Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

Le classicisme français Thomas Pavel : L'art de l'éloignement. Essai sur l'imagination classique. Gallimard, Folio/Essais, Paris, 1996. 460 p. Hartmut Stenzel : Diefranzôsische »Klassik«. Literarische Modernisierung und absolutistischer Staat. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1995. 310 p.

John Pedersen:

Le classicisme français, phénomène statique par définition, voire monolithique, orienté vers le passé, ne se conçoit que difficilement dans son devenir. Néanmoins, il convient de se faire à l'idée que ce concept, peu discuté depuis des décennies (au moins si l'on compare avec son grand 'adversaire' le Baroque) n'est nullement une évidence durant la plus grande partie du siècle approximativement caractérisé comme celui de Louis XIV.

En fait, depuis la fondation de l'Académie Française, en 1635, et jusqu'en 1674, l'année où Boileau publie son Art poétique, le classicisme est avant tout une doctrine sous développement, situation à ne pas confondre avec une existence réelle et influente. Il naît dans une vague de «modernité» (Malherbe,Théophile, Sorel, etc.). Il aura son premier chef de file avec Corneille, qui reste un tempérament baroque. Et lorsqu'enfin Boileau vint, il ne fit,

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somme toute, que codifier ce qui jusqu'alors n'avait été, dans une large
mesure, qu'une illusion, qu'un rêve, et qui sera, par la suite, la chasse gardée
des épigones.

Si l'on admet (et il y a de fortes raisons pour le faire) qu'à partir de 1685 environ, une nouvelle situation culturelle commence à s'établir, on se retrouvera, en toute modestie, avec une période d'une dizaine d'années où le classicisme se laisse considérer comme le facteur dominant de la vie culturelle en France!

Une telle conception serait sans doute jugée inadmissible et en tout cas inconciliable avec l'histoire littéraire traditionnelle. Et pour convaincre tant soit peu de son fondement, il conviendrait, au moins, de dépasser le niveau des postulats. C'est ce que nous aimerions faire en présentant et en discutant deux ouvrages aussi intéressants que différents, qui portent sur les problèmes concernant le classicisme français. Il s'agit de deux ouvrages, celui de Thomas Pavel et celui de Helmut Stenzel, dont, depuis longtemps, les compétences dans le domaine sont généralement reconnues.

Pour Pavel, les mondes décrits par les auteurs de l'âge classique s'éloignaient considérablement de la réalité vécue à l'époque. Ceci par choix délibéré des écrivains. Rejetant l'idée d'une 'cohérence culturelle' pour le classicisme, Pavel voit trois manières différentes d'imaginer la présence du moi : le recueillement chrétien, la maîtrise du moi selon le modèle romain, et, finalement, l'alliance romanesque entre le moi et la Providence.

Il s'agit donc d'une approche thématique, où seront abordés, à tour de rôle, l'imaginaire religieux, politique et privé. Signalons que parmi des textes très connus et des textes oubliés, il y a de grands absents : avant tout les fables et la prose moraliste et épistolière. Ce qui n'est pas peu dans le contexte.

Le premier chapitre, sur la distance symbolique, souligne le besoin du chercheur d'imagination historique. Car «ces époques entretenaient d'intenses rapports avec une multiplicité de mondes symboliques, parfois incompatibles entre eux» (p. 23). En réfléchissant sur l'univers mental de l'homme du XVIIe siècle, Pavel s'oppose à l'idée d'un enracinement serein dans le monde quotidien aussi bien qu'à celle d'une cohérence de ses visions du monde. «Pour qu'un Rousseau puisse plus tard écouter sans broncher la voix de la nature, l'éducation de l'homme moderne a dû travailler pendant deux siècles à étouffer celle des instincts» (p. 40).

Les visages du divin constituent le thème du prochain chapitre, où il est question, entre autres choses, de l'œuvre de la Contre-Réforme et des Exercicesspirituels de Loyola. Les Théorèmes de Jean de La Ceppède sont étudiés avec insistance sur son effort pour rendre proche l'humanité du Christ. A la fin du chapitre, la discussion porte sur la Providence au théâtre et sur la

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dépréciation de la représentation de la divinité chrétienne en littérature. Le troisième chapitre est consacré à Rome et l'imaginaire antique. On y étudie d'abord le modèle romain et son importance (par le biais de l'enseignement). On trouve ici des analyses parfois fort intéressantes du théâtre classique, notamment de celui de Corneille. Or, «Après 1660, une inflexion décisive du théâtre tragique vers le pessimisme instruira les spectateurs sur la corruption du monde» (p. 210). Ce sera alors Racine qui occupera le centre de la scène. La Rome idéale, inventée par la Contre-Réforme finira par évoquer «la disgrâce et l'impuissance de l'homme» (p. 218).

Pour les romans également, Pavel démontre comment l'idéalisme des modèles héroïques et pastoraux survit à travers le siècle, alors que la tradition comique, elle, offre une certaine résistance à l'idéalisation, mais aussi un nouveau réalisme. Sont confrontés les styles hauts et moyens, aptes à idéaliser leur sujet, et le style bas, qui évoque des sujets en tout genre sans les idéaliser. Histoire de Francion est vue comme «le roman d'une recherche de l'idéal» (p. 284), alors qu'une certaine correspondance de Malherbe et une anecdote de Tallemant sur son auteur illustre «la disjonction entre le langage facile de la courtoisie et la conduite qu'il est censé régir» (p. 295).

Quand la 'comédie noble' et les comédies de Corneille sont abordées, on
s'étonne de l'absence de L'lllusion. Il est dommage que ce chef-d'œuvre ne
cadre guère avec le schéma prévu par Pavel.

La thèse de l'auteur c'est que la presque totalité des œuvres artistiques se propose de représenter la nature en l'idéalisant. Pavel parle à ce propos du «platonisme latent de la période» (p. 315) pour terminer sa réflexion par des pages excellentes sur la nouvelle tragique, où il analyse des œuvres de Saint- Réal et de Mme de Lafayette dans le but de mettre en évidence leur vision de la solitude humaine.

Dans l'épilogue, Les classiques et nous, Pavel affirme qu'au XVIIe siècle, «le contraste entre la déréliction qui guette les personnages et la grandeur qu'ils lui opposent allait de pair avec l'écart qui, dans l'esthétique classique, séparait l'univers ambiant de l'univers représenté» (p. 373). Cette distance sans cesse soulignée et reprise à la page 383 à propos de la «distinction entre l'univers magique de la scène et celui, plus prosaïque de la salle» ne manque pas d'intriguer le lecteur. Pavel ne serait-il pas enclin à exagérer la distance que le public de l'époque a pu éprouver par rapport aux «Romains» sur la scène. (N'oublions pas que ni costumes ni décors n'ont considérablement contribué à une telle distance idéalisante...)

Quel est, en dernier lieu, le concept de classicisme dont se sert Pavel? N'aurait-il pas plutôt tendance à s'exprimer (avec tout son grand talent) sur ce qu'il appelle, à plusieurs reprises, l'art prémoderne, catégorie peu précise en soi?

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En revanche, un tel reproche ne s'applique en rien à Hartmut Stenzel. Lui part d'un examen extrêmement précis du concept de classicisme, dès son essor dans l'histoire littéraire naissante au XIXe siècle. Du point de départ souvent polémique (Stenzel rappelle des propos bien connus de Stendhal), en passant par les sommets du XXe (Adam, Bénichou, Goldmann et autres) on va jusqu'aux tentatives inaugurées par Rousset pour clarifier les choses en introduisant dans le débat le concept de baroque.

De ce parcours, il résulte avec force que la discussion concernant le classicisme dans la littérature française n'a guère pris en considération les aspects de l'histoire sociale, lacune que l'auteur entreprend de combler au chapitre suivant.

Ce sera, pour Stenzel, l'occasion d'offrir à ses lecteurs un tableau très riche et très solide de l'évolution sociale et historique depuis Henri IV en passant par la Fronde jusqu'à l'établissement définitif de l'absolutisme monarchique. L'auteur démontre en même temps comment le 'discours' littéraire se dépolitise en raison, précisément, de la politique absolutiste de Louis XIV. Stenzel voit là ce qu'il appellera par la suite la modernisation de la littérature. S'y ajoutent, au chapitre suivant, des réflexions sur la 'politique littéraire' qu'exerce notamment Richelieu moyennant son Académie.

Au quatrième chapitre, on en arrive, de façon substantielle, aux auteurs et à leurs œuvres. C'est ainsi que Théophile de Viau et Charles Sorel sont étudiés avec compétence pour brosser une image plus concrète de la polémique sur le modernisme littéraire. D'autre part, Guez de Balzac et Jean Chapelain sont examinés à la lumière du conflit entre littérature 'pure' et politique absolutiste. Finalement, dans ce chapitre, Stenzel étudie le cas Corneille, c'est-à-dire l'auteur du Cid aux prises avec ses propres aspirations vers une autonomie littéraire et les efforts du Cardinal pour régler et endiguer les effusions dramatiques en vue d'une conciliation des deux tendances.

Ce n'est qu'au dernier chapitre que Stenzel introduit Boileau et Molière, et, à un autre niveau, René Bray. Ce qui souligne le caractère original de son projet, c'est le fait que loin des sentiers battus, il a trouvé un fil conducteur qui lui permet de jeter de nouvelles lumières sur des problèmes souvent abordés, mais rarement avec plus de détermination et de clarté. Et l'auteur nous convainc dans sa conclusion que l'autonomie littéraire, but vivement recherché par les 'modernes' du début du XVIIe, n'était possible que dans un rapport étroit avec l'acceptation d'un idéal esthétique relevant du classicisme.

Parmi les problèmes généralement abordés à propos du classicisme, il y en a
un qui est pratiquement négligé par les deux auteurs : celui de l'imitation. On
peut s'en étonner, car c'est un problème assez important, ne serait-ce qu'à

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cause de son impact à l'époque et de ses rapports paradoxaux avec les exigencesd'originalité dans l'œuvre littéraire, exigences qui naissent longtemps avant leur consécration avec le romantisme. Rappelons d'ailleurs que le problème de l'imitation touche au goût et aux habitudes du public, aussi bien qu'à la commodité des différents directeurs de troupes théâtrales. Il ne s'agit pas uniquement de doctrines littéraires.

Si, dans l'ouvrage de Pavel, le concept de classicisme ne paraît pas élaboré de
façon entièrement satisfaisante, Stenzel semble refuser de faire entrer son
concept à lui, solidement forgé, dans une dialectique avec le baroque.

A notre avis, c'est pourtant justement dans leur jeu dialectique qu'on pourrait trouver la justification des deux concepts. On ne dira jamais assez que le classicisme français naquit en pleine période baroque, et qu'il n'atteignit son apogée qu'au moment où commença la célèbre Querelle. Pour un peu, on dirait que le classicisme n'est vainqueur absolu qu'après sa mort.

En tout cas, à concevoir le classicisme comme une catégorie esthétique, il serait logique de penser le concept par opposition au baroque, et le phénomène se situerait grosso modo entre 1580 et 1680. Si, au contraire, on voit avant tout le classicisme comme une catégorie idéologique, la voie est ouverte aux conceptions plus larges, et on n'aurait pas de difficulté à échelonner sa présence sur deux ou trois siècles de la vie culturelle européenne (XVIe-XVIIIe siècles). Enfin, la conception la plus étroite du phénomène serait sans doute de l'envisager comme doctrine littéraire, et dans ce cas-là, son histoire se résume à quelque quarante ans (1635 à 1674).

Quoi qu'il en soit, le concept de classicisme restera sans doute dominant dans les études littéraires du XVIIe siècle en France. Des analyses précises 'sur le tas' sont nécessaires pour nuancer de façon utile l'image traditionnelle du concept. D'où le très grand intérêt que représentent les deux ouvrages ici présentés.

John Pedersen

Université de Copenhague