Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Pierre Bayard : Le hors-sujet. Proust et la digression. Editions de Minuit, Paris, 1996. 188 p.

Nils Soelberg

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Peut-on raisonnablement parler de digressions à propos d'une œuvre comme La Recherche, où, à défaut de fil conducteur univoque, les digressions sont partout, ou, si l'on préfère, nulle part? Telle est la question essentielle qui sous-tend cet essai original, voire provocant, sur le fonctionnement de la digression proustienne, aussi bien du côté de la narration que du côté de la réception. Si la digression explicite se laisse repérer sans trop de problèmes ni d'équivoques, puisque signalée comme telle dans le texte, il revient par contre à chaque lecteur de distinguer et d'apprécier les digressions implicites, et même potentielles, selon l'idée qu'il se fait de la trame principale, comme d'ailleurs selon ses attentes personnelles. Dans ce qui suit, nous verrons d'abord, dans les très grandes lignes, les objectifs et le mouvement de cette

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étude, pour revenir ensuite à certains points qui me semblent susceptibles de souleverune
discussion, pour ne pas dire des protestations.

Après une courte introduction sur la manière de réduire un texte à l'essentiel, la première moitié de l'étude (chap. II à VIII) est consacrée à une approche plutôt théorique qui, exemples à l'appui, appréhende la notion de digression selon quatre critères fondamentaux : son sujet, qui se définit comme digressif en fonction du sujet de la trame principale; sa forme, selon qu'elle est annoncée explicitement et/ou qu'elle se manifeste comme digression par sa seule longueur; ses liens avec le récit proprement dit, c'est-à-dire le genre de rapport qu'entretient le sujet digressif avec le sujet principal, relation de contiguïté ou de ressemblance, - et enfin sa fonction, donc son degré à'utilité par rapport à la trame principale, telles par exemple des analepses explicatives.

Il va de soi que toute approche du concept de digression dans une œuvre donnée repose sur une définition explicite du sujet principal, définition examinée au chap. 111 («Proust et la narration»), où Pierre Bayard, après avoir retenu la trame autobiographique, discute le statut des descriptions, des scènes excessivement longues (les soirées mondaines), des achronies et des nombreux commentaires d'ordre général.

Comme on pouvait s'y attendre, cette première partie aboutit à une analyse de la digression par excellence : Un Amour de Swann. Bayard constate que si les liens de ressemblance entre l'histoire de Swann et celle de Marcel sont effectivement légion, ces points communs ne suffisent guère à justifier une digression de cette importance, tant il est vrai que bien d'autres histoires auraient pu remplir ce critère (p. 108), mais la véritable fonction de Swann se détermine à partir d'une approche psychanalytique : Swann et Marcel sont une même personne que le récit a dédoublée en deux personnages (p. 112-15).

Dans la deuxième partie, inaugurée par le chap. IX («Pour une rhétorique mouvante»), Bayard ramène la notion de digression à ses dimensions éminemment subjectives et temporaires : ce qui, au prime abord, est perçu comme une digression se révélera extrêmement pertinent dans un deuxième temps - et, parfois, vice-versa! En ce qui concerne les digressions dûment annoncées, on constate maintes fois qu'elles finissent par se confondre avec la trame principale - d'où le concept de bords mobiles; si la digression n'en est pas une, c'est que la trame principale est peut-être la (vraie) digression (ainsi par exemple le détour par la jalousie professionnelle du Dr Cottard lors de la fameuse danse contre seins à Balbec, dans Sodome et Gomorrhe); enfin, les lacunes temporelles et les épisodes omis (ellipses et paralipses) constituent autant de digressions potentielles que chaque lecteur peut charger de sens, notamment en fonction du tissu de réflexions qui aurait pu ou dû les accompagner (p. 168).

Dans son dernier chapitre («Proust et Freud»), Bayard tire une conclusion soigneusement préparée tout au long de son étude. Si les digressions, réelles ou potentielles, manifestent surtout une mobilité générale selon laquelle chacun substitue telle digression à tel épisode dit de la trame principale, on arrive directement au principe des intermittences (élément essentiel d'un titre antérieur de La Recherche), principe qui mène droit à une lecture psychanalytique : «D'une certaine manière, la différence entre Proust et Freud, ce n'est pas que Proust fasse des digressions, c'est qu'il soit si difficile de savoir où» (p. 182).

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On a compris que cette étude est une mine d'idées originales et qu'elle mène le lecteur de provocation en provocation. Si le propos des études de ce genre consiste entre autres à soulever des discussions, le livre de Bayard atteint parfaitement son but. Tâchons donc de relever le gant en abordant quelques points qui, à mon avis du moins, incitent à la réflexion et à la discussion plutôt que de convaincre véritablement.

On a vu, très brièvement, que Bayard cherche constamment à vider la notion de digression de toute substance objective (ou simplement : intersubjective) pour en faire un phénomène profondément individuel : «le temps de rencontre d'un sujet avec un texte» (p. 157). Si l'on admet la valeur de ce point d'arrivée, il semble par contre difficile de comprendre en quoi il constitue une réponse aux questions narratives posées initialement. Car le fait est que Bayard consacre la première moitié de son livre à la digression envisagée d'un point de vue narratif, mais qu'il passe au registre pyschanalytique pour retrouver la cohérence perdue. Ce procédé me semble hautement discutable en soi, mais sa première conséquence, repérable seulement après coup, c'est que l'auteur se contente d'esquisser vaguement les données narratives de la digression parce qu'il sait depuis le début que la solution est ailleurs. C'est ainsi qu'il parle, dès le début, de la possibilité de retrancher les parties superflues, qualification à laquelle il ne souscrit évidemment pas, mais que, curieusement, il n'arrive à réfuter que dans la dimension psychanalytique - comme s'il admettait implicitement qu'aucune cohérence ne se laisse repérer dans la dimension narrative. En effet, après avoir retenu le sujet autobiographique, l'étude passe en revue bon nombre de digressions possibles, tels le recours à l'itératif, les descriptions, les prolepses et analepses, les récits excessivement prolongés (notamment à propos des soirées mondaines) et les commentaires et réflexions du narrateur (p. 31-45). Il semble donc y avoir confusion entre longueur et digression, ce que Bayard finit bien par constater lui-même, ne retenant en fin de compte que les commentaires hors-sujet du narrateur; mais, comme ces commentaires «visent à construire, au-delà du récit d'une vie, l'ensemble d'une interprétation du monde» (p. 43), on ne saurait les écarter, de telle sorte que la perspective autobiographique exclut la digression (p. 45). En fait, Bayard semble appliquer un critère implicite selon lequel seuls les passages dépourvus d'intérêt sont des digressions, ce qui situe effectivement toute la question dans une perspective rigoureusement individuelle.

Si nous nous en tenons à la prémisse autobiographique, que Bayard retient tout en insistant à juste titre sur son évolution en cours de récit, il est évident que certains passages semblent plus indispensables au déroulement de l'action que d'autres, telle, dans Combrayll, la première rencontre avec Gilberte par rapport à la description des aubépines (pour prendre un exemple entre mille). Or, comme les deux passages font incontestablement partie du passé vécu, le terme de digression ne s'applique tout simplement pas. Il est par contre tout à fait légitime, sur le plan narratif, de se demander en quoi consiste la pertinence d'une description aussi longue, par rapport à l'histoire racontée - alors que si l'on situe cette pertinence dans la psychologie humaine en général, on sort de la perspective narrative.

C'est à un court-circuit de ce genre que nous assistons dans le chapitre consacré à
Un Amour de Swann, et que j'ai mentionné brièvement ci-dessus. Bayard réussit
parfaitement à démontrer que cette histoire se trouve reliée à celle de Marcel par une

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ressemblance thématique aussi bien que par d'innombrables liens structuraux, mais il se voit néanmoins obligé de constater (et je suis tout à fait de son avis) que tout cela ne suffit pas à établir une vraie cohérence narrative - c'est-à-dire, pour Bayard, à démontrer que la digression n'en est pas une. Et c'est là que l'analyse trouve une issue psychanalytique au problème narratif en appliquant le concept de dédoublement: le sujet s'est scindé en deux personnages. Suggestion tout à fait adéquate dans une perspective psychanalytique, mais qui n'apporte pas le moindre élément de réponse au problème narratif. C'est que, pour la psychanalyse, la question de la digression ne se pose tout simplement pas - ce qui ressort d'ailleurs parfaitement de toute la seconde partie de cette étude - et que, par conséquent, la notion du dédoublement s'appliquerait tout aussi bien à un Swann parfaitement intégré sur le plan narratif qu'à un Swann corps étranger.

Cela dit, il est évident qu'à côté de l'analyse narrative il y a la rencontre entre un texte et un lecteur individuel, et que les réactions et les attentes de ce dernier relèvent de bien d'autres registres que de la cohérence du récit narré. C'est dans la mesure où Bayard réussit à se dégager des prémisses narratives pour aborder cette rencontre en tant que telle que son étude s'épanouit dans le domaine qui est le sien. Considérer la digression, définie comme un passage provisoirement insolite, c'est-à-dire «l'intervalle entre la rencontre de l'écart et sa réduction» (p. 139), est une approche tout à fait intéressante et qui se justifie d'autant plus que cet intervalle est le temps que met le lecteur à relier la digression, soit au corps principal du texte, soit à ses expériences personnelles, soit aux deux à la fois.

En introduisant cette dimension temporelle du côté de la lecture, Bayard situe la «rhétorique mouvante» au centre de la deuxième partie, que jalonnent par ailleurs des chapitres intitulés «Mobiles I, 11, III». C'est dans la description de ce mouvement perpétuel, qui dépend de la seule lecture et où la soi-disant digression peut à tout instant se substituer au corps principal - et vice-versa - que réside à mon avis le véritable apport de cette étude. Je regrette, on l'a compris, un ancrage narratif tout à fait hors de propos, de même que la «rhétorique mouvante» me semble trop attachée à la psychanalyse (la question ne relève-t-elle pas a priori de l'herméneutique?), mais nul doute qu'il n'y ait là un terrain extrêmement fertile dont l'exploration aurait pu remplir, à elle seule, toute cette étude.

Université de Copenhague.