Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

Hermétisme et référence dans l'œuvre de Rimbaud

par

Laurence Bougault

Depuis les travaux de Jakobson sur les fonctions du langage, on a résolu à
bon compte le problème d'une communication poétique qui semble se refuser
à être comprise, en mettant chaque fois en avant son auto-référentialité.

En effet, si l'accent est mis sur la forme du message, alors on peut aisément
négliger de comprendre le sens de celui-ci et plus encore, il devient accessoire
de reconnaître un réfèrent et une référence.

Les choses se compliquent dès qu'on se met un peu à l'écoute des poètes et, quoi qu'en disent certains, on ne peut qu'être sensible à leur désir de «vivre en poésie» et à leur souci de la vie, du monde, de la «réalité rugueuse» (Rimbaud) qui n'est pas moins fort que leur attention à l'esthétique, à la versification, au travail scripturaire.

On est donc en face d'un véritable problème lorsqu'on observe d'une part des textes aussi opaques (caractérisés comme «illisibles» par certains) que la poésie d'Arthur Rimbaud et d'autre part les revendications poétiques de leur auteur, notamment dans les «Lettres du voyant».

En examinant la forme linguistique de ces poèmes, on en vient ainsi à se poser les questions suivantes : L'hermétisme poétique et la référence sont-ils incompatibles et faut-il renoncer à chercher la chose derrière les mots? Le discours poétique est-il un discours vide (contrairement au discours scientifique qui serait plein) ou instaurerait-il un autre mode de relation à l'extralinguistique? Serait-il un leurre (comme le discours magique truqué) ou offrirait-il ses propres règles pour le jeu communicationnel?

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Inhibition du mécanisme référentiel

Le mécanisme référentiel est un des phénomènes les plus complexes de la
langue, peut-être est-ce pour cette raison qu'on préfère parfois ne pas trop
l'étudier et se concentrer sur les pôles signifiant/signifié.

Très schématiquement, lorsqu'on parle, on parle DE quelque chose, POUR quelque chose et A quelqu'un. L'acte de parole évoque donc une réalité (qu'on appellera Réfèrent) dans un but pragmatique qui se réalise grâce à la portée du message sur un interlocuteur. Pour permettre à l'interlocuteur de reconnaître ou de découvrir la réalité évoquée par le locuteur, la langue dispose d'un arsenal complexe, défini assez précisément par la psychomécanique du langage :

1° l'intension (ou signifie) constitute de la somme des concepts (ou semes)
contenus dans le(s) mot(s) et exprimant les attributs de l'objet.

2° l'extension (au sens large) qui permet d'identifier le nombre d'objets que comprend cette realite. L'extension etant un phenomene ardu, on s'appuiera sur les travaux de M. Wilmet dans La determination nominate, pour admettre que celle-ci permet de limiter le nombre des references visees:

a) en extension (au sens restreint), c'est-a-dire par rapport a l'«ensemble
des etres ou des objets auxquels un substantif, un adjectif ou un syntagme
nominal sont applicables en enonce» (Wilmet, 1986, p. 194);

b) en extensionalite, c'est-a-dire par rapport a l'«ensemble des etres ou
des objets auxquels un substantif, un adjectif ou un syntagme nominal
sont applicables hors enonce» {ibid.);

c) en extensite, c'est-a-dire par rapport a la «quantite d'etres ou d'objets
auxquels un substantif, un adjectif ou un syntagme nominal sont appliqaes»

d) en extensitude , c'est-a-dire relativement a la «portee de la relation
predicative. L'extensitude est existentielle (portee etroite) ou universelle
(portee large).»(ibid.)

A chacun de ces niveaux, l'interlocuteur peut donc se trouver dans l'impossibilité de reconnaître ou de découvrir le réfèrent. Or c'est ce qui se passe très souvent dans l'œuvre de Rimbaud, le phénomène allant croissant des Poésies aux Illuminations.

Certains critiques, comme M. Collot dans La poésie moderne et la structure d'horizon, ont relevé ce phénomène et ont commencé à lui donner un début d'interprétation. Dans un chapitre consacré à «La dimension du déictique», M. Collot considère en effet que «le démonstratif et le pronom personnel de troisième personne», «dans un texte écrit comme le poème», sont anaphoriqueset

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riquesetrenvoient «à l'énoncé lui-même, dont ils reprennent les présupposés'»(Collot, p. 195). Il note que Rimbaud déroge, dans les Illuminations,aux lois de l'information, en commençant certains poèmes par le déterminant démonstratif ou le pronom personnel de troisième personne (dans «Enfance», I, II et V, et dans «Génie»). Il constate l'écart et l'interprète de la manière suivante : «Le lecteur se trouve ainsi confronté à une sorte de vide sémantique» (ibid.).

Si M. Collot parle de «lacune inaugurale» (Collot, 1989, p. 195), il remarque que la critique s'égare en tentant de la réduire, soit par la biographie, soit par l'intertexte culturel, et pose l'hypothèse selon laquelle «tout se passe comme si on avait affaire à une véritable 'situation de discours', où le poètelocuteur s'adresserait à un allocutaire pour lui montrer un objet présent devant eux» (Collot, 1989, p. 199). Si cette hypothèse nous semble tout à fait fondée, il semble néanmoins qu'il simplifie un peu les mécanismes en jeu :

1° II ne fait pas de difference entre «vide semantique» et «vide referentiel». Or, dans les trois premiers exemples qu'il donne : «Cette idole», «ce tombeau» et «C'est elle, la petite morte», il faudrait sans doute plutot parler de vide referentiel, car l'intension des mots est maintenue alors que l'extension est compromise. Dans «Cette idole» (Rimbaud, 1989, 111, p. 55), le lecteur sait ce qu'est une idole, mais il ignore de laquelle ou desquelles il s'agit.

2° II traite sur le m£me plan le determinant demonstratif et le pronom
personnel qui n'apportent pas les memes informations, ni en ce qui
concerne l'intension, ni en ce qui concerne l'extension.

Nous voudrions donc tenter de clarifier un peu les opérations linguistiques
mises en jeu avant d'interpréter, à la suite de M. Collot, leur fonction par
rapport au texte poétique et au problème de l'hermétisme.

Intension

Les problèmes liés à l'intension sont assez limités puisque le dictionnaire doit
permettre d'en résoudre le plus grand nombre. Notons cependant qu'ils se
posent dans les cas suivants :

1. Cas du nom propre.

Pour M. Wilmet, les théories concernant les noms propres peuvent se réduire
en une seule, si l'on observe que :

« (1) Les NP ont une intentionalité nulle et une extentionalité illimitée (...).

(2) La mise en £nonc6 resserre l'eventail des possibles (...). Deux stades
sont envisageables:

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(a) L'extension collective englobe les multiples avatars du NP (...).

(b) L'extension individueUe des NP s'accompagne d'une intension (...)
maximalisable, variant d'un 'univers de croyance' (Martin, 1984)
a l'autre.» (Wilmet, p. 44-45)

Autrement dit, lorsqu'un locuteur emploie un nom propre, le contexte doit lui permettre de limiter l'extentionalité et de remplir l'intension, soit grâce à sa connaissance, soit en faisant appel au dictionnaire des noms propres — les possibilités référentielles sont donc :

a) le nom propre renvoie aun referent deja connu de l'interlocuteur, il
est deja identifie;

b) le nom propre est repertorie dans le dictionnaire, l'intension est
reconnaissable;

c) le nom propre ne se trouve pas dans le dictionnaire, le locuteur doit fournir les informations complementaires utiles a son propos (ainsi le romancier fera une description physique et morale de son personnage);

d) aucune information ne vient renseigner sur le referent auquel renvoie
le nom propre. L'interlocuteur est dans l'impossibilite de construire la
reference.

Dès qu'il s'agit d'une extension individuelle, une «certaine ambiguïté référentielle» apparaît, comme le remarque M. Wilmet. Dans le cas du discours Rimbaldien, on constate que cette ambiguïté est largement favorisée et souvent poussée jusqu'au vide référentiel le plus complet.

Ainsi, dans la première Illumination, «Après le Déluge», Rimbaud nomme «Madame***» qui «établit un piano dans les Alpes» et «le Splendide Hôtel» qui «fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.» (Rimbaud, 1989, 111, p. 53) Outre le désir affiché de masquer l'intension de la dame par le jeu des étoiles, on constate que rien ne peut, dans le texte, permettre au lecteur de se faire une image, un réfèrent, du personnage indiqué, pas plus qu'il n'est en mesure de se représenter «le Splendide Hôtel», dont la situation géographique relève d'ailleurs de la Chimère plus que de la réalité. Le déploiement des noms propres dans les Illuminations opère d'emblée la déception de nos attentes de remplissage en même temps qu'il produit une sensation de préciosité.

2. Cas du nom forgé.

Le nom forgé, dont la valeur poétique est mentionnée par Aristote à la fin de la Poétique, relève, selon ce dernier, soit de la métaphore, soit du néologisme, soit de l'emprunt à une langue étrangère. Sa rareté est cause de l'effet poétiqueproduit et invite le lecteur à rester attentif quant au sens de l'énoncé,

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done a mieux voir la reality evoquee. Mais Aristote met aussi en garde contre le risque encouru par l'auteur de tomber dans l'enigme. Pour etre comprehensible, le nom forge doit done rester dans certaines limites structurales:

a) le néologisme doit obéir aux règles de morphologie;

b) le mot-valise doit garder suffisamment clairement sa double origine;

c) le mot d'emprunt nécessite le minimum de compétence linguistique
de l'interlocuteur;

d) la métaphore ne doit pas être trop complexe.

Or, chez Rimbaud, on rencontre ces quatre types de nom forg£ et chaque fois, il semble que celui-ci cherche a inhiber la comprehension et fasse enigme. Sans observer la metaphore, qui met en jeu trop de semes, on peut aisement donner un exemple d'inhibition ou de frein du mecanisme referentiel pour chaque cas.

a) Dans «Mes Petites amoureuses» (Rimbaud, 1989,1, p. 143), l'adjectif «tendronnier» est construit à partir du substantif «tendron» qui désignait au XIIe siècle un bourgeon, un rejeton, et qui subsiste dans un sens vieilli et familier pour désigner une «très jeune fille en âge d'être aimée» (Petit Robert) et du suffixe «-ier» qui désigne une propriété. L'«arbre tendronnier» est donc un arbre en bourgeon, mais le lecteur a dû, pour trouver la signification du néologisme, faire un détour par l'étymologie qui n'est guère aisé. Qui plus est, la signification actuelle du mot crée une sorte de parasitage de l'intension effective du néologisme.

b) On trouve dans la correspondance de Rimbaud, bon nombre de motsvalises. Si certains sont assez aisés à déchiffrer, comme le célèbre «m'absorculant» (Rimbaud, 1989, 11, p. 167), d'autres s'avèrent beaucoup plus opaques, comme «innocince» (Rimbaud, 1989, 11, p. 166), où le lecteur non initié a bien du mal à justifier une si étrange orthographe d'«innocence», qui peut aussi bien être le fruit d'une prononciation régionale que la concaténation d'«innocence» avec un autre mot (comme par exemple «province», l'innocence étant une qualité négative de la vie de province?)...

c) Enfin le titre de l'lllumination «Bottom» suppose déjà une certaine
connaissance de l'anglais pour être compris dans tous les sens ...

Chaque fois done, ce qui se produit, e'est une gene de la comprehension liee
a un brouillage de l'intension, gene qui empeche le lecteur de reconnaitre
l'objet auquel le discours renvoie.

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3. Cas du pronom.

Le pronom a pour fonction principale de reprendre, sous forme condensée, un nom déjà mentionné dans le texte, soit en amont, soit en aval. Lorsqu'il ne remplit pas cette fonction anaphorique ou cataphorique, l'objet auquel il renvoie est directement désigné par le locuteur qui le montre à l'interlocuteur. Le pronom est alors déictique et nécessite la coprésence du locuteur et de l'interlocuteur.

Si le pronom ne renvoie ni à un nom, ni à un objet coprésents à l'interlocuteur,
il se trouve alors vidé de toute intentionalité.

Or cette situation est fréquente dans l'œuvre de Rimbaud, où le pronom personnel n'est pas anaphorique lorsqu'il introduit le premier verbe du texte, mais n'est pas non plus cataphorique, aucun nom ne s'y rattachant dans le poème. Ainsi dans «Génie» qui commence par : «II est l'affection et le présent» (Rimbaud, 1989, 111, p. 108) et où le seul pronom il sert de support à tous les verbes, ou dans «Angoisse» où n'apparaît que le pronom elle : «Se peut-il qu'Eue me fasse pardonner les ambitions» (Rimbaud, 1989, 111, p. 90), pronom qui pose d'ailleurs de gros problèmes aux commentateurs.

Rimbaud excelle donc à perturber la reconnaissance lectoriale de l'intension. Gênant le déploiement de la signification, il gêne en même temps la reconnaissance du réfèrent qui reste énigmatique. Il y a donc bien «vide sémantique», lequel est encore compliqué par un vide «référeiîtiel» qui opère, non pas lorsqu'on cherche à identifier «ce que c'est» mais lorsqu'il s'agit de déterminer «lequel c'est» au sein d'un groupe ou d'une classe relativement étendue.

Extension

Les trois types de déterminants : quantifiants, caractérisants et quantifiantscaractérisants interviennent pour limiter respectivement extensité et extensivité, extension et extentionalité, extensité-extension et extensivité-extentionalité. Ils permettent ainsi de satisfaire au besoin du lecteur de savoir de quelle réalité, en particulier ou en général, il s'agit.

Caractérisants.

Les caractérisants (adjectifs qualificatifs, indéfinis, numéraux ordinaux) «resserrent l'extension du noyau par l'apport d'une 'différence spécifique'» (Wilmet, 1986, p. 97). Ils ont donc plutôt tendance à faciliter l'opération de référence. On les laissera donc de côté tout en notant qu'ils sont plutôt sousemployés par l'auteur (relativement à un emploi courant du langage).

On renverra à leur sujet aux travaux de J. Cohen dans Structure du langage
poétique sur les «épithètes redondantes». Si le chapitre IV de cet ouvrage est
selon nous improprement nommé «Niveau sémantique : détermination», il

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y est cependant question de l'inhibition du mécanisme référentiel lié à la détermination par les caractérisants, en particulier les caractérisants stricts que sont les adjectifs qualificatifs. J. Cohen remarque à juste titre que les adjectifs épithètes sont très souvent employés de manière redondante (v. Cohen, 1966, p. 134-41) dans la poésie moderne (il annonce 35,6% d'épithètesredondantes pour le groupe Hugo/Baudelaire/Mallarmé, 66% pour le groupe Rimbaud/Verlaine/Mallarmé, et 63% pour le seul Rimbaud) de telle manière que ces adjectifs ne remplissent pas le rôle de l'épithète, à savoir la restriction de l'extension du nom, dans la mesure où ils ne font que répéter un des sèmes déjà inclus dans l'intension du nom, comme dans des lys blancs par exemple.

Quantifiants.

Les quantifiants stricts, qui annoncent l'extensité approximative du noyau, comme aucun, nul, plusieurs, etc., permettent de créer une référence approximative de même que les quantifiants numériques qui annoncent une extensité précise comme deux, vingt, etc.

Au contraire, les articles, qui sont des quantifiants bipolaires, favorisent les ambiguïtés référentielles dans la mesure où ils se contentent «d'assigner à l'extensité une limite inférieure et une limite supérieure» (Wilmet, 1986, p. 79). C'est donc leur emploi, et plus particulièrement l'emploi du défini que nous observerons (encore que la fréquence de l'indéfini nous donnerait elle aussi des informations intéressantes).

Dans «Rages des Césars» (AR, 1, 96) tiré des Poésies, on rencontre au
moins quatre exemples d'évidement référentiel :

L'Homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
(...)

- Et parfois son œil terne a des regard ardents...
Car l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie!
(...)

II repense au Compare en lunettes...
Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.

Dans ces quatre occurrences, on reconnaît, des emplois en extensivité extensive
(auparavant appelés emplois de notoriété), laquelle est définie ainsi par
M. Wilmet :

«L'extensivité désigne le rapport de l'extensité à l'extension, soit le rapport de ( 1 )
la quantité d'êtres ou d'objets auxquels un substantif ou un syntagme nominal
sont appliqués à (2) l'ensemble des êtres ou des objets auxquels ils sont appli-

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cables. (...) L'extensivité projette en un mot l'extensité sur l'extension, avec pouvoir de les égaler (extensivité extensive (...)) ou de les dissocier (extensivité partitive)» (Wilmet, 1986, p. 57) [l'extensivité extensive impliquant le défini alors que l'extensivité partitive appelle l'indéfini].

Selon Wilmet toujours, cette extensivité extensive tient à trois causes :

a) Ajustement de I'extensite a {'extension : ex : I'homme pour «tousles
hommes».

b) Adaptation de Vextension a I'extensite : reduction co-textuelle (anaphorique)
ou contextuelle (en situation).

c) Occultation de Vextension excedant I'extensite : «Le locuteur neglige les
donnees (1) inutiles ou (2) disconvenantes a son propos.»

(Cette typologie fait la synthèse affinée de celles de Damourette et Pichón (1927) : (1) Notoriété générale, (2) Notoriété occasionnelle : (a) capitale, (b) intralimitale; et de Hawkins (1978) : (1) anaphorique, (2) emploi en situation visible, (3) emploi en situation large.)

Dans chacun des cas de «Rages de Césars» : L'Homme pâle, l'Empereur, au Compère en lunettes, aux soirs de Saint-Cloud, tout se passe comme si la majuscule conférait aux noms communs une valeur de nom propre qui justifie l'emploi d'un article défini (cette tendance étant encore accentuée par le nom propre Saint-Cloud). On se retrouve dans le cas de l'extensivité extensive due à une adaptation de l'extension à l'extensité, de type contextuel, mais il manque au lecteur les données passées sous silence. Autrement dit, Rimbaud opère une réduction d'extension de type contextuel alors qu'elle devrait être de type co-textuel, dans la mesure où l'écriture est toujours différence. Le blanc naît de l'absence de contexte qui n'est pas comblée par la présence du cotexte. II s'ensuit que les noms ne sont pas effectivement déterminés. Ils semblent en pure intension. Reste à la charge du lecteur de leur attribuer une extensité satisfaisante.

C'est donc tout un arsenal de stratégies linguistiques que développe Rimbaud pour inhiber le mécanisme référentiel au cours de la lecture. Celles-ci finissent par interdire au lecteur toute forme d'identification à un contexte connu et se laissent comprendre alors comme obscurité ou illisibilité, si l'on considère que lire n'est pas seulement déchiffrer un code mais encore ramener l'inconnu de la lecture au connu des expériences antérieures. Un tel déploiement de virtuosité laisserait à penser que la poésie se construit bien sur «la fonction poétique» mise en avant par R. Jakobson et sur une autoréférentialité qui aboutit vite à l'hermétisme le plus abscons, le lecteur ayant le sentiment de lire quelque chose qui, soit lui est délibérément caché, soit, tout simplement, ne veut rien dire.

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Référence poétique

Pourtant, dans Une Saison en Enfer et dans sa correspondance, Rimbaud ne laisse de développer un art poétique où la langue et le monde, les mots et les choses, se donnent sens mutuellement. A la fin d'Une Saison, il pose le programme d'une poésie de la terre, au sens le moins métaphysique du terme : «Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan!» (Rimbaud, 1989, 11, p. 142). La poésie n'a pas seulement vocation sociale, elle est liée au réel parce qu'elle accompagne l'action : «La Poésie ne rythmera plus l'action; elle sera en avant» (Rimbaud, 1989, I, p. 146). Dans ce programme d'une poésie universelle à venir, il s'agit de transmuer la poésie d'une parole mélodique en un acte d'ouverture. Il n'y a rien là d'hermétique ni d'autoréférentiel. Bien au contraire, Rimbaud est tout entier tourné vers l'objet et sera l'un des premiers à renoncer à Yego au profit d'une «poésie objective» (Rimbaud, 1989,1, p. 137).

Il existe donc un paradoxe apparent entre le programme du poète et sa réalisation. Alors que le métadiscours se tourne vers le monde et semble postuler la référence, le discours poétique inhibe le mécanisme linguistique qui garantit le va-et-vient entre le signe et son horizon de monde. La poésie entretient ainsi, comme ne cesse de le rappeler H. Meschonnic, «un rapport particulier du langage au monde, en même temps que du langage au langage» (Meschonnic, 1970, p. 30).

Ce paradoxe se résout pourtant si l'on considère le rapport que le poète établit avec son langage. La poésie est en effet une critique du signe, en tant que le signe véhicule des concepts qui permettent à l'homme de construire une apparence du monde décharnée et fossilisée. La langue est le premier outil de prise de pouvoir (par classification, ordonnancement, structuration) de l'homme sur le monde dense et continu qui se révèle comme tel parfaitement innommable. Alors que la langue construit des images des choses qui se détachent sur le fond du monde, le monde-de-la-vie (Husserl) embrasse le tissu des choses et se nourrit de leur homogénéité diffuse (ce que G. Bataille nomme communication).

La poésie est critique de la langue parce que la langue est un système de concepts, système hiérarchisé qui construit autant qu'elle véhicule le système idéologique d'une époque donnée (par quoi, comme le rappelle Meschonnic, la poétique est inséparable d'une politique). Dès lors, ce qu'elle doit finalementrejeter, c'est le principe même d'une représentation du monde par le système linguistique et idéologico-culturel. C'est pourquoi le poète s'efforcerade vider le texte de sa capacité de référer à «en querellant les apparences du monde» (Rimbaud, 1989, 11, p. 137) et non pas le monde lui-même. Si le projet du poète est de joindre «objectivement» le monde (c'est-à-dire

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littéralement comme un objet), il ne pourra le faire qu'en court-circuitant l'ordre des représentations. Ainsi les vides référentiels ne prouvent pas que le poème ne renvoie qu'à lui-même. Ils prouvent seulement que, pour le poète, le principe traditionnel de la représentation du réel, selon lequel un signifié renvoie à une chose, est un principe faux. Autrement dit, il ne fait que pousserau maximum le paradoxe inhérent à toute mimesis, à l'inverse des romanciersréalistes.

Dans la troisième partie de La poésie moderne et la structure d'horizon, M.
Collot traitant, dans le second chapitre, de ce qui unit «Poésie et référence»,
en vient lui aussi à une conclusion semblable :

Cette expérience implique en effet que le langage, au moment où il semble se détourner des choses pour se tourner vers lui-même, puisse, (...) peut-être grâce à ce détour même, rejoindre d'une certaine façon le monde. Le texte poétique montre, alors même qu'il se montre (...). Le propre du langage poétique, c'est que sa réflexivité, loin de l'enfermer en lui-même, l'ouvre à un dehors. Sa visée autoréférentielle n'exclut pas son pouvoir de référence. (Collot, 1989, p. 172)

C'est même plutôt dans le langage courant que le pouvoir de référence tend
à disparaître :

Le langage courant, dans son souci de référence immédiate, dans son désir de s'effacer devant ce dont il parle, 'appelle chaque chose par son nom', sans prendre garde que ce nom codifié véhicule une définition de la chose qui est loin d'épuiser sa richesse et sa complexité (...). En découvrant, (...) des rapports inédits entre les mots, le poète met au jour de nouveaux horizons pour la chose. (Collot, 1989, p. 173)

II s'agit peut-être moins de «nouveaux horizons» que de nouvelles méthodes pour atteindre l'horizon du monde. C'est le travail scripturaire des poètes qui est en jeu ici, et c'est aux poètes que Rimbaud,-dans les lettres du voyant, demande des comptes, et non au monde lui-même («En attendant, demandons aux Poètes du nouveau, - idées et formes.» - Rimbaud, 1989,1, p. 146). D'ailleurs, M. Collot continue dans ce sens puisqu'il se demande si :

jusqu'en cet hermétisme, souvent cultivé, depuis Mallarmé, par la poésie moderne, (...) le poème ne réfère pas indirectement au mode d'être des choses. Lorsqu'il occulte sa référence, ne reproduit-il pas d'une certaine manière la structure énigmatique de toute manifestation? (Collot, 1989, p. 178-79)

Indirectement ou plutôt obliquement (ce qui ne nécessite aucun détour et
invite parfois au raccourci) le poète ne réfère plus, ne renvoie plus à parce
qu'il est parmi (René Char). Ainsi court-circuite-t-il la représentation pour

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se placer dans un langage qui implique une prise de position du lecteur. Le poème, à la frontière du signe et du monde, puisque «tout en ne parlant que de soi, [il] parle en même temps d'autre chose» (Renard, 1970, p. 90), proposel'alternative suivante : ou le lecteur reste à l'intérieur du signe, comme le linguiste, et le texte est alors tout entier autoréférentiel, puisque le mécanismesémiotique de référence «st inhibé, ou le lecteur se place au sein du monde innommable et l'inhibition de la référence est perçue comme la conséquence inévitable d'une coprésence du locuteur et de l'interlocuteur avec le monde. On passe ainsi d'un univers référant à un univers déictique.

Effet de connivence

En effet, tous les procédés linguistiques que nous avons étudiés visent à mettre le lecteur sur la voie d'une communication fondée sur une connivence a priori qui repose sur la coprésence universelle du monde-de-la-vie et qui postule l'inutilité de certaines fonctions référentielles de la langue.

Si l'on reprend un peu les théories de Robert Martin, l'échange linguistique
s'appuie sur la communauté des univers de croyance de l'émetteur et du
récepteur, autrement dit sur un certain nombre de présupposés communs.

A l'oral, le contexte (le co-texte) du monde permet d'éviter certaines précisions. La deixis de l'objet du message est déchiffrée en fonction du co-texte. Le ici-maintenant du monde est invariablement commun au locuteur (E) et à l'interlocuteur (R) et sert de médium, de véhicule, à la communication de l'objet du message (OdM), en permettant le déchiffrage des présuppositions et de la deixis.


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Communication orale

A l'écrit, le différencient oblige généralement à communiquer des informations qui forment un monde possible où pourront se comprendre les énoncés, dans la mesure où cet univers intra-linguistique (contexte et indexation anaphorique et cataphorique) explicite l'univers extra-linguistique de E dont R est absent.

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DIVL2185

Communication écrite

Le poète, partant du principe que le monde est présent et que l'univers intralinguistique ne rend pas compte du monde, supprime les opérations linguistiques visant à la production d'une représentation et suppose l'univers extralinguistique du récepteur identique au sien (puisqu'il s'agit du monde indéfait).


DIVL2188

Communication poétique

Ce principe de connivence conditionne ainsi tout le mécanisme de la
détermination et, par là, de référence.

S'il n'est pas admis par le lecteur, il conduit inévitablement à l'obscurité la plus totale, puisque le lecteur cherche les éléments lui permettant de construire le monde possible du texte alors qu'il doit, une fois encore, lever les yeux du livre pour entrer en communication avec l'autre, absent mais coprésent dans l'indéfait du monde. Restant dans l'univers du signe, le lecteur risque de se méprendre sur la fonction du poème et, comme J. Cohen, de retenir de l'in-détermination une «impression de réalité vague, nébuleuse, irrémédiablement secrète» (Cohen, 1966, p. 150), un «mystère qui pèse sur les choses» (ibid.), un désir de «transformer l'existence en essence et le relatif en absolu» (ibid.), ce qui nous semble un contre-sens par rapport au projet poétique explicité dans le méta-discours de tous les grands poètes modernes et contemporains depuis Mallarmé, et notamment dans celui de Rimbaud.

Au contraire, s'il est admis par le lecteur, le principe de connivence non seulement explique les blancs référentiels que nous avons observés, mais encore permet d'admettre une littérature qui, tout en étant différence (Derrida), n'en est pas moins fondée sur la deixis.

En effet, la coprésence du locuteur, de l'interlocuteur et du monde, permet,dans le discours oral, d'utiliser la détermination par l'article défini le ou par l'adjectif démonstratif ce non plus en tension généralisante, mais comme site textuel d'une réalité extra-textuelle indiquée par le geste ou par le regard

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(type «Ouvre la fenêtre, s'il te plaît»). Cette deixis permet ainsi de jouer à la
frontière du signe et du monde et fait de la langue une surface en contact
avec le fond des choses.

L'effet de connivence, qui repose sur la notoriété du monde-de-la-vie et l'inutilité de la référence, vont permettre de récupérer cet emploi particulier du langage en principe hétérogène au texte dont la lecture est différée. Il contribue alors à une «deixisation» du texte poétique qui se trouve comme immergé dans la présence immanente du monde.

C'est bien ce qui se produit dans le texte rimbaldien si l'on en juge par
l'exemple de l'lllumination «Matinée d'ivresse» (Rimbaud, 1989, 111, p. 69).

En effet, on constate aisément que tout le poème repose sur une deixis que
le lecteur doit bien admettre de partager pour que la communication puisse
s'établir, dans la mesure où Rimbaud fait converger :

- un on et un nous de connivence présents en tant que tels mais aussi à
travers les déterminants possessifs nos, notre et les terminaisons verbales
de présent -ons;

- un tu et un vous qui posent l'autre comme interlocuteur face au je;
- des formes neutres: pronoms sujets cela et ce, determinant demonstratif
cette;

- des presentatifs posant un ily a du monde : Void que, void;
- des adverbes marquant une debris non explicitee : maintenant, id;
- une determination par le seul article defini: le, V, posant la chose comme
deja determinee.

Si bien que, si on souligne l'ensemble des formes concernées, on s'aperçoit
que le texte tout entier est construit autour de cette présence du et au monde
qui est aussi présence à l'autre :

O mon Bien! 6 mon Beau! Fanfare atroce ouje ne trebuche point! chevalet feerique! Hourra pour /'oeuvre inouie et pour le corps merveilleux, pour la premiere fois! Cela commenca sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines meme quand, la fanfare tournant, nous serons rendus a l'ancienne inharmonic O maintenant nous si dignes de ces tortures! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite a notre corps et a notre ame crees : cette promesse, cette demence! L'elegance, la science, la violence! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de deporter les honnetetes tyranniques, afin que nous amenions notre tres pur amour. Cela commenca par quelques degouts et cela finit, - ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette £ternite\ - cela finit par une d£bandade de parfums.

Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des
figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela

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commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme
et de glace.

Petite veille d'ivresse, sainte! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous ¿'affirmons, méthode! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.

Voici le temps des Assassins.

Le postulat d'existence de ce principe de connivence permet d'approfondir
l'analyse que M. Collot fait de la deixis rimbaldienne :

Par son emploi singulier du deictique, Rimbaud joue la reference contre le sens, l'existence contre l'essence. Le poeme doit mettre le lecteur face au fait simple et nu de la presence, sans dire ce qui se presente. Les indicateurs rimbaldiens posent QU'il y a quelque chose, sans preciser CE QU'il y a. Us font du poeme une parole adresse"e a 'quelqu'un', a propos de 'quelque chose', produisant un double 'effet de sens': un 'effet de presence' et un 'effet de complicite". (Collot, 1989, p. 200)

Si l'on n'est plus très sûr qu'il faille parler de référence poétique, en tant que construction linguistique visant à rattacher le texte à la réalité, notamment par le biais de la détermination nominale, on s'accordera sur le parti-pris poétique d'existence et de présence du et au monde et on ajoutera que les indicateurs rimbaldiens ne se contentent pas de poser qu'il y a quelque chose, ils contribuent à rendre visible ce quelque chose, parce qu'ils obligent le lecteur à le chercher autour de lui dans son monde et à le reconsidérer comme s'il s'agissait d'un nouvel objet.

Anaphore fondamentale et nom-titre

Or ce nouvel objet a besoin, comme tout objet nouveau et/ou inconnu, d'être nommé. Qui plus est, le nom qu'on lui assigne doit être pourvu de traits sémantiques et recevoir une définition. Le poète jouera donc moins «contre le sens» que contre les significations préexistantes qui coupent le mot de la chose. Pour renouer avec le sens (ce qui permet d'indiquer la direction des choses du monde), le texte poétique devrait donc tendre à s'organiser selon un effet de dictionnaire.

A l'encontre de la syntaxe, le poème semble poser les vocables dans le seul but de faire redécouvrir à quels objets du monde ils correspondent. Les travaux poétiques de Ponge («Le pain» pour ne citer qu'un exemple connu de tous) sont particulièrement significatifs à cet égard, puisque bon nombre de poèmes ne sont que les définitions poétiques du nom-titre. Mais cette tendance est tout à fait marquée aussi dans les Illuminations, quoiqu'elle ne nous semble pas avoir été suffisamment prise en considération.

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Sur les 44 Illuminations de l'édition de référence, une seule est sans titre.
Les autres se répartissent ainsi :

Noms communs singuliers : Enfance/ Conte/ Parade/ Antique/ Départ/ Royauté/ Ville/ Mystique/ Aube/ Marine/ Angoisse/ Métropolitain/ Barbare/ Solde/ Fairy/ Jeunesse/ Guerre/ Promontoire/ Bottom/ HI Mouvement/ Dévotion/ Démocratie! Génie.

Noms communs pluriels : Vies/ Phrases/ [Phrases]/ Ouvriers/ Ornières/ Villes
[l]l Vagabonds! Villes [ll]/ Veillées/ Fleurs/ Scènes.

Nom commun singulier + complément : Matinée d'ivresse/ Nocturne vulgaire/
Fête d'hiver/ Soir historique.

Article défini + Nom commun pluriel : Les Ponts. Préposition + GN singulier
et alii : Après le Déluge/ Being Beauteous/ A une Raison.

Cette répartition correspond aux chiffres suivants :


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Les noms communs singuliers sont majoritaires et les groupes nominaux simples constituent quasiment l'ensemble des occurrences. Certes, il ne s'agit pas d'une preuve, mais d'un premier indice qui nous invite à lire les poèmes non plus comme des récits mais comme des descriptions du nom-titre.

On peut alors réduire bien des «illisibilités» de l'œuvre rimbaldienne liées à l'identification des pronoms personnels. De fait, l'absence de nom en amont ou en aval se résout souvent par la lecture des pronoms comme anaphores du nom-titre, ainsi dans «Angoisse» où «Elle» correspond au genre du nom-titre, ou dans «Génie», où le pronom «il» semble bien là encore représenter le nom Génie. Cette hypothèse est encore confirmée par le fait que les illuminations-descriptions dont le titre est un substantif masculin, soit forment un tableau, soit déclinent le titre-pantonyme. «Les Ponts», «Ornières», «Veillées», «Mystique», «Promontoire» délimitent un tableau de genre structuré par des indications spatiales. L'effet de dictionnaire est encoreplus marqué dans «Conte», «Départ», «Fleurs», «Solde», «Dévotion», «Génie» où la déclinaison du pantonyme se construit grâce à la juxtaposition

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de paragraphes de structure identique, qui constituent des «articles» plus ou
moins disjoints, visant à cerner l'étendue du nom.

Remarque : «H» (Rimbaud 1989, 111, p. 103) constitue un cas-limite puisqu'il ne s'agit pas à proprement parler d'un nom commun. Néanmoins, la lettre H apparaît dans le dictionnaire, en tant que huitième lettre de l'alphabet. Dans le poème, H se décline en «elle» et s'identifie par «l'ardente hygiène des races», elle renvoie au nom propre «Hortense». H constitue ainsi l'exemple-même de la case vide (Deleuze) à partir de quoi se déploient les singularités nomades, moment de non-sens qui gère la circulation du sens par la production de séries hétérogènes, ici, la série des significations gérée par «H = hygiène» et celle de la référence gérée par «H = Hortense» :


DIVL2218

H constitue ainsi l'exemple le plus probant de la relation que Rimbaud cherche à établir entre l'univers sémiotique et le monde innommable. Car si toutes les définitions, parce qu'elles sont définitions, échouent et participent au repli du signe sur lui-même (puisque les énoncés définitoires se posent comme analytiquement vrais, c'est-à-dire vrais «en vertu du sens» et n'ayant pas à être «vérifiés par l'expérience» comme le rappelait R. Martin dans Pour une logique du sens, 1983, p. 25), le vide sémiotique de la lettre de l'alphabet fonctionne alors comme le réceptacle d'une extériorité radicale que le lecteur doit remplir de sa propre expérience du monde comme le laisse comprendre Rimbaud qui termine par l'exhortation : «trouvez Hortense». Si le conflit entre le signe et le monde n'est pas pour autant annulé, il émerge de cette rencontre un simulacre du réel qui circule comme événement à l'intérieur du monde de même qu'il circule comme sens nomade à l'intérieur du texte.

Puisque le titre-nom commun est toujours vide et appelle chaque fois une redescription/redéfinition, ce nom commun fonctionne alors comme nom propre et c'est le poète qui fait les présentations entre l'objet du monde et le lecteur, se posant comme initiateur de la réalité innommable.

Réciproquement, le nom propre, qui créait un vide sémantique, parce qu'il est nom privé de signification, peut ainsi faire advenir un simulacre, la «notion pure» mallarméenne (n'est-ce pas le sens profond du passage de «H» à «Hortense» dans l'lllumination de Rimbaud?), qui se laisse comprendre comme virtualité de présence.

Mais en même temps, le nom propre ne joue pleinement ce rôle que dans
la mesure où, comme le rappelle G. Deleuze, i1...

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est garanti par la permanence d'un savoir. Ce savoir est incarne dans les noms g^neraux qui ddsignent des arrets et des repos, substantifs et adjectifs, avec lesquels le propre garde un rapport constant. Ainsi le moi personnel a besoin du Dieu et du monde en general. (Deleuze, 1969, p. 11)

Si bien que la circularité textuelle du poème rimbaldien qui va du nom propre au nom commun, celui-ci étant ramené au domaine du propre, loin de nuire à la relation signe-monde, lui accorde une place qu'elle n'avait pas dans la langue courante. Le nom propre et le nom commun «ap-proprié» vont pouvoir jouer comme site vide de l'événement pur de même que l'En Sof des cabalistes joue comme ce néant à partir duquel Dieu crée toute chose.

Circulation de l'événement

De fait, depuis les travaux de G. Deleuze dans Logique du sens, on sait que le sens et l'événement pur ne font qu'un, que «le sens, c'est l'exprimé de la proposition, cet incorporel à la surface des choses, entité complexe irréductible, événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition.» (Deleuze, 1969, p. 30) Alors que la signification se fonde sur l'analycité, comme l'ont montré les logiciens, le sens noétique échappe à l'enfermement sémiotique et leur pose problème (v. Martin, 1983, p. 95-102) si bien que G. Deleuze en vient à demander : «Le noème est-il autre chose qu'un événement pur?» (Deleuze, 1989, p. 33).

La complexité du raisonnement philosophique est sans doute cause qu'on ne l'entend guère. Pourtant, la définition que G. Deleuze donne du sens permet en définitive de résoudre à la fois le problème de l'hermétisme et celui de la référence, encore faut-il accepter de la relire et de s'y attarder :

le sens (...) tend une face vers les choses, une face vers les propositions. (...) II est exactement la frontiere des propositions et des choses. (...) C'est ce sens qui est 'eve'nement': a condition de nepas confondre I'evenement avec son effectuation spatio-temporelle dans un etatde chose. (Deleuze, 1969, p. 34)

Ainsi, la référence, qui est visée à distance d'un monde dont le signe est radicalement séparé, cède la place au sens, qui est point de contact entre le signe et son dehors. On en vient alors à considérer certaines catégories grammaticales justement a-référentielles comme les vecteurs privilégiés de la circulation du sens et du déploiement de ce que G. Deleuze nomme dçs heccéités et qu'il définit ainsi :

Les heccéités sont seulement des degrés de puissance qui se composent, auxquels correspondent un pouvoir d'affecter et d'être affecté, des affects actifs ou passifs, des intensités. (...) Ce sont ces heccéités qui s'expriment dans des articles et pronoms indéfinis, mais non indéterminés, dans des noms propres

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qui ne designent pas des personnes, mais marquent des eve'nements, dans des
infinitifs qui ne sont pas indifftrencies, mais constituent des devenirs ou des
processus. (Deleuze/Parnet, 1996,p. Ill)

On retrouverait ainsi, comme supports linguistiques du sens, les catégories qui permettaient justement à Rimbaud de laisser en blanc la référence : les noms propres, les articles et les pronoms dont l'extensité est mal délimitée, les infinitifs qui n'engagent pas la référence, etc.

De plus, «dans la mesure où la divergence est affirmée, où la disjonction devient synthèse positive, il semble que tous les événements même contraires soient compatibles entre eux, et qu'ils 's'entr'expriment'» (Deleuze, 1969, p. 208), si bien qu'une autre grande catégorie d'illisibilité, la contradiction logico-sémantique, celle qu'étudie plus spécialement P. Hamon dans ses articles, se résout elle aussi, dans la mesure où le poème n'a pas pour fonction de reprendre le jeu de la représentation mais d'être générateur d'événements purs, lesquels, à l'image de l'être, fonctionnent sur le mode du continu (le mode de la vie) et non plus sur le mode du discontinu (celui du conceptuel).

Enfin, ce sens-événement flirte par sa nature-même avec l'hermétisme, puisqu'il se rapporte «à un élément paradoxal intervenant comme non-sens ou point aléatoire, opérant comme quasi-cause et assurant la pleine autonomie de l'effet» (Deleuze, 1969, p. 116). Si l'on peut bien parler de la constitution, par l'acte de lecture du poème, d'un «quasi-monde» (Collot, 1989, p. 201), ou de la «pseudo-référence» (Ducrot, 1972, p. 245) liée à la démonstration simulée, ou, à l'instar de Rimbaud lui-même, ¿'«hallucination des mots», d'«alchimie du verbe» et d'«lllumination», on retomberait dans l'univers étriqué de la représentation si on considérait que lepseudo- et le quasi- qualifiaient purement et simplement une poésie en trompe-l'œil, un monde «imaginaire», une «fiction», dans la signification la plus réductrice que recouvrent ces termes.

Le simulacre, le sens-événement que génère le poème n'est pas le simple artifice d'un illusionniste virtuose. L'hermétisme et l'abandon de la référence ont pour rôle de contraindre le lecteur à subir la force pragmatique que G. Deleuze et les stoïciens accordent aux effets de surface, la force de l'événement. Et c'est bien ce que dénotait déjà le mot poiesis. Face à l'impossibilité de trouver une signification et une référence aux Illuminations, le lecteur peut renoncer à sa lecture. Mais le succès et la réputation des Illuminations tendent à prouver qu'il existe au moins une catégorie de lecteurs qui y trouve son compte. Or ce qu'elle trouve, c'est justement le sens-événement qui produit un effet de surface (il y a bien alors quelque chose devant le lecteur) et une libération d'énergie, ce qui constituerait le propre de la pragmatique poétique (voir à ce sujet Bougault, 1996).

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Si, comme l'affirme M. Collot, «la référence poétique est vide de contenu, mais le vide qu'elle vise contient toute chose» (Collot, 1989, p. 181), et si le «réfèrent du poème ne se laisse pas dire» (Collot, 1989, p. 184), le néant référentiel du texte rencontre l'être référentiel du lecteur, si bien que l'annihilation dans le choc de l'un et de l'autre génère un flux textuel énergétique, qui est, comme le photon, incernable mais lumineux.

A la considérer sous cet angle, la poésie rimbaldienne constituerait donc un exemple de réponse supplémentaire (après celle de l'œuvre de L. Caroli) au problème évoqué par G. Deleuze, celui «de savoir comment l'individu pourrait dépasser sa forme et son lien syntaxique avec un monde pour atteindre à l'universelle communication des événements, c'est-à-dire à l'affirmation d'une synthèse disjonctive au-delà non seulement des contradictions logiques, mais même des incompatibilités alogiques» (Deleuze, 1969, p. 208). Et si l'on peut parler d'hermétisme dans la poésie rimbaldienne, c'est bien parce que celle-ci ferme la porte de l'esprit conceptuel pour ouvrir une fenêtre sur la communication (au sens qu'en donne G. Bataille) qui n'est pas seulement un sentimentalisme mais donne accès à ce que Nietzsche appelle «la connaissance perspective» (Nietzsche, 1971, p. 141) qui, pour le philosophe, va de pair avec une objectivité dépassant le cadre d'un simple réalisme : «Plus nous laissons de sentiments entrer en jeu, (...) plus (...) notre 'objectivité' sera complète» {ibid.). L'hermétisme ne signifie plus alors illisibilité. Plutôt, il est à comprendre comme redéfinition de la lecture en même temps que réapprentissage de l'objectivité innommable du monde par la négation de l'objectivité factice de la représentation et de la référence.

La domination des sciences du langage héritées de la linguistique saussurienneet de la sémiotique structurale jakobsonnienne et hjemslevienne a fait perdre de vue la différence entre signification et sens, autrement dit entre les «représentations-corps ou empreintes et les événements-effets incorporels (entre les représentations et les expressions)» (Deleuze, 1969, p. 170). Réduisantle sens au signifié, refusant l'équation selon laquelle les «vraies Entités sont des événements, non pas des concepts» sans doute parce que «ENTITE = EVENEMENT, c'est de la terreur, mais aussi beaucoup de joie» (Deleuze/ Parnet, 1996, p. 81), cette linguistique gêne la saisie du texte poétique et a sans doute nui à sa diffusion auprès du lectorat, plus encore peut-être que ne l'avaient fait les théories éculées sur la subjectivité poétique. S'il existe un usage du langage purement représentationnel, il y a aussi, comme le rappelle G. Deleuze, «un 'usage' de la représentation, sans lequel la représentation reste privée de vie et de sens» (Deleuze, 1969, p. 171) car «le sens n'est jamais objet de représentation» (ibid., p. 170). Dans le cas de la poésie rimbaldienne,ignorer

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dienne,ignorerle sens, étant donné son importance, revient à se priver de la possibilité de conférer l'intrinsèque de l'adéquation à l'objet et à interdire toute compréhension. Car, de même que la référence est la voie qui conduit vers le monde par le détour de la représentation, de même le sens est le chemin d'accès le plus immédiat à l'immanence du réel au cœur du texte.

Laurence Bougault

Université Paris XII

Résumé

Ces dernières décennies, la critique littéraire a mis l'accent sur l'hermétisme, l'illisibilité et l'autoréférentialité de la poésie moderne. En s'appuyant sur l'œuvre d'Arthur Rimbaud, on voudrait mettre au jour les techniques linguistiques visant à inhiber le mécanisme référentiel et montrer qu'elles ne visent pas tant à refermer le texte sur lui-même qu'à favoriser un autre régime de communication qui déborde le régime purement sémiotique.

Bibliographie

Bataille (G.): Œuvres complètes. Gallimard, coll. «NRF» (12 tomes), 1970 à 1988.

Bougault (L): Le rôle des blancs dans la constitution de l'acte de lecture en poésie
moderne, Revue Romane, 31-1, 1996.

Cohen (J.): Structure du langage poétique. Flammarion, 1966.

Deleuze (G.) et Parnet (G): Dialogues. Flammarion, coll. «Champs», 1996.

Hamon (P.): Note sur les notions de norme et de lisibilité en stylistique, Littérature,
n° 14, Mai 1974.

- Narrativité et lisibilité, Poétique, n° 40, Nov. 1979.

Rimbaud (A.): Œuvres. Flammarion/«GF», 1989, (3 volumes).