Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Fabienne Bercegol : La poétique de Chateaubriand : Le portrait dans les Mémoires d'Outre-Tombe. Honoré Champion, Paris, 1997. 500 p.

Hans Peter Lund

Side 321

Cette thèse est d'une très grande importance pour l'étude de Chateaubriand, celle du premier romantisme, et du romantisme en général. Le sujet est vaste - l'auteur recense quelque 260 portraits dans les Mémoires d'outre-tombe - mais se révèle particulièrement donnant, aidant ceux qui s'occupent d'histoire littéraire à mieux comprendre la position de Chateaubriand entre classicisme et romantisme, et ceux qui s'intéressent aux genres littéraires à voir les fonctions entremêlées des mémoires et du portrait - tout cela à travers une analyse magistrale de ses portraits littéraires,

Side 322

faits par Chateaubriand non pour s'y mirer, comme on le croirait d'après l'idée répandue de l'égotisme de l'Enchanteur, mais pour saisir l'Homme dans sa condition historique. Il aura fallu pour bien dégager cette poétique un long travail et ce dans un domaine presque négligé par les spécialistes de Chateaubriand. Le résultat est impressionnant.

Que Chateaubriand tente de définir sa propre historicité en insérant son existence dans le destin de l'époque qui fut le sien, voilà un acquis de la recherche généralement reconnu. Fabienne Bercegol y insiste, elle aussi, mais en nous proposant de voir dans les portraits une forme privilégiée de cette tentative. Le portrait, ce genre spécifique qui remonte au moins au XVIIe siècle et que Chateaubriand a étudié dans les mémoires aristocratiques, chez le cardinal de Retz ou chez Saint-Simon (cf. Yves Coirault, «De Retz à Chateaubriand : des Mémoires aristocratiques à l'autobiographie symbolique», R.H.L.F. 1989), est profondément modifié par son intégration et, dirions-nous, son adaptation aux mémoires, «depuis toujours tiraillés entre un pôle historique et un pôle autobiographique» (p. 393).

Une modification intéressante du portrait ressort de la première partie de cette thèse, où l'auteur définit le portrait, cette «modalité» de la description (p. 43), comme «la description directe d'un individu réel, éventuellement d'un personnage de fiction ou d'une collectivité, dont il a pour but de caractériser l'être physique, moral, social. Il peut traiter de l'ensemble de la personnalité ou d'un seul de ses aspects, mais doit s'étendre au minimum sur la longueur d'une phrase» (p. 66). On voit la variété des formes possibles, multipliées par la forme d'«instantanés» ou celle de «jugement définitif». Or, toutes ces formes ont été exploitées par Chateaubriand dans son itinéraire qui l'éloigné d'une conception classiciste (la quête du Beau Idéal) et le rapproche des idées romantiques. Dans Atala, Les Martyrs et Les Natchez, les portraits utilisant à profusion comparaisons et allégories et s'enfermant de la sorte dans leur fonction d'images, ne représentent pas la personnalité d'un individu vue dans sa durée, comme c'est le cas dans les Mémoires d'outre-tombe (cf. p. 102) : quand Chateaubriand brosse le portrait de la vicomtesse d'Agoult sur six lignes ou dessine celui de Napoléon, «portrait à épisodes» ou «portrait dispersé» étalé sur plusieurs livres, il reconstruit ce qui est émietté dans le temps, ou laisse la personnalité portraiturée dans ses différentes apparitions dans le temps. C'est que, au premier abord, l'ouverture sur l'histoire est devenue décisive, avec les actions qui s'y déroulent et les contrastes qui y apparaissent.

Distinguant dès le départ entre la représentation physique et la représentation morale du modèle, l'auteur analyse dans la seconde partie du livre la représentation du corps humain, d'abord selon le modèle pictural, ensuite dans le développement du portrait vers le caricatural et le grotesque, tout en réservant une place à l'expressionde la beauté. Ce développement est remarquable, dans la mesure où c'est l'esthétique théologique qui pousse Chateaubriand à ouvrir le portrait au laid, à l'horreur et à la mort (p. 203) - «en dépit de toutes ses prises de positions classiques» (p. 227). Il rejoint sur ce point les romantiques, de Hugo à Balzac. Mais alors, dans ce contexte, qu'en reste-t-il, de la beauté? Chateaubriand la réserve, on le sait, aux femmes, selon une esthétique de la grâce et de l'imprécision (p. 254) qui prévaut encore pendant le premier romantisme, non dépourvu d'un certain sens pour tel

Side 323

défaut physique qui peut susciter «un attrait attendrissant» (p. 257). L'auteur cite, pour appuyer cette approche néoplatonique de la beauté gracieuse, Joubert; je me permets d'évoquer aussi, pour donner une idée de ce que pouvait être les «formes inachevées» et les «figures estompées» dans les portraits de femmes (p. 248), l'exemplede Nodier composant le portrait suivant dans ses Souvenirs de jeunesse, portrait propre à faire rêver... et à chercher toutes sortes d'intertextualités (cf. p. 262) :

Quoique je n'aime pas les portraits, il faut cependant que je donne une idée d'Amélie. Elle était assise dans son jardin sous un cerisier en fleurs, que le soleil pénétrait de toutes parts d'une pluie de rayons mobiles, qui tremblait autour d'elle au moindre souffle de l'air. (...) Le charme incomparable de ses traits me frappa moins d'abord que son éclatante blancheur. Leur ensemble avait cependant un défaut, si c'en est un. Ses yeux étaient trop grands, trop longs surtout, mais ils avaient une expression qu'aucune parole ne peut faire comprendre, qui ne passerait pas tout entière, qui s'évanouirait peut-être sous le pinceau d'un ange. (...) deux sources de lumières divines dont les flots subtils s'épandaient autour d'elle, et l'enveloppaient d'une sorte de vêtement.

Ayant insisté sur la vaste gamme des portraits physiques chez Chateaubriand, Fabienne Bercegol conclut en soulignant l'orientation des portraits vers l'aspect moral, ou «l'intériorité d'un être», c'est-à-dire la vérité essentielle, voire la force symbolique des êtres portraiturés. C'est à cet aspect qu'elle consacre les deux dernières parties de sa thèse.

A Chateaubriand fut donné d'oser approcher, dans la réalité et par suite dans l'écriture, tous les grands de la terre - à leurs dépens, comme on sait. Les portraits des orateurs et des écrivains, des rois et des révolutionnaires, ainsi que celui de Napoléon, sont autant de témoignages (subjectifs) sur le devenir historique. Ce qui subsiste de la société sous l'Ancien Régime, la conversation et les salons, surgit à travers les portraits; suivent des orateurs comme Mirabeau, Marat ou Danton, qui réapparaissent dans des portraits étoffés de citations, où Chateaubriand fait le constat de la dégénérescence politique, mais aussi révèle une sorte de «culte de la parole» (p. 293) qui se retrouve évidemment dans les portraits d'écrivains. Il est juste de souligner, comme le fait Fabienne Bercegol, l'importance accordée par Chateaubriand à Fontanes, donc au classicisme, même dans les années trente (p. 302), et celle qu'il attribue au génie littéraire en général (p. 304; cf. les théories de Paul Bénichou) : «Promis à la mémoire universelle, l'écrivain jouit donc à ses yeux d'un prestige exceptionnel.» D'autre part, chez Chateaubriand, à qui ne vient pas l'idée de prolonger la tradition d'une célébration inconditionnelle de la personne royale, le portrait des rois change : «Le portrait du roi est donc avant tout le discours du souvenir», constate Fabienne Bercegol, forcément, puisque la gloire des rois se situe avant la Révolution, et que la suite n'est qu'histoire de victimes comme Charles X ou de figures ridicules comme Louis-Philippe. Polémiste acerbe dans bon nombre de ces portraits, Chateaubriand participe finalement à la démythification de l'idéal royal (cf. p. 330). Là encore, sa vision de l'histoire est romantique, mêlant grandeur et bassesse, farces et tragédies dans une perspective toute shakespearienne (p. 341).

Cependant, les portraits des révolutionnaires, de même que la première image que
Chateaubriand donne de Bonaparte, montrent que la vérité des personnalités considéréesest
trop complexe pour être expédiée en deux mots (cf. p. 378). C'est pourquoi

Side 324

Chateaubriand tente de refaire les mythes et de reconsidérer surtout Napoléon dans une perspective entièrement novatrice - si bien que Fabienne Bercegol se trouve invitée à reprendre la discussion des fonctions du portrait, donnant ainsi un élargissement stratégique bienvenu à sa thèse. En effet, nous voici devant une troisième dimension du portrait : la dimension symbolique et la construction par Chateaubriand d'un «mythe politico-héroïque de Napoléon» (p. 384). En tant qu'historien romantique, Chateaubriandentend bien «utiliser le tribunal du portrait» (p. 390), en faisant intervenir la subjectivité et le parti-pris. Le portrait «dispersé» de Napoléon est sans doute la meilleuredémonstration de la présence d'un véritable triangle d'acteurs : la personnalité considérée, le Moi de l'auteur, et l'histoire de la société. Dans ce triangle, la légende répandue de Napoléon, chef sublime et défenseur de la liberté, n'a aucune place, et Chateaubriand travaille contre la propagande pour donner une autre image de l'empereurque celle véhiculée par le portrait de David. Napoléon devient dans la vision de Chateaubriand une image construite selon une logique de l'imaginaire, un véritable héros romantique, rêve forgé pour donner sens à l'histoire réelle, et devient de la sorte la vérité absolue. Dans cette image essentiellement symbolique, à côté d'une critique persistante de l'empereur, j'aimerais relever «l'étoffe poétique» et «l'idée de création du réel» (p. 488) grâce auxquelles le portrait de Napoléon peut prendre le relais de l'autoportraitde Chateaubriand (p. 495). Fabienne Bercegol, dans cette dernière analyse, ajoute d'autres traits qui justifient sa conclusion selon laquelle Chateaubriand ne se contente pas de la fonction mimétique du portrait, mais y atteint «la vision panoramiquequi caractérise l'épopée romantique» (p. 496).

Admirable par sa sobriété et sa solidité, cette thèse ouvre ainsi de larges et nouvelles
perspectives, embrassant le réel et l'imaginaire romantique, tous deux se
rencontrant dans le portrait.

Université de Copenhague