la négation (ici en italiques). L'hypothéticalité sous-jacente de cette proposition autorise à nouveau l'interprétation conditionnelle de (6a).

(XIII) Marie m'a écrit qu'elle attendait un bébé. Elle me charge d'en avertir sa famille. Le problème, c'est que je me vois mal annoncer une telle nouvelle à ses parents. Comment faire? Pierre saurait sans doute trouver les mots. Mais ça ne vaut pas la peine au 'on le mette au courant. Il cacherait à son père que Marie est enceinte. Tu connais sa peur du scandale.

4. L'interprétation auto-conditionnelle

A présent, examinons les phrases (7), où le prédicat de la principale évoque
soit une émotion, soit une évaluation à charge du locuteur.

(7) a. Pierre serait fier que Marie soit enceinte.
b. Pierre regretterait/supporterait mal que Marie soit enceinte.
c. Il serait surprenant/ennuyeux que Marie soit enceinte.

A l'instar des exemples (5) et (6), (7a)-(7b)-(7c) sont assurément susceptibles d'une interprétation conditionnelle en vertu de laquelle le locuteur envisage l'attitude de Pierre dans le cadre d'une hypothèse suggérée par le contexte énonciatif.

(XIV) Imagine que Marie soit enceinte avant son mariage. Elle serait
complètement catastrophée, c'est certain. Pierre (,lui,) serait fier que
Marie soit enceinte. Tu connais son côté macho.

(XV) S'ils n'étaient pas encore mariés, Pierre regretterait/supporterait mal que
Marie soit enceinte. Tu connais sa peur du scandale.

(XVI) Pierre était fou de joie quand il asu que Marie attendait un bébé. Mais
imagine qu'il apprenne qu'il n'est pas le père de l'enfant. Pierre
regretterait/ supporterait mal que Marie soit enceinte.

(XVII) J'espère que vous utilisez des moyens contraceptifs efficaces. Au cas où
elle obtiendrait ce poste à l'étranger, il serait ennuyeux que Marie soit
enceinte.

Il est toutefois remarquable qu'en (XVIII)- une lecture conditionnelle de (7a), de (7b) ou de (7c) soit possible en dépit du caractère non-hypothétique de [Marie attend un enfant], et ce en l'absence même de tout autre antécédent potentiel.

Side 46

(XVIII) J'ai bien l'impression que Marie attend un bébé. Il ya des signes qui ne trompent pas. Pierre serait fier que Marie soit enceinte. Il pourrait peut-être ainsi désamorcer toutes ces critiques quant à son manque de virilité.

(XIX) II est bien possible que Marie attende un enfant. (Hélas,) Pierre
regretterait/ supporterait mal que Marie soit enceinte. Tu connais son
aversion pour les enfants.

(XX) Marie a eu les résultats de son test de grossesse. Ils sont positifs. Il
serait ennuyeux/choquant qu'elle soit enceinte. Attendons tout de
même la contre-analyse avant de nous alarmer.

(XXI) Marie, dit-on, attendrait un enfant pour le mois de juin. Il serait
choquant/ennuyeux qu'elle soit enceinte. Elle a à peine seize ans et, de
plus, elle n'est même pas mariée.

Faut-il renoncer à la nécessité d'un espace hypothétique comme condition sine qua non pour l'interprétation conditionnelle de ces énoncés? Comment, dès lors, expliquer que l'absence d'un tel espace bloque l'interprétation conditionnelle dans le cas des (semi-)factifs cognitifs, mais que des environnements analogues autorisent cette interprétation dans le cas des factifs

En guise de premier élément de réponse, remarquons que (XXII) et (XXIII) ne permettent, eux, qu'une lecture polyphonique de (7a). Ce qui caractérise ces discours, c'est le rôle d'asserté ou de présupposé qu'y joue la complétive de (7a).

(XXII) Marie attend à nouveau un enfant. (Hélas,) Pierre regretterait/
supporterait mal que Marie soit enceinte.

(XXIII) Je suis heureux que Marie attende un enfant. Pierre (, lui,) regretterait/
supporterait mal que Marie soit enceinte.

Dans ce type de configuration, l'introduction d'un autre antécédent à (7a),
via la mise en place d'un espace d'hypothèse, semble être le seul moyen d'en
garantir une interprétation conditionnelle.

(XXII1) Marie attend à nouveau un enfant. Si elle venait à perdre son emploi,
Pierre regretterait/supporterait mal que Marie soit enceinte.

(XXIII1) Je suis heureux que Marie attende un enfant. Pourvu qu'elle ne perde
pas son emploi à cause de cela. Autrement, Pierre (, lui,) regretterait/
supporterait mal que Marie soit enceinte.

Pour rendre compte de l'ensemble de ces données, nous ferons donc l'hypothèse qu'en (XVIII) à (XXI), nos énoncés (7a)-(7b)-(7c) ne reçoivent pas une interprétation conditionnelle mais bien une interprétation autoconditionnelle,en vertu de laquelle ils sont équivalents à d'authentiques

Side 47

conditionnels renfermant en leur sein leur propre antécédent. Ainsi, (7a,),
(7b,) et (7c,) représentent les paraphrases respectives de (7a), (7b) et (7c),
entendus dans leur lecture auto-conditionnelle.

(7a,) Si Marie était enceinte, Pierre en serait fier.

(7b,) Si Marie était enceinte, Pierre le regretterait/supporterait mal.
(7c}) Si Marie était enceinte, cela serait choquant/ennuyeux.

Nous admettrons donc que les factifs émotifs/évaluatifs sont capables d'introduire des espaces d'hypothèses. Au contraire des factifs cognitifs, ils auraient le pouvoir d'instaurer dans un cadre virtuel la vérité de leur complétive, conférant ainsi à cette dernière un caractère générique.

Il nous reste maintenant à expliquer pourquoi l'interprétation autoconditionnelle de (7a) est bloquée en (XXII)- L'impossibilité d'une telle lecture repose en fait sur une contrainte discursive dont l'évidence saute aux yeux. En effet, on admettra sans peine qu'il est pour le moins incongru d'envisager une proposition p en tant qu'hypothèse si cette même proposition fait partie de l'ensemble des propositions auxquelles on a déjà donné son assentiment. En termes d'espaces mentaux, cela signifie que l'introduction de p dans un espace d'hypothèse H subordonné à l'espace de la réalité du locuteur R, nécessite que p ne soit pas vrai dans R. Il est dès lors impossible qu'en (XXII)- le contenu asserti ou présupposé du premier énoncé puisse remplir le rôle d'antécédent pour le second énoncé.

Le même type d'analyse permet de rendre compte des différences de
potentialités discursives entre (10a) et (10b). Seul le premier de ces énoncés
peut faire l'objet d'une interprétation auto-conditionnelle.

( 10) a. Pierre serait très déçu que Marie ne vienne pas ce soir,
b. Pierre serait très déçu que Marie ne vient pas ce soir.

En (10b), l'emploi de l'indicatif dans la complétive est présuppositionnellement marqué.12 II ya dès lors incompatibilité entre le statut présuppositionnel de [Marie vient] et son statut de simple hypothèse, qu'exigerait la lecture auto-conditionnelle de (10b). L'inacceptabilité de (XXIV), paraphase explicite de la lecture auto-conditionnelle de (10b), semble le confirmer.

(XXIV) ??Si Marie ne venait pas ce soir, Pierre serait très déçu qu'elle (Marie) ne
vient pas.

(XXV) Si Marie ne venait pas ce soir, Pierre serait très déçu qu'elle (Marie) ne
vienne pas.

Si, avec les factifs émotifs, l'emploi de l'indicatif dans la complétive est
présuppositionnellement marqué, il n'en va pas de même pour l'emploi de

Side 48

l'infinitif. Ainsi, (lia) et (llb) sont tous deux interprétables auto-conditionnellement.

(11)a. Pierre serait peiné de perdre son chien.
b. Pierre serait fâché d'être écarté de la sélection.

Remarquons cependant que (12a) et (12b) ne tolèrent que très difficilement
l'interprétation auto-conditionnelle.

( 12) a. Pierre serait peiné de n'être pas parti en vacances l'an dernier,
b. Pierre s'inquiéterait d'avoir ressenti une douleur àla nuque.

Il semble bien que la seule présence de l'infinitif passé dans la complétive ne suffise pas à expliquer cette donnée. En effet, (XXVI)-(XXVII)illustrent la possibilité d'interpréter auto-conditionnellement les énoncés (13), dont la complétive est également au passé de l'infinitif.

( 13) a. Pierre serait vraiment gêné d'avoir insulté sa belle-mère.
b. Pierre regretterait d'avoir fait confiance àun escroc.
c. Pierre serait triste d'avoir vexé Marie.

(XXVI) Pierre a été réveillé cette nuit par un coup de téléphone. Il était fou de rage. Il a traité son interlocutrice de pétasse insomniaque et a immédiatement raccroché. Après coup, il s'est rappelé que sa bellemère avait promis de le contacter dès son arrivée à New-York. Ce n'est peut-être pas qu'une coïncidence... Pierre serait vraiment gêné d'avoir insulté sa belle-mère.

(XXVII) Depuis l'affaire Leroy, Pierre commence à douter de l'intégrité de son
associé. Pierre regretterait d'avoir fait confiance à un escroc.

(XXVIII) Pierre a dit àsa femme qu'elle était belle comme un camion. Il m'a
confié qu'il craignait que la métaphore n'ait été quelque peu
maladroite. Pierre serait triste de l'avoir vexée.

Dans chacun de ces textes, le locuteur présuppose, certes, l'existence d'un événement ponctuel mais il en ignore à chaque fois certaines des modalités pertinentes. C'est le contexte énonciatif allié à l'emploi 'prédicatif13 des expressions belle-mère, escroc et vexer qui induit une part d'indétermination quant à la description du fait présupposé. Le locuteur ne peut donc assumer la réalité du présupposé tel qu'il l'envisage. Dès lors, rien ne s'oppose à la pure hypothèse que l'événement en question ait été effectivement tel que sa description le suggère.

En ce qui concerne (12a) et (12b), par contre, les faits évoqués dans la
complétive semblent être décrits en tant que tels. Par conséquent, la présence
de ces présupposés dans l'espace du locuteur interdit à celui-ci de les

Side 49

envisager comme de simples conjectures; d'où l'impossibilité d'une lecture
auto-conditionnelle.

5. Auto-conditionnalité et accommodation contextuelle

Les énoncés auto-conditionnels se caractérisent essentiellement par leur autonomie sémantique. Ainsi, en (XXIX), (14) n'est nullement un conditionnel tronqué auquel le contexte fournirait un antécédent mais un authentique conditionnel, au même titre que (14').

(14) Pierre supporterait très mal qu'on l'exproprie.

(14') Si Pierre était exproprié, il le supporterait très mal.

(XXIX) II parait que le trace du T.G.V. pourrait empieter sur le secteur sud de notre commune. C'est pourtant une zone d'habitation... Pierre supporterait tres mal qu'on l'exproprie. II tient tellement a la maison de ses parents.

Le caractère sui generis de l'hypothèse engendrée par l'auto-conditionnalisation n'est pas sans rappeler le processus d'accommodation des présupposés. En effet, des énoncés tels que (15) et (16) n'ont de sens que dans le cadre d'un contexte impliquant que Marie est enceinte. Cependant, la non-satisfaction de cette exigence n'engendre pas l'inacceptabilité des énoncés en question, mais le réajustement du contexte afin qu'il la satisfasse; en d'autres termes, la présupposition est accommodée par le contexte.

(15) Pierre regrette que Marie soit enceinte.

(16) II est ennuyeux que Marie soit enceinte.

De même, comme nous l'avons déjà évoqué, l'auto-conditionnalisation de (7b) ou de (7c) consiste à imposer a posteriori au contexte l'hypothèse d'une grossesse de Marie au cas où ce contexte ne suggérerait pas une telle hypothèse.

(7b) Pierre regretterait que Marie soit enceinte.

(7c) II serait ennuyeux que Marie soit enceinte.

Notons, au passage, que même les contextes d'hypothèses peuvent être le lieu de l'auto-conditionnalité. Ainsi, la structure logico-sémantique du conditionnel (17) peut aussi bien être (SI) que (S2). Selon la lecture (SI), q n'est pas présupposé, mais envisagé en tant que simple hypothèse; dès lors, r s'inscrit dans le cadre de q, et non dans le cadre de p. Autrement dit, il est possible d'accommoder la proposition q dans un espace de virtualité différent de celui qu'introduit la protase de (17).

Side 50

(17) Si p[=Si Pierre était juif], il trouverait scandaleux que q[= que les
Israéliens négocient avec I'O.L.P].

(51) Si p alors (si q alors r[= Pierre trouverait scandaleux que q]).
(52) Si p alors (Pierre trouverait scandaleux que q) [avec q présupposé].

En (18), par contre, [Pierre est homosexuel] a nécessairement le statut de
présupposé. En effet, il semble impossible de mettre en doute la vérité de
cette proposition, à moins de lier l'homosexualité à la séro-positivité.

(18) Si Pierre était séro-positif, il cacherait sans doute à ses proches qu'il est
homosexuel.

(18') ?Si Pierre était séro-positif, il cacherait sans doute à ses proches qu'il est
homosexuel. Enfin, il y a peu de chance que Pierre préfère un jour les
hommes aux femmes.

Quoiqu'il soit parfois difficile de s'assurer de la neutralité du contexte énonciatif vis-à-vis d'un certain type d'information (en l'occurrence une hypothèse), il y a des environnements où cette neutralité ne fait aucun doute. C'est le cas notamment en (XXX)-(XXXI) où (19) et (20) se voient conférer une lecture auto-conditionnelle.

(19) Pierre et moi serions heureux que tu viennes dîner chez nous un de ces
soirs.

(XXX) Salut Marie! Comment ça va? Pierre et moi serions heureux que tu
viennes dîner chez nous un de ces soirs. Tu me donnes un coup de filetlet
on arrange ça, d'accord?

(20) La direction serait peinée de devoir se séparer de certains de ces élèves.

(XXXI) La direction serait peinée de devoir se séparer de certains de ces élèves. Cependant, tout sera mis en oeuvre pour démasquer les coupables des récents actes de vandalisme, et des sanctions exemplaires seront prises à leur égard. Toutefois, si certains d'entre eux se dénonçaient spontanément, la direction s'engage à considérer leur cas avec une certaine clémence.

Que le propos de ces deux énoncés ne soit pas ici l'attribution d'un sentiment14 dans une situation hypothétique, mais la réalisation d'un acte de requête ou de menace, n'enlève rien à leur auto-conditionnalité. D'ailleurs, il est toujours possible d'interpréter au pied de la lettre un énoncé comme (19). A l'invitation qu'exprime cet énoncé, Marie pourrait répondre en ces termes : Tu n 'est qu 'un sale hypocrite. Une telle réaction impliquerait bien sûr qu'elle envisage l'énoncé en tant qu'expression d'une réalité psychologique et non en tant qu'expression d'une requête courtoise.

Side 51

D'autres contextes illustrent encore l'autonomie sémantique des énoncés auto-conditionnels et la propension spécifique des factifs émotifs/évaluatifs à induire ce type d'interprétation. Ainsi, envisageons, en tant que début in medias res d'un texte narratif, (7b)-(7c), d'une part, et (6a)-(6b), d'autre part. Pour (7b) et (7c), l'interprétation auto-conditionnelle s'impose naturellement.

(XXXII) Pierre regretterait que Marie soit enceinte. Il se sent bien incapable d'assumer un rôle de père. L'angoisse de n'être plus seul au monde le tenaille. Emmitouflé dans son vieux pardessus, il déambule à travers cette ville qu'il connaît trop bien ...

(XXXIII) II serait ennuyeux que Marie soit enceinte. L'idée même qu'elle ne
puisse achever ses études m'exaspère ...

Il est par contre plus difficile d'associer une telle interprétation à (6a)15 et cela
devient même impossible en ce qui concerne (6b).

(XXXIV) Pierre cacherait à son père que Marie est enceinte. Michel en est
certain. Il est persuadé que son frère est un lâche, un être incapable
d'affronter la réalité...

(XXXV) ?? Pierre se douterait que Marie est enceinte. Michel en est certain.
Pierre n'est pas un imbécile et...

Une autre batterie d'exemples met également en lumière l'autoconditionnalité
propre au factifs émotifs/évaluatifs.

(21) a. Donne-moi ce livre! Pol serait furieux que tu l'abîmes/aies abîmé,
b. Donne-moi ce livre! Il serait fâcheux que tu l'abîmes.

(22) a. ? Donne-moi ce livre! Pol se douterait que tu l'as abîmé.
b. ? Donne-moi ce livre! Pol penserait que tu l'as abîmé.
c. ? Donne-moi ce livre! Pol t'interdirait de sortir ce soir.

Il est clair que si, dans les exemples (21), l'énoncé initial introduisait un quelconque espace d'hypothèse, il en irait de même pour les exemples mentionnés en (22). Or, si tant est qu'ils soient acceptables, ces derniers ne semblent pas pouvoir mettre en jeu un quelconque processus de conditionnalisation. La présence d'un tel processus en (21) suggère donc fortement que c'est le factif émotif/évaluatif (au mode conditionnel) qui génère lui-même l'hypothèse nécessaire à l'émergence de ce processus.

6. Auto-conditionnalité et interrogation

Après avoir caractérisé en termes de structures d'espaces la spécificité des
factifs émotifs/évaluatifs sous le mode conditionnel, nous devons encore

Side 52

mettre à jour les facteurs sémantiques qui déterminent la singularité discursive de ces prédicats. A cet égard, l'examen des énoncés interrogatifs est pour le moins instructif. Considérons tout d'abord des exemples concernant des prédicats non-factifs.

(23) a. Accepterais-tu de recevoir de l'argent de ton fils?
b. Incendierais-tu ta propre maison?
c. Cesserais-tu d'aider financièrement ton fils?
d. Dirais-tu à ton fils qu'il est atteint d'un cancer?

Il est possible de concevoir chacun de ces énoncés comme une question portant sur le comportement éventuel de l'allocutaire vis-à-vis d'un choix hypothétique. L'objet de telles questions est donc de déterminer l'attitude potentielle de l'allocutaire à l'égard d'un type de situation. (XXXVI)(XXXVII)-(XXXVIII) illustrent cet usage spécifique en ce qui concerne (23a), (23b) et (23d).

(XXXVI)

A: Accepterais-tu de l'argent de ton fils?

B: C'est difficile à dire... Il est probable que si j'étais vraiment dans le
besoin, je n'aurais pas trop de scrupules. Pourquoi, ton fils se propose
d'éponger tes dettes?

(XXXVII)

A: Incendierais-tu ta propre maison?

B: Ça dépend. Si j'avais une bonne assurance, pourquoi pas!... Est-ce que
tu connaîtrais quelqu'un qui l'a fait?

(XXXVIII)

A: Dirais-tu à ton fils qu'il est atteint d'un cancer?

B: Non. Je ne crois pas que j'en aurais le courage. J'espère que si un jour j'ai
des enfants, je ne serai jamais confronté à une telle situation.

Tout d'abord, B se doit de construire un contexte satisfaisant les présupposés éventuels de la question posée par A (par exemple, avoir des enfants). Ce n'est qu'après l'accommodation de ces présupposés que B s'interroge, le cas échéant, sur la pertinence de la question qui lui a été posée. La réponse de B à la question elle-même peut être influencée par les conditions spécifiques que B désire prendre en compte (par exemple, avoir une bonne assurance). Toutefois, c'est sur la seule base de certains traits de caractère qu'il s'attribue, que B décide quel serait son comportement face au choix qui se présenterait à lui dans telle ou telle circonstance. Les questions (23) supposent donc que le sujet interrogé jouit d'un certain contrôle sur le comportement éventuel qu'il pourrait adopter. Quelle que soit l'option qu'il retiendrait, le sujet est présumé responsable de son choix, dans la mesure où ce choix est ressenti

Side 53

comme tributaire de dispositions dont le sujet est censé maîtriser les effets. D'ailleurs, on peut, par exemple, reprocher à quelqu'un tout aussi bien d'accepter de l'argent de son fils que de refuser cet argent. De ce point de vue, il est remarquable qu'un énoncé comme (23d) témoigne d'une certaine auto-conditionnalité, dans la mesure où (23d') en constitue une paraphrase tout à fait adéquate.

(23d) Dirais-tu à ton fils qu'il est atteint d'un cancer?
(23d') Si ton fils était atteint d'un cancer, le lui dirais-tu?

Le discours (XXXIX) accepte la même analyse, excepté que le locuteur s'enquiert (ici, de manière rhétorique) du comportement qu'adopterait une tierce personne dans une situation analogue à la sienne. La réponse de l'allocataire s'appuie alors tout naturellement sur les dispositions qu'il prête à la personne en question.

(XXXIX)

A: Est-ce que ta mère permettrait àta sœur de sortir en ville tard le soir?
J'en doute!

B: Mais si! Maman est très libérale. Si ma sœur lui demandait un jour de
pouvoir aller au cinéma avec un bon copain, ma mère ferait
certainement moins de problèmes que vous.

Comme nous allons le voir, la présomption de telles dispositions n'est sans
doute pas étrangère à l'interprétation particulière que reçoit la question
posée par A. Considérons les exemples (24).

(24) a. Recevrais-tu de l'argent de ton fils?
b. Cesserais-tu de perdre tes cheveux?
c. Serais-tu ruiné au jeu?
d. Neigerait-il en montagne?
e. Est-ce que ta mère aurait mal aux dents?

Ces questions semblent ne pouvoir porter que sur la réalité présente et non plus sur le comportement potentiel d'un agent dans un type de situation. Ainsi, en dehors de tout contexte, (24a) est naturellement comprise comme une variante de (24a1).16 C'est en tout cas ce que suggère l'incongruité de la réplique de B en (XLI).

(24a1) Reçois-tu de l'argent de ton fils?

(XL)

A: Recevrais-tu de l'argent de ton fils?

B: Oui, il m'envoie chaque mois environ cinq mille francs.

Side 54

(XLI)

A: Recevrais-tu de l'argent de ton fils?

B: *Oui, je crois que s'il avait un bon boulot et que j'étais dans le besoin, il
m'aiderait dans la mesure de ses moyens.

Il en va de même pour (24b) qui s'entend comme une question relative aux problèmes capillaires actuels de son destinataire. Ce dernier ne saurait envisager spontanément un cadre virtuel dans lequel la question pourrait faire sens, et ce même en connaissant parfaitement l'ensemble des situations dans lesquelles il cesserait de perdre ses cheveux. Par conséquent, il se doit de concevoir (24b) comme analogue à (24b1).

(24b) Cesserais-tu de perdre tes cheveux?
(24b1) Cesses-tu de perdre tes cheveux?

Pour un sujet, la perte ou non-perte de ses cheveux repose prototypiquement sur des mécanismes physiologiques qu'il ne peut contrôler. Sa personnalité ne joue, a priori, aucun rôle dans le déroulement (ou le non-déroulement) d'un tel processus. De ce fait, le destinataire de (24b) peut difficilement envisager une situation hypothétique dans laquelle il aurait véritablement le choix entre deux options. La question (24b) ne peut donc concerner qu'une situation hic et nunc.

Les autres exemples de (24) relèvent de la même analyse. Ainsi, bien qu'on puisse avoir une large part de responsabilité dans le fait d'être ruiné au jeu, cet état n'est jamais présenté comme entièrement imputable au sujet dépouillé. D'ailleurs, on reprochera à quelqu'un de s'être ruiné au jeu, mais pas d'être ruiné au jeu. Seul (24c'), à l'inverse de (24c), est susceptible d'une interprétation conditionnelle, à caractère 'générique', imposant au destinataire d'imaginer une situation virtuelle dans laquelle, le cas échéant, il serait dépouillé de ses biens.

(24c) Serais-tu ruiné au jeu?
(24c1) Te ruinerais-tu au jeu?

Revenons maintenant aux factifs. L'absence prototypique de dispositions à effets contrôlables dans le déroulement (ou le non-déroulement) des processus évoqués en (25), pourrait bien expliquer le caractère 'occurrentiel' de ces questions.

(25) a. Te douterais-tu que ta femme est enceinte? b. Saurais-tu que ta femme est enceinte? c. Découvrirais-tu que ta femme est enceinte? d. Serais-tu averti que ta femme est enceinte?

A cet égard, le cas de (25c) est exemplaire. La découverte d'un fait n'est pas
nécessairement le fruit du hasard. Elle peut être l'expression des qualités

Side 55

intrinsèques que se voit attribuer un sujet menant une investigation. De même, il est possible que, pour un sujet, son incapacité à découvrir soit imputable à ses propres faiblesses. Malgré tout, on ne conçoit pas la découverte ou la non-découverte d'un fait F par un sujet S comme exclusivementdu ressort de S : d'après le sens commun, une partie du processus échapperait à son contrôle. On dira donc difficilement de quelqu'un qu'il est du genre à ne pas découvrir que sa femme est enceinte. Par contre, on dira sans problème qu'il est du genre à ne pas remarquer que sa femme est enceinte pour souligner, par exemple, sa désinvolture ou son inattention. Cet indice, si faible soit-il, est révélateur d'une distinction sémantique17 entre découvrir et remarquer. En effet, (26), à l'inverse de (25c), peut porter sur le comportement virtuel d'un sujet face à une situation tout aussi virtuelle (une grossesse de Marie), dont les modalités ne sont nullement précisées.

(26) Remarquerais-tu que ta femme est enceinte?

(XLII)

A: Remarquerais-tu que ta femme est enceinte?

B: Bien sur que oui, a moins evidemment qu'elle n'avorte en secret apres
deux semaines de grossesse.

Le contraste entre (25d) et (27) est du même ordre. Il repose sur le présupposé
qu'avertir que p, au contraire d'être averti que p, est un processus relevant
de la responsabilité de son sujet.

(25d) Serais-tu averti que ta femme est enceinte?
(27) Avertirais-tu la presse que ta femme est enceinte?

(XLIII)

A: Avertirais-tu la presse que ta femme est enceinte?

B: Ben... non. Tu en as de ces questions. Bien que je sois un personnage public, j'ai toujours essaye de preserver ma vie privee. Si un jour Marie attendait un heureux evenement, c'est avec mes proches, pas avec ces chacals, que je voudrais partager un tel bonheur.

En l'absence de préambule spécifiant les conditions dans lesquelles (25d) se
poserait à B, ce dernier ne saurait concevoir la question comme relative à un
type d'éventualité.

(XLIV)

A: Serais-tu averti que ta femme est enceinte?

B: *Oui. Dès qu'il aurait les résultats des tests, le médecin me préviendrait.

Notons tout de même que, dans des contextes suffisamment riches, un énoncé tel que (28) peut s'interpréter auto-conditionnellement. Il suffit d'imaginer que la question soit posée par un chef d'entreprise reprochant à un de ses cadres la désorganisation qui règne dans le service dont il a la

Side 56

charge. C'est la responsabilité du cadre vis-à-vis du fonctionnement de son
service qui permet alors de comprendre la question comme générique.

(28) Seriez-vous averti qu'une de vos secretaires s'absente durant les heures
de bureau?

(XLV)

A : Seriez-vous averti que certaines de vos secrétaires s'absentent durant les
heures de bureau?

B: Je n'en sais rien. Je crois tout de même que si cela arrivait, je m'en rendrais
compte moi-même.

En ce qui concerne les questions impliquant des factifs émotifs/évaluatifs, aucune contrainte spécifique ne semble peser sur la possibilité de leur accorder une valeur 'non-occurrentielle'. Tout ce qui est requis, c'est que le destinataire ne tienne pas pour vraie la complétive objet.

(XLVI)

A: Est-ce que Marie regretterait d'avoir touché un gros héritage?

B: Non... quelle question! De toute façon, je ne crois pas qu'elle aura jamais
cette chance.

(XLVII)

A: Trouverais-tu déplacé que ta fille sorte avec un garçon plus âgé qu'elle?

B: Quand la fille est vraiment trop jeune, je crois que 9a peut poser certains
problemes. Enfin... j'ai pas d'avis arrete sur la question. II faut voir au cas
par cas.

Même une question telle que (29) peut être comprise sur le mode de la pure
éventualité, et ce en dépit de son apparente impersonnalité.

(29) Serait-il intéressant que les taux d'intérêt remontent un peu?

Aucune disposition comportementale ne peut avoir une quelconque incidence sur le caractère plus ou moins intéressant de la montée des taux. Toutefois, dans la mesure où (29) est perçue comme équivalant à (29'), y répondre suppose qu'on fait appel à ses propres convictions, et donc à sa subjectivité, subjectivité sur laquelle chacun est censé exercer un certain contrôle.

(29') Trouverais-tu intéressant que les taux d'intérêt remontent un peu?

(XLVIII)

A: Serait-il intéressant que les taux remontent un peu?

B: Je crois que ce serait une bonne chose pour les speculateurs mais pas pour
notre £conomie en general.

Side 57

7. L'analyse dispositionnelle de l'auto-conditionnalité

Les environnements interrogatifs ne sont pas les seuls où l'emploi du mode conditionnel repose sur l'hypothèse que certains comportements sont le fruit de dispositions inhérentes au sujet. Ainsi, comme en témoignent (XLIX) et (L), (30) est susceptible aussi bien d'une interprétation de type conditionnel que d'une interprétation polyphonique.

(30) Pierre avait vraiment faim. Il aurait mangé au moins trois poulets.

(XLIX) Pierre avait vraiment faim. Il aurait mangé au moins trois poulets.
J'espère pour lui qu'il a au moins tué, déplumé, vidé et cuit ces pauvres
volatiles avant de les dévorer.

(L) Pierre avait vraiment faim. Il aurait mangé au moins trois poulets.
Malheureusement, il a dû se contenter des deux tranches de pain rassis
que sa sœur a daigné lui donner.

En (XLIX), (30) attribue à Pierre, mais sur le mode de la rumeur, des actes tendant à démontrer que celui-ci avait faim.18 En (L), les actes dont il est question ne sont que virtuels. (30) illustre alors ce dont Pierre aurait été capable pour apaiser sa faim. Il est donc fait référence aux dispositions comportementales de Pierre associées à un de ses états physiologiques.

Certaines locutions illustrent à merveille le lien existant entre l'emploi du mode conditionnel et certains comportements prototypiques évocateurs de dispositions dont ils sont censés émaner. Dans les exemples (31), une propriété, voire la prédication même de cette propriété, se voit associée, sur une base topique, àun type de comportement19 dont le caractère paroxystique ne fait qu'en souligner la virtualité.

(31) a. Il paraît si gentil qu'on lui donnerait le Bon Dieu sans confession.
b. Cet avant-centre est d'une maladresse! Il raterait un éléphant dans un
couloir.
c. Pierre avait une de ces faims! Il aurait mangé un bœuf tout entier.
d. Cet animal est immonde. On croirait voir un gros tas de viande en
décomposition.

Il y a fort à parier qu'à l'instar de locutions comme au cas où et si..alors, la référence plus ou moins explicite à des dispositions comportementales permet d'introduire des espaces d'hypothèses. En effet, comment expliquer autrement la lecture non-polyphonique de (32) en (LI) et (LU)?20

(32) II cacherait à son propre père que sa femme est enceinte.

(LI) Après tout, il est possible que Marie attende un heureux événement. Il
faut savoir que Pierre est un lâche. Il cacherait à son propre père que sa
femme (Marie) est enceinte.

Side 58

(LII) D'apres Sophie, Marie attendrait un heureux evenement pour debut
juin. Pourquoi pas? Pierre est tellement lache qu'il cacherait a son
propre pere que sa femme (Marie) est enceinte.

(q) [Marie attend un heureux évènement/est enceinte]

Nous savons que, par défaut et en l'absence d'un quelconque antécédent potentiel à (32), l'insertion de la proposition (q) dans un espace de possibilité P interdit normalement l'interprétation conditionnelle de (32). De même, en (LU), (32) devrait aussi se concevoir dans l'espace P que suggère Pourquoi pas, ou à la limite dans celui qu'introduit D'après Sophie. Or, (32) est à chaque fois perçu comme relatif à une hypothèse d'école à charge du locuteur, en l'occurrence l'éventualité d'une grossesse de Marie. Nous devons donc admettre que ce sont les dispositions auxquelles les deux discours font allusion qui induisent l'espace de virtualité, H, nécessaire à l'interprétation conditionnelle de (32). Dans cet espace H, la proposition (q) peut dès lors prendre place et ainsi constituer l'antécédent spécifique de (32). En effet, (q) représente le présupposé potentiel de (32). A ce titre, et pour peu que sa vérité ne soit déjà établie dans l'espace R du locuteur, (q) doit être accommodée dans tout espace de virtualité où (32) s'interprète le cas échéant.

Notons au passage que la possibilité d'une lecture conditionnelle de (32) tient ici à la forme même de sa complétive. En effet, moyennant l'hypothèse que le père de Pierre est le locuteur et que la femme de Pierre est Marie, (32) et (33) sont extensionnellement équivalents.

(32) II cacherait à son propre père que sa femme est enceinte.
(33) II me cacherait que Marie est enceinte.

Or, (33) ne peut se concevoir dans le cadre d'un espace virtuel qu'induirait la
référence à la lâcheté de Pierre. Si tant est que (LUI) soit acceptable, il
n'autorise qu'une interprétation polyphonique de (33).

(LIII) D'apres Sophie, la femme de Pierre attendrait un heureux evenement
pour debut juin. Pourquoi pas? Pierre est un lache. II me cacherait que
Marie est enceinte.

La raison en est simple : l'énoncé (33) est, intentionnellement, moins puissant que (32). De ce fait, il évoque davantage la réalité hic et nunc qu'un type de situation à instancier. De plus, aucun lieu commun ne semble pouvoir relier la lâcheté d'un sujet au fait qu'il cache à une personne donnée que Marie est enceinte. Le lien ne peut être ici que circonstanciel.

Les factifs émotifs/évaluatifs acceptent sans contrainte la conditionnalisation sur base de la seule évocation de propriétés dispositionnelles. Outre les environnements interrogatifs, déjà discutés, nous trouvons bien évidemment les contextes où la référence aux dispositions est tout à fait explicite.

Side 59

(LIV) II est possible que Marie ait encore rate son examen. On ne l'a pas vue
de la semaine. Le probleme, c'est que son pere n'est pas tres commode.
II serait furieux/n'apprecierait pas qu'elle ait a nouveau echoue".

Mais comme nous l'avons déjà signalé, les émotifs/évaluatifs au mode conditionnel semblent pouvoir induire, par eux-mêmes, un cadre hypothétique dans lequel s'intègre leur complétive. (LV) et (LVI) illustrent très bien cette auto-conditionnalité.

(LV) II est possible que Marie ait encore rate son examen. On ne l'a pas vue
de la semaine. Son pere serait furieux/n'apprecierait pas qu'elle ait a
nouveau echoue'.

(LVI) D'apres Pol, Marie aurait encore rate son examen. Cela serait vraiment
dommage/idiot qu'elle ait a nouveau echoue".

Il faut à présent s'interroger sur les facteurs susceptibles d'expliquer une telle
particularité sémantique.

Le simple fait que les factifs émotifs/évaluatifs prennent prototypiquement une complétive au subjonctif ou à l'infini favorise assurément la possibilité d'une interprétation non-factuelle du présupposé associé à ces prédicats.21 A cet égard, il est intéressant de noter que, sous la négation, les semi-factifs cognitifs avec une complétive au subjonctif exhibent un comportement analogue à celui des factifs émotifs/évaluatifs dans les environnements modaux qui nous occupent. En (34) et (35), le locuteur ne peut présupposer la vérité de [Marie a touché à ta moto]. Néanmoins, il semble que cette proposition soit vraie en tant qu'hypothèse.22 En effet, (341) et (35') sont des paraphrases acceptables de (34) et (35), et ce au même titre que (36') et (37') vis-à-vis de (36) et (37).

(34) Pierre n'a pas remarqué que Marie ait touché àta moto.
(35) Pierre ne se rappelle pas que Marie ait touché àta moto.
(34') Si Marie a touché àta moto, Pierre ne l'a pas remarqué.
(35') Si Marie a touché àta moto, Pierre ne s'en rappelle pas.

(36) Pierre déplorerait que Marie ait touché àta moto.
(37) II serait embêtant que Marie ait touché àta moto.

(36') Si Marie a touché àta moto, Pierre le déplore.
(37') Si Marie a touché àta moto, c'est embêtant.

Afin de compléter notre analyse, il faudrait déterminer si, en français, la spécificité morpho-syntaxique des factifs émotifs/évaluatifs et des semifactifsest symptomatique de propriétés sémantiques de ces prédicats ou si, au contraire, cette spécificité est la source même du processus d'autoconditionnalité.Un argument en faveur de la première option, c'est le comportement du prédicat comprendre. En effet, ce factif cognitif a la particularitéd'autoriser

Side 60

cularitéd'autoriserune complétive au subjonctif. En (38), [ne pas comprendre que P] équivaut à [ne pas comprendre les raisons pour lesquelles P]. Il semble par contre qu'un léger glissement de sens s'opère en (39) dans la mesure où [ne pas comprendre que P] signifie cette fois [ne pas admettre que P]. Le sujet se voit ici attribuer davantage un jugement de valeur hypothétique qu'une incapacité virtuelle à intégrer une proposition au sein de ses connaissances.

(38) Poi ne comprend pas que Marie ait quitté son emploi.
(39) Poi ne comprendrait pas que Marie quitte son emploi.

La présence du subjonctif dans la complétive ne serait donc qu'une condition nécessaire, mais non suffisante pour une lecture auto-conditionnelle de (39), puisque cette lecture requiert l'octroi d'une dimension évaluative au prédicat de la principale.

C'est du côté de la sémantique des émotifs/évaluatifs qu'il nous faut
chercher les sources même de l'auto-conditionnalité. En guise de réponse
partielle à cette question, nous proposerons les pistes de réflexions suivantes.

Tout d'abord, on observe que l'attribution d'une potentialité émotionnelle ou évaluative n'est séparée de l'attribution d'une émotion ou d'un jugement effectif que par la factualité de son objet. On peut même se demander si en (LVII) et (LVIII), il n'est pas fait référence à une émotion/évaluation actuelle vis-à-vis d'une situation virtuelle plutôt qu'à une émotion/évaluation hypothétique.

(LVII) §a serait scandaleux/je serais tr£s peine que I'OTAN bombarde des civils
innocents. De toute facon, si cela se produit jamais, on n'en saura
strictement rien. La censure veille au grain.

(LVIII) Pierre regretterait qu'apres sa mort ses enfants se disputent pour des
questions d'argent.

Il semble que la capacité du sujet à se représenter une situation soit suffisante, sinon pour ressentir une émotion ou émettre un jugement, au moins pour simuler, voire ressentir imaginativement, les affects liés à cette émotion23 ou àce jugement. Ainsi, il est parfaitement normal que le locuteur de (LIX) adopte une attitude typique du sentiment qu'évoque son propos, par exemple, frapper du poing sur la table et élever la voix (ou encore baisser la tête en signe d'affliction, dans le cas de être peiné).

(LIX) Rien que d'y penser, je trouverais scandaleux/serais peine que I'OTAN
bombarde des civils innocents.

L'autonomie de l'émotion et du jugement de valeur - leur capacité à exister
même en l'absence d'un objet factuel - est peut-être un facteur explicatif de

Side 61

l'auto-conditionnalité des factifs émotifs/évaluatifs, puisque cette autoconditionnalitése
caractérise justement par l'accommodation du présupposé
dans un espace de virtualités.

Deuxième piste de réflexion : la place privilégiée que le sens commun semble accorder aux émotions et aux jugements de valeur dans l'organisation de l'esprit humain. Nous percevons les émotions et les jugements de valeur d'un sujet, peut-être plus encore que ses capacités intellectuelles, comme constitutifs de sa personnalité, voire même de sa qualité d'être humain. En effet, ce qui distingue l'homme du robot ou de l'ordinateur, c'est davantage sa faculté à s'émouvoir et à porter des jugements que la complexité des processus cognitifs qu'il peut mettre en œuvre. Les émotions et les jugements témoignent de la réflexivité de l'esprit humain, de ce sens critique qui semble nous être propre. Certes, nous sommes capables d'un savoir réflexif (savoir que l'on sait ou que l'on ne sait pas) mais comme tout savoir, il échappe en quelque sorte à notre contrôle puisque, en dernière analyse, il ne dépend que de l'adéquation de la pensée au réel. A l'inverse, les émotions et les jugements de valeur ne jouissent pas de cette objectivité. Ils sont toujours censés être imputables à leur sujet d'inhérence. Ainsi, aux assises, un condamné peut voir sa peine modulée en fonction de l'attitude qu'il adopte face à son crime, dans la mesure notamment où son attitude est révélatrice de ses dispositions comportementales. Cette part de responsabilité qu'on accorde au sujet d'attribution est, nous le savons, une des conditions nécessaires pour l'émergence du processus d'auto-conditionnalité.

8. Conclusion

Notre étude de l'auto-conditionnalité a permis de mettre en évidence un phénomène discursif jusqu'ici méconnu, et dont la pertinence dépasse assurément le cadre étroit de l'analyse linguistique stricto sensu. Nous n'avons pu qu'avancer des conjectures quant aux facteurs susceptibles d'expliquer l'auto-conditionnalité caractéristique des factifs émotifs/ évaluatifs. Nous sommes convaincus que des recherches plus systématiques, notamment dans le domaine de la philosophie de l'esprit, permettraient de jeter quelque lumière sur les conditions d'émergence d'un tel processus.

Philippe Kreutz

Université Libre de Bruxelles

Side 62


Notes

1. Ce sont des environnements où les implications sémantiques des assertions positives disparaissent. C'est en cela, notamment, que les présupposés se distinguent des implications sémantiques (entailments).

2. Sur ce point, voir Kreutz 1995, chap. I, et Kreutz (à paraître).

3. En (la), l'emploi d'un temps du passé dans la principale s'avère plus judicieux que l'emploi d'un temps du présent. Cela tient à l'aspect inchoatif du semi-factif s'apercevoir. Généralement, ce sont les conséquences du processus cognitif évoqué par ce prédicat, et non le processus lui-même, qui sont pertinentes. Par conséquent, le déroulement du processus est présenté comme étant antérieur au moment de renonciation.

4. Nous verrons toutefois que, sous la négation et moyennant certaines contraintes, les semi-factifs cognitifs exhibent, eux aussi, une forme d'auto-conditionnalité.

5. A propos du concept de polyphonie, voir notamment Berrendonner 1981, Ducrot et al. 1980 et Ducrot, 1984, chap. VIII. Voir aussi Dendale 1991 : chap. 111, à propos du marquage de la polyphonie via l'emploi du mode conditionnel.

6. Ici, l'imparfait dans la complétive possède une valeur exclusivement temporelle.

7. Notons qu'en (II), où la grossesse de Marie n'est pas l'objet du débat, l'interprétation conditionnelle de (sa) s'accompagne d'un contraste entre l'attitude hypothétique de Pierre et l'attitude effective d'autres personnes. Ce contraste est linguistiquement marqué par la mise en relief intonative du sujet (symbolisée ici en gras). Comme le montre (a), cette mise en relief intonative du sujet n'interdit toutefois pas l'interprétation polyphonique de (sa) dans les contextes où visiblement le locuteur refuse de prendre en charge la vérité de [Pierre seserait aperçu que Marie est enceinte] dans le cadre d'une quelconque hypothèse. (a) Je suis sûr que Luc ne se doute encore de rien. Pierre (, lui,) se serait aperçu que Marie était enceinte. Cela reste à voir.

8. L'insertion en (sa) d'un parenthétique tel que ;' 'en suis sûr garantit cette prise de responsabilité. (P) Pierre, j'en suis sûr, se serait aperçu que Marie était enceinte.

9. Prononcer l'énoncé initial de (V) sur un ton dubitatif constitue une stratégie adéquate pour mettre en doute la thèse d'une grossesse actuelle de Marie et ainsi suggérer l'hypothèse contrefactuelle d'une telle grossesse, condition sine qua non d'une interprétation conditionnelle de (sa).

10. Sur la nécessité de distinguer, dans le cadre de la problématique présuppositionnelle, les espaces de possibilité des espaces d'hypothèse, voir Kay 1992.

11. Notons que certains énoncés au conditionnel, bien que relatifs, à première vue, à des espaces de possibilité, semblent être ambigus entre la valeur corrélative de ce mode (caractéristique des espaces d'hypothèses) et sa valeur polyphonique (typique des espaces de possibilité) : (y) II est possible que Pierre ait dénoncé/dénonce son frère àla police. Ce ne serait pas la première fois.

Side 63


11. Notons que certains énoncés au conditionnel, bien que relatifs, à première vue, à des espaces de possibilité, semblent être ambigus entre la valeur corrélative de ce mode (caractéristique des espaces d'hypothèses) et sa valeur polyphonique (typique des espaces de possibilité) : (y) II est possible que Pierre ait dénoncé/dénonce son frère àla police. Ce ne serait pas la première fois.

12. Ceci ne vaut évidemment pas pour les locuteurs qui utilisent indifféremment le subjonctif ou l'indicatif (voire uniquement l'indicatif) dans la complétive objet d'un factif émotif/évaluatif.

13. Sur ce point, voir Vogeleer 1992. De tels exemples se laissent également analyser dans le cadre des espaces mentaux (Fauconnier 1984).

14. Sur l'irréductibilité des émotions à des affects, voir note 23.

15. Comme nous le verrons par la suite, la référence explicite, en (XXXIV), à la personnalité de Pierre est sans doute à la base de l'interprétation nonpolyphonique de (6a).

16. La seule différence entre les phrases (24a) et (24a1) est que, dans la première, le locuteur possède normalement quelque indice suggérant que l'allocutaire reçoit actuellement de l'argent de son fils.

17. L'activité cognitive évoquée et le type d'accès à la réalité (cognitif/perceptuel) sur lequel elle repose ne sont sans doute pas étrangers à une telle distinction.

18. Notons que le caractère polyphonique de Pierre aurait mangé au moins trois poulets n'est pas, en soi, incompatible avec la virtualité des actes de Pierre. En (XLIX1), c'est la rumeur publique, et non le locuteur, qui attribue à Pierre certaines dispositions. (XLIX') Pierre avait vraiment faim. Il aurait, dit-on, mangé au moins trois poulets. Malheureusement, il a dû se contenter des deux tranches de pain rassis que sa sœur a daigné lui donner.

19. Notons qu'en (31a) et (31d), le comportement évoqué ne saurait, en aucun cas, être l'œuvre du sujet de prédication.

20. Dans ces deux discours, le locuteur cherche avant tout à démontrer qu'une grossesse de Marie serait possible sans qu'il en soit nécessairement averti. Il tend ainsi à justifier son ignorance éventuelle. Autrement dit, son argumentation se focalise davantage sur les raisons de l'indétermination de (q) dans R que sur la simple question de la valeur de vérité qu'il faudrait assigner à (q). En (Ll') et (LU'), la présence de la locution quoi qu'il en soit ne suffit pas à réorienter le discours vers une autre problématique. (Ll') Après tout, il est possible que Marie attende un heureux événement. Quoi qu'il en soit, il faut savoir que mon fils est un lâche. Il cacherait à son propre père que sa femme (Marie) est enceinte. (LU1) D'après Sophie, Marie attendrait un heureux événement pour début juin. Pourquoi pas? Quoi qu'il en soit, mon fils est tellement lâche qu'il cacherait à son propre père que sa femme (Marie) est enceinte.

21. Nous savons, par contre, que l'emploi de l'indicatif dans la complétive, emploi caractéristique des factifs cognitifs, est une marque de factivité.

22. Ces données corroborent la thèse de Fauconnier, selon laquelle un présupposé potentiel ne disparaît jamais complètement. Il est toujours rattaché à quelque espace mental, lui-même subordonné à l'espace de la réalité du locuteur.

Side 64


23. Dans son ouvrage Emotion and Focus, Helen Fay Nissenbaum considère, à juste titre, que l'attribution d'une émotion à un sujet consiste à lui octroyer une sorte de 'pattern' recouvrant un ensemble hétérogène d'événements. Les émotions ne seraient donc nullement réductibles à des affects. En effet, l'attribution d'une émotion sert à structurer des séquences d'événements très divers, dont la nature n'est pas déterminée par le type d'émotion auquel on fait référence. Par exemple, affirmer que Pierre est content de revoir sa grand-mère ne nous dit rien au sujet des comportements qui justifient cette attribution. Pierre a embrassé sa grand-mère, il lui sourit très souvent, il est plus ouvert avec ses parents, il a retrouvé l'appétit, et il ne pense plus à son chat disparu depuis peu, tous ces comportements sont autant d'indices sur base desquels on peut abstraire le contentement de Pierre relativement à ses retrouvailles avec sa grand-mère. Les différents types d'émotions eux-mêmes ne sont pas nécessairement individúes sur base des sensations ou sentiments qui leur sont généralement associés. C'est le cas, par exemple, de la honte et de l'embarras qui sont indistinguables du point de vue des affects qu'ils évoquent. Le sujet honteux estime qu'il a commis une action moralement reprehensible. Ce jugement est constitutif de sa honte. Par contre, il y a embarras pour un sujet lorsque celui-ci considère que d'autres désapprouvent son action, et ce indépendamment de son propre jugement vis-vis de son action. Ce qui différencie la honte de l'embarras, c'est le contexte dans lequel un certain sentiment apparaît. De même, être révolté relativement à S ne se distingue d'être indigné relativement à S que par une plus grande propension de la part du sujet à manifester sa désapprobation à l'égard de la situation S en question.

Side 65

Résumé

Cet article vise à établir une typologie des prédicats factifs français sur base de l'examen
des constructions au mode conditionnel dans lesquels ces prédicats peuvent
figurer.

La distinction opératoire entre, d'une part, les (semi-)factifs cognitifs et les factifs émotifs/évaluatifs, d'autre part, se fonde notamment sur la capacité des seconds à induire de l'auto-conditionnalité. L'auto-conditionnalité est un processus par lequel on interprète un énoncé tel que (1) comme équivalent à un authentique conditionnel (2) et ce, sans que le contexte énonciatif ne suggère un quelconque antécédent dans lequel l'énoncé initial puisse s'inscrire.

(1) Pierre serait fier/regretterait que Marie soit enceinte.

(2) Si Marie était enceinte, Pierre en serait fier/le regretterait.

Le caractère sui generis de l'hypothèse engendrée par l'auto-conditionnalisation n'est pas sans rappeler le processus d'accommodation des présupposés, processus induisant un réajustement du contexte en cas d'absence d'un présupposé. De même, dans sa lecture auto-conditionnelle, (1) impose a posteriori au contexte l'hypothèse d'une grossesse de Marie lorsque ce contexte ne suggère pas une telle hypothèse.

Outre les conditions discursives contraignant l'émergence de l'auto-conditionnalité (conditions envisagées dans le cadre de la topologie des espaces mentaux), j'aborde les facteurs sémantico-cognitifs susceptibles d'expliquer ce processus. A cet égard, l'examen des environnements interrogatifs est instructif. En effet, il apparaît que des prédicats autres que factifs émotifs/évaluatifs y témoignent d'une certaine forme d'auto-conditionnalité, pour autant que ces mêmes prédicats évoquent des dispositions à effets contrôlables par le sujet.

L'hypothèse que les émotions et les jugements d'un sujet sont constitutifs de sa personnalité, et par ailleurs toujours perçus comme imputables audit sujet, expliquerait l'absence de contraintes pesant sur l'auto-conditionnalité associée aux factifs émotifs/évaluatifs.

Bibliographie

Berrendonner, Alain (1981): Eléments de pragmatique linguistique. Minuit, Paris.

Ducrot, Oswald (1972): Dire et ne pas dire. Hermann, Paris.

Kay, Paul (1992): The Inheritance of Presupposition, Linguistics and Philosophy, p.
333-379.

Kreutz, Philippe (à paraître): Une typologie des prédicats factifs, Le Français
moderne.

Kreutz, Philippe (1995): Les prédicats factifs. Une enquête logique et linguistique.
Thèse de doctorat, Université Libre de Bruxelles.

Nissenbaum, Helen Fay (1985): Emotion and Focus. CSLI Lecture Notes 2, Stanford,
Stanford University.

Vogeleer, Svetlana (1992): Les phrases existentielles initiales. Une approche
sémantique et cognitive des textes narratifs russes. Thèse de doctorat, Université
Libre de Bruxelles.