Revue Romane, Bind 33 (1998) 1

La grammaire valencielle à l'ordre du jour

Marianne Hobæk Haff :

1. Introduction

Si la grammaire valencielle est à l'ordre du jour depuis une quinzaine d'années dans les milieux romanistes en Scandinavie, c'est largement grâce à l'effort considérable de Michael Herslund et Finn Sorensen. Dans une série de travaux intéressants (cf. la bibliographie), ils ont repris toute la discussion relative aux notions d'actant et de circonstant et proposé une classification des membres de phrase primaires. Leur présentation a cependant subi certaines modifications, ce qui est normal quand on travaille pendant plusieurs années sur le même sujet. Dans les travaux de 1982 à 1994, ils proposent une quadripartition des membres primaires. Partant des deux dichotomies suivantes : lié vs libre et argument vs modifieur, ils optent pour une division quadripartite des fonctions grammaticales, illustrée par le schéma suivant, emprunté à Herslund 1994a, p. 110 :


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A partir de 1995, ils ont cependant revu et corrigé leur classification pour arriver à une tripartition des membres primaires.1 Plus précisément l'adverbe lié a changé de statut pour devenir à la fois argument et modifieur, de même que le circonstant a perdu son statut d'argument, devenant ainsi modifieur. Je me permets de reproduire le schéma de Sorensen 1995, p. 45 de la façon suivante :


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Inspirée par les analyses perspicaces de mes deux collègues danois, je me propose, dans ce qui suit, de remettre en question certains points centraux de leur présentation. Plus précisément, j'aimerais discuter primo la distinction actant/circonstant, secundo le bien-fondé éventuel de leur quadri- ou tripartition des membres de phrase.

2. La distinction actant/circonstant

Dans leur travail de 1985, Herslund et Sorensen lancent l'idée de ce qu'ils appellent «valence dérivée» (cf. p. 28). Cette notion figure également dans le travail de 1987, de même que dans la thèse de Herslund de 1988, et, à ma connaissance, elle n'a pas été abandonnée ou rejetée. Selon les auteurs, un verbe peut emprunter le schéma valenciel d'un autre verbe appartenant au même champ sémantique. Ainsi crier, murmurer et écrire, par exemple, «peuvent se construire sur le modèle de dire et lui emprunter pour ainsi dire son schéma valentiel» (Herslund 1988, p. 163). Herslund et Sorensen (1985, p. 30) affirment que les actants ainsi dériver ressemblent à la fois à des actants et à des circonstants : «... at afledte led deis minder ora FT, deis om VL.» Cependant, cette notion de valence dérivée me paraît contradictoire, car tout en soulignant qu'il faut distinguer clairement entre actants et circonstants, Herslund et Sorensen semblent créer, entre ces deux catégories de membres, un groupe intermédiaire, dont les éléments ont des traits en commun aussi bien avec les actants qu'avec les circonstants. Il faudrait, me semble-t-il, préciser le statut des «actants dérivés», si tant est que la notion de valence dérivée soit toujours pertinente.

Par ailleurs, Herslund et Sorensen souhaitent donc garder une cloison étanche entre actants et circonstants, bien qu'ils n'aient pas trouvé de critère opératoire à 100%. Comme le dit Herslund : «Si la distinction entre actants et circonstants semble simple et facile à saisir, on n'a pas encore, à ma connaissance du moins, trouvé de critère opérationnel qui permette de trancher tous les cas douteux de façon mécanique et univoque» (1988, p. 31). Plus loin il continue ainsi : «Je ne poursuivrai pas cette discussion; je voudrais seulement constater qu'on aboutit, ici aussi, à une sorte de paradoxe : le critère pertinent n'est pas vraiment opérationnel, tandis que les critères opérationnels qui ont été proposés (et qui, d'ailleurs, sont loin d'être toujoursopérationnels) sont rarement pertinents, je suppose pourtant que le problème posé, l'identification sûre des actants, a une solution, et je prendrai pour acquise, dans ce qui suit, la distinction fondamentale entre actants et circonstants selon les lignes esquissées ici : les actants sont les membres de phrase qui font partie intégrante des spécifications lexicales du verbe» (op. cit., p. 33-34). Jusqu'à nouvel ordre, on semble donc obligé d'accepter ce

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constat négatif : la grammaire valencielle a pour fondement la distinction
actant/ circonstant, distinction qui s'avère rebelle aux tests pertinents.

3. La classification des membres primaires

En ce qui concerne la définition et la classification des membres de phrase primaires, Herslund et Sorensen recourent, dans tous leurs travaux, à la double dichotomie déjà mentionnée : lié vs libre et argument vs modifieur. Quant à la définition du premier couple de termes, celle-ci n'a pas été modifiée et se résume ainsi : «il existe une distinction pertinente entre les membres de phrase qui sont liés, c'est-à-dire déterminés par le contenu lexical du verbe et les membres de phrase qui sont libres dans le sens qu'ils ne sont pas prévus par le contenu lexical du verbe, et qui sont, parfois, ajoutés à la phrase entière» (Herslund 1994a, p. 110). L'emploi du terme argument, par contre, a subi des modifications; on n'a qu'à comparer les premiers travaux aux derniers pour s'en rendre compte. Au départ, Herslund et Sorensen déclarent que le terme argument est utilisé au sens logique du terme : il s'agit d'entités «entre lesquelles sont établies les relations désignées par le verbe» (Herslund 1994b, p. 7). Et, cela est important, Herslund et Sorensen affirment que l'argument a comme trait caractéristique de pouvoir référer. Afin d'expliquer que par exemple bien dans se comporter bien n'est pas un actant, ils allèguent que celui-ci ne peut pas référer : «Det er ikke noget VL, da det ikke er et argument for praedikatet se comporter. I naturlige sprog har argumenter mulighed for référence : det er svaert at se, hvad bien skulle referere til» (1985, p. 35). De même, des compléments tels que 5 kilos et 300 mètres dans peser 5 kilos et mesurer 300 mètres ne sont pas des actants, selon eux, parce qu'ils n'ont pas de référence : «Det synes dog rimeligere at anse dem for adverbialer af samme type som bien i (51), idet disse udtryk ikke har den klare argumentstatus (mulighed for référence bl. a.), som vi ellers associerer med VL» (1985, p. 57). Voir aussi, à ce propos, (1987, p. 9).

Dans les derniers travaux (ceux de la période 1993-1995), la faculté de référence de l'argument n'est plus mentionnée, pour la bonne raison, sans doute, que les membres de phrase ayant le statut d'arguments n'ont pas toujours cette faculté. Prenons quelques exemples. Selon Herslund et Serensen,le sujet est un actant et donc un argument (cf. 1985, p. 53-54). Il existe cependant une catégorie de sujet qui n'a jamais de référence, soit le sujet impersonnel des verbes météorologiques il pleut, il tonne, etc. Il est intéressantde noter que Herslund et Sorensen soulignent eux-mêmes qu'il s'agit d'un sujet non référentiel : «... de kan ikke frit vaelge noget subjekt. Det bliver da ssetningen, der vaslger for dem : det bliver det invariable, ikke-referentielle il, der udfylder deres subjektsplads» (1985, p. 54). Deuxièmement, il y a aussi des manifestations non-référentielles de l'adjet (nouvelle dénomination de

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l'objet indirect). Je pense aux attributs. De nouveau, Herslund et Sorensen insistent eux-mêmes sur cette qualité de non-référence : «Bemaerk at der i dette tilfaelde ikke er taie om nogen réfèrent : det intensionalt udfyldte led er ikke-referentielt; praedikatsled er altid ikke-referentielle udtryk» (1985, p. 64).

Les circonstants, qui jusqu'en 1995 sont dotés du statut d'argument, n'ont pas toujours non plus la qualité de pouvoir référer. Soit un exemple de Herslund (1988, p. 30) : Jean lave son pull le dimanche dans son jardin en écoutant les oiseaux.

A quoi réfère le gérondif en écoutant les oiseaux ? Ce membre ne semble pas mieux loti, de ce point de vue, que par exemple l'adverbe de manière bien ou les compléments de quantité mentionnés ci-dessus. Bref, Herslund et Sorensenont probablement raison de ne plus inclure, dans la définition de l'argument,la faculté de référence. La contrepartie de ce choix est cependant que la notion d'argument devient plus floue. C'est le cas dans Herslund 1994a : on ne voit plus très bien ce qui distingue par exemple les adverbes liés des actants (cf. le schéma plus haut) : on dit de ceux-là qu'ils «ne semblent pas constituer les arguments d'une relation. (...) c'est la relation elle-même qui est modifiée ou quantifiée par ces syntagmes, ce n'est pas une relation qui est établie» (p. 110). Ceci est difficile à comprendre, car bien dans Juliette se comporte bien établit sans aucun doute une relation avec le verbe. Ce flou qui entoure la notion d'argument ressort clairement dans Sorensen 1995, où les adverbes liés se voient attribuer, pour la première fois, le statut d'argument et de modifieur à la fois. Ainsi il n'y a plus d'incompatibilité entre argument et modifieur : un membre de phrase peut être les deux en même temps. Cette incompatibilité étant annulée, on est en droit, toutefois, de se demanders'il faut maintenir la distinction argument vs modifieur. A quoi sert-elle? De quelle façon peut-elle contribuer à mieux rendre compte des membres primaires dans un cadre valenciel? On se demande aussi pourquoi il faut différencier circonstants et adverbes libres. Dans la classification de 1995, ces deux catégories ont les mêmes traits : -arg, +mod (op.cit., p. 45). Au lieu d'opérer avec une tripartition des membres primaires à la 1995, mieux vaudraitpeut-être une bipartition en actants et circonstants, comme le propose d'ailleurs le père de la grammaire valencielle Lucien Tesnière. Dans Eléments de syntaxe structurale, il ressort clairement que Tesnière considère comme circonstants non seulement les compléments de temps et de lieu, mais toutes les espèces d'adverbes : «II y a donc autant d'espèces de circonstants qu'il y a d'espèces d'adverbes : temps, lieu, manière, etc..» (p. 125). Il donne entre autres comme exemple de circonstants l'adverbe de quantité beaucoup et les adverbes de phrase naturellement et peut-être (cf. op.cit., p. 126-127). Sans peut-être l'avoir voulu,2 Herslund et Sorensen esquissent en réalité une

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distinction binaire des membres primaires à la page 49 de leur travail de 1985. Les membres de phrase y sont séparés en deux colonnes : actants et circonstants. Et dans la colonne des circonstants, on trouve non seulement le complément de lieu et le datif libre, par exemple, mais aussi «divers complémentsadverbiaux», tels les compléments de manière, de cause, etc.

Herslund (1994a) écrit que «seuls les actants définissent la valence à proprement parler. Ce «à proprement parler» pourrait suggérer l'existence d'un gradient de prototypicalité en ce qui concerne les actants. La phrase suivante permet la même interprétation : «Ifolge denne opfattelse er subjekter, objekter og adjekter de egentlige valensled der indgâr i opbygningen af en saetning» (1993, p. 53; je souligne). Autrement dit, y a-t-il des actants plus ou moins typiques? Dans un article de 1992, j'ai proposé une idée de ce genre, qui pourrait être développée. Plus précisément, j'ai opté, dans l'article en question, pour une distinction claire entre actants et circonstants d'un côté, et pour une gradation à l'intérieur de chacune des deux catégories, de l'autre. Je montre que ni actants ni circonstants ne constituent des groupes homogènes : des deux côtés, on trouve des membres plus ou moins optimaux. Dans l'article de 1992, je n'ai pas examiné les adverbes liés et les adverbes libres. Il me semble, cependant, qu'il serait possible de les aborder dans la même optique. Plus précisément, on pourrait intégrer les adverbes liés dans la catégorie des actants et les adverbes libres dans celle des circonstants. A l'intérieur des deux catégories constituées de cette façon, il y aurait ainsi des degrés de prototypicalité ou d'«optimalité» : l'adverbe lié ne serait pas considéré comme un actant optimal, mais comme un actant quand même, étant donné qu'il est prévu par le contenu lexical du verbe, tout comme les actants traditionnels : le sujet, l'objet et l'adjet. Il est d'ailleurs intéressant de noter, à ce propos, que Herslund et Sorensen soulignent que l'adverbe lié bien dans Elle se comporte bien est plus étroitement lié au verbe que les actants «normaux» : «... Dette antyder, at bien er endnu taettere knyttet til verbet comporter end «normale» VL» ( 1985, p. 36). Herslund et Sorensen considèrent-ils en réalité l'adverbe lié comme un actant «anormal»?

Herslund et Sorensen signalent que les membres libres sont exclus des schémas valenciels. En ce qui concerne les adverbes liés, ils sont d'avis que ceux-ci, probablement, y ont droit de cité : «Bundne adverbialer skal formentlig ogsâ registreres. Dette sporgsmàl vil vi dog ikke uddybe i denne omgang, da vi ikke har undersogt problemet i detaljer» (1982, p. 46). Ce problème n'a pas été traité par la suite; on constate, cependant, que les adverbes liés figurent dans les schémas valenciels ou actanciels (cf. 1985, p. 57 et 1987, p. 83-85). Etant donné que les adverbes liés sont dignes de figurer dans les schémas actanciels, pourquoi ne pas leur conférer le statut d'actant?

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Bref, à mon avis, tous les membres primaires s? laissent ranger en deux
catégories, actants et circonstants, et c'est le trait lié vs libre qui les sépare.

4. Conclusion

Dans cet article, j'ai passé en revue les travaux relatifs à la grammaire valencielle de Herslund et Sorensen. Opérant d'abord avec une quadripartition des membres de phrase primaires, ils semblent maintenant opter pour une tripartition. Personnellement, je préfère une bipartition, actants/ circonstants, fidèle, de ce point de vue, à Lucien Tesnière. Etant donné que non seulement les actants traditionnels, mais aussi les adverbes liés sont impliqués par le sens du verbe et figurent dans les schémas actanciels, mieux vaudrait, me semble-t-il, élargir la catégorie des actants de façon à englober ces membres moins optimaux. De même, tous les membres libres pourraient constituer une seule catégorie, d'autant plus qu'il est difficile de capter ce qui distingue les circonstants et les adverbes libres dans leur dernière classification

Je termine en précisant que les travaux de Herslund et Sorensen ont été une grande source d'inspiration pour moi. Si je les ai regardés de plus près, ce n'est pas pour être critique dans le sens négatif de ce mot, mais pour relancer la discussion relative à ce sujet si passionnant qu'est la grammaire valencielle.

Marianne Hobœk Haff

Université d'Oslo



Notes

1. Finn Sorensen 1995 semble certes distinguer circonstants et adverbes libres à l'intérieur du groupe des membres libres, ce qui aboutirait à une quadripartition des membres primaires. Etant donné, cependant, que ces deux catégories ont les mêmes traits -arg, +mod, on ne voit pas ce qui les différencie. D'où la tripartition.

2. Si je suggère qu'ils le font malgré eux, c'est qu'ils proposent ailleurs, dans leur livre, de distinguer les modifieurs des actants et des cironstants.

Bibliographie

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Herslund, M. et al. 1993: Det franske sprog. Et grammatisk referencevaerk. Projektbeskrivelse,
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Sorensen, F. 1995: Saetningsled, Ny forskning i grammatik. Fœllespublikation 2, p.
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Tesnière, L. 1959/1988: Eléments de syntaxe structurale. Klincksieck, Paris.