Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Guy Scarpetta : L'Age d'or du roman. Grasset, Paris, 1996. 341 p.

Nils Soelberg

Side 311

Si la critique littéraire, à l'épitaphe de laquelle l'auteur consacre la majeure partie de son introduction, tend depuis quelques décennies à sombrer soit dans le simple résumé d'action (adopté en gros par la presse), soit dans le discours théorisant des universitaires, le présent livre suggère une voie intermédiaire, susceptible de réhabiliter le genre aux yeux de maint lecteur potentiel : présenter brièvement le contenu du roman, puis en suggérer une analyse qui évoque certains aspects essentiels sans prétendre à l'exhaustivité, de manière à permettre au lecteur de faire ses propres découvertes. Car tel est bien le but principal de ce livre : amener les lecteurs à lire, et à apprécier, les douze romans contemporains sélectionnés, en leur indiquant les voies de la découverte plutôt que les trouvailles mêmes, et notamment sans les effrayer plus que strictement nécessaire par les termes rébarbatifs qu'affectionnent bon nombre de théoriciens.

Il est vrai que Scarpetta se donne ici le beau rôle, que lui envieraient la plupart des critiques de la presse quotidienne, celui de rendre compte exclusivement de livres sélectionnés par lui-même (et sans dernier délai ni espace maximum!), mais il n'empêche : les douze présentations me semblent remplir parfaitement le critère principal, celui de donner envie de lire les romans présentés, et dont voici la liste : Les Verset sataniques de Salman Rushdie, La Contrevie de Philip Roth, L'lmmortalité de Milan Kundera, La Tante Julia et le scribouillard de Mario Vargas Llosa, L'Acacia de Claude Simon, Paysages après la bataille de Juan Goytisolo, Sablier de Danilo KiS, Le Jeu du siècle de Kenzaburô Oé, Romanesques d'Alain Robbe-Grillet, La Lenteur de Milan Kundera, Extinction de Thomas Bernard et Christophe et son œu/de Carlos Fuentes.

Quant aux critères retenus pour procéder à cette sélection, l'auteur retient d'abord une tendance générale (appliquable à tout son corpus) selon laquelle le «grand roman» doit produire un effet de vérité (et non formaliste) que seul le discours romanesque peut créer dans la mesure où il explore le non-dit des autres discours, selon la formule de Kundera dans L'Art du roman. Ensuite deux tendances spécifiques(applicables

Side 312

fiques(applicablesà une partie du corpus) dont la première consiste à transgresser la limite entre roman et autobiographie, tandis que la deuxième tient à une structurationsavante qui saborde la progression linéaire du récit (p. 20-22). Ce qui nous amène à la constatation que si l'auteur n'avait limité son corpus aux romans de ces quinze dernières années, la liste aurait pu se prolonger considérablement.

Il ne saurait être question, on s'en doute, de présenter et de discuter chacun de ces exposés, mais admirons au passage la visée résolument internationale de l'auteur : s'il existe, en France comme ailleurs, une tendance à la sélection farouchement nationaliste ainsi qu'une tendance diamétralement opposée, Scarpetta a su garder un savant équilibre, incarné de façon exemplaire par Milan Kundera, dont le premier roman cité a été traduit du tchèque alors que le second a été écrit directement en français. Ce qui nous oblige évidemment à retenir Kundera parmi les quelques exemples que nous pourrons aborder ici.

Quant aux Versets sataniques dont la présentation ouvre le recueil, un brillant résumé expose les composantes essentielles de la soi-disant action, après quoi une analyse est suggérée sous forme d'un éventail d'approches pertinentes, entre autres «l'art de la composition» : quel est le principe structural selon lequel s'enchaînent les unités textuelles, que ne relie aucune dimension temporelle? - ainsi que «le fantastique» et «l'incertitude» : puisque tous les registres du fantastique sont mobilisés à tour de rôle, aussi bien le 'merveilleux' que 'l'étrange' et 'le fantastique' (selon les catégories de Todorov), on arrive forcément à une ambiguïté fondamentale, qui se trouve fortement accentuée par l'insertion d'éléments réalistes au beau milieu de passages proprement oniriques, et que le statut hautement équivoque de la voix narrative vient confirmer définitivement. Or, en fin de compte, le véritable paradigme du roman est «le sacré et le jeu», c'est-à-dire le jeu proprement romanesque, donc ironique, feint et, en l'occurrence, onirique, avec ce qui est valeur sacrée dans la perspective de la foi - ce qui permet à Scarpetta d'expliquer la fatwa comme la punition infligée par des fanatiques à un écrivain dont le 'blasphème' consiste à situer le sacré dans un autre registre que le leur (p. 49).

Nul doute qu'une présentation aussi riche en suggestions ne donne envie à quiconque d'aborder le roman même. De ce point de vue, Scarpetta réalise pleinement son projet. Si je tiens toutefois à exprimer quelques réserves, c'est que l'auteur me semble parfois pratiquer précisément ce formalisme stérile qu'il avait dénoncé dès l'introduction. Pour montrer en quoi consiste cet «art très élaboré de la composition» (p. 33), il nous montre que les grandes sections thématiques se succèdent selon la formule (suggérée par Kundera) A-B-A-C-A-B-A-C-A (p. 34), ce qui fait de la narration de ce récit, dont thèmes, personnages et détails se répondent d'une section à l'autre, «une sorte de texture musicale, dont la cohésion est partiellement assurée par cette ponctuation d'accords, de résurgences, de court-circuits» (p. 35). Soit, mais quel est le sens produit par une cohésion si bien décrite?

De même, il semble tout à fait pertinent de relever la présence de tous les registres du fantastique, à condition de préciser, ou de suggérer, la nature de l'ambiguïté ainsi produite, et l'on peut certes conclure, à partir d'une voix narrative particulièrement équivoque, que «l'écriture parle d'elle-même» (p. 41), mais on ne peut en rester là : que dit donc cette écriture à propos d'elle-même?

Side 313

II se peut que Scarpetta, selon un principe parfaitement défendable, ait tenu à s'arrêter au milieu du parcours pour permettre à son lecteur de faire sa propre lecture. Il me semble toutefois indispensable, sous peine de donner dans un formalisme qui est sa propre fin, de suggérer, rien que cela, de quelle manière le lecteur pourrait rechercher le sens créé par une forme frappante et originale. - Ce qui n'empêche nullement cette étude, répétons-le, de lancer bien des lecteurs potentiels à la découverte de l'univers des Versets sataniques.

Passons maintenant à L'lmmortalité de Milan Kundera, à laquelle Scarpetta consacre une étude intitulée «Une Ironie désenchantée». Un bref aperçu des trois grands ensembles thématiques principaux permet à l'analyste de conclure, paradoxalement, à un roman «non résumable», mais qui témoigne néanmoins de l'extraordinaire habileté de Kundera dans l'art de «faire «tenir ensemble» les registres les plus hétérogènes...» (p. 78) - formule étayée par un échantillon de commentaires méta-narratifs, selon lesquels tout roman digne de ce nom se doit de rejeter la formule éculée de l'unité d'action pour adopter à sa place le concept musical de thème avec variations. Que signifie «faire tenir ensemble» des éléments hétérogènes si le romancier aboutit néanmoins àun texte «qui n'est absolument pas résumable»l. Cette question (implicite) se retrouve en filigrane dans toutes les parties ultérieures de l'analyse.

Dans «Principes d'écriture» et «Composition», Scarpetta retrace des principes structuraux qui tiennent essentiellement à aligner des séquences en principe autonomes (l'histoire d'Agnès et de Laura, celle de Goethe et de Bettina von Arnim, et celle de Rubens), mais que relient, en lignes diagonales ou en «courts-circuits», des détails ou des thèmes communs, de telle sorte que la narration en vient à suggérer à des ressemblances en soi fortuites un statut de facteur structurant.

Pour en revenir à l'ironie désenchantée, Scarpetta relève, dans «Lé romantisme et le libertinage», un scepticisme souriant, ironique et désabusé, qui «renvoie dos à dos» le romantisme du sentiment amoureux et l'illusion du libertinage pur (incarnés respectivement par les histoires de Goethe et de Rubens). Quant à l'issue que devrait représenter la création artistique, et l'immortalité promise à certains de ses pratiquants, le dialogue 'posthume' (!) entre Goethe et Hemingway la déclare nulle et non avenue. Ce qui nous met en effet devant cette fameuse insoutenable légèreté de l'être, à laquelle Scarpetta fait bien allusion (p. 90), mais en omettant, curieusement, de signaler que tel est justement le titre que le narrateur aurait bien voulu donner au présent roman, s'il ne l'avait déjà utilisé!

Ici encore, il s'agit d'un ensemble d'approches très suggestives qui ne peuvent qu'attirerde nouveaux lecteurs, tout en incitant les anciens à poser une ou deux questions sceptiques. Est-il nécessaire, à seule fin de mettre en valeur telle ou telle innovation narrative, de réduire systématiquement le roman dit traditionnel aux principes de l'unité d'action et de la temporalité causale et unidimensionnelle? Rares sont les romansbalzaciens qui répondent à ce critère. Il me semblerait nettement plus fructueux d'inscrire explicitement le travail analytique dans la recherche permanente d'une 'unité d'action' - ou : d'une cohérence - qui subsiste évidemment en tant que principe essentiel, ce dont témoignent précisément les suggestions structurales de Scarpetta. Et c'est précisément dans ce domaine de la cohérence qu'on aurait aimé une ou deux suggestions supplémentaires, dans l'analyse, par ailleurs très pertinente, du romantisme

Side 314

et du libertinage. Si Scarpetta a bien démontré comment les histoires de Goethe et de Rubens s'opposent et se complètent, à condition de redéfinir le concept de cohérence narrative, n'aurait-il pas pu indiquer, ne serait-ce que brièvement, dans quel sens il poursuivrait sa recherche d'une 'unité d'action" qui intégrerait ces deux histoires dans le récit principal? Recherche dont il a bien esquissé quelques principes fondamentaux. Pour terminer ce compte rendu, pour le moins aussi sélectif que le livre présenté, jetons un coup d'ceil sur l'analyse de L'Acacia de Claude Simon. Après un sévère réquisitoire contre tous ceux qui s'obstinent à maintenir en vie le nouveau roman, afin de mieux le combattre et d'ailleurs sans s'apercevoir que les nouveaux romanciers ont depuis longtemps dépassé leurs théories d'alors, on en vient au thème de la guerre, qui, d'un roman à l'autre chez Simon, incarne la débâcle, l'écrasement de tout repère social et de toute valeur établie, bref la révélation de «la part de non-humain dans l'homme» (p. 119); déshumanisation à laquelle tient tête seule l'écriture, dans la mesure où elle reconstitue précisément la débâcle, à sa manière. S'il s'agit là d'un univers guerrier qui obsède l'œuvre de Simon depuis La Route des Flandres, c'est L'Acacia qui impose à ce chaos (aisément reconnaissable de récit en récit) la structuration la plus rigoureuse, la plus significative et la plus spectaculaire (par la datation des chapitres, entre autres). Par un résumé schématique, chapitre par chapitre, Scarpetta nous montre le principe d'un contrepoint romanesque que manifeste le va-et-vient narratif d'une guerre mondiale à l'autre. Le souvenir d'une guerre récente et la reconstitution d'une guerre ancienne s'inscrivent dans un jeu d'influences réciproques, qui, sur le plan personnel, aboutissentàla conjuration d'un destin familial... par l'écriture (p. 130). Dans ses remarques sur la technique du temps suspendu, Scarpetta relève à juste titre les occurrences, très nombreuses, où les descriptions statiques suspendent le temps narratif, et surtout celles où une narration extrêmement détaillée fait durer à l'infini ce qui fut un épisode-éclair dans l'univers narré. Technique proprement simonienne qui consiste à effacer la frontière dite traditionnelle entre narration et description, conclut Scarpetta (qui vient pourtant de faire remonter cette technique à Proust - p. 133), mais ne donnons pas trop vite dans cet inventaire des formes abstraites qui ne fait que nous éloigner du texte. Ne vient-on pas d'apprendre que le destin familial, dans ce roman, se conjure par l'écriture, et n'est-ce pas précisément par son expansion démesurée que celle-ci assume sa supériorité sur le matériau, c'est-à-dire sur le souvenir 'brut' d'une débâcle?

A bien des égards, la présentation de L'Acacia me semble constituer le sommet de ce livre, tant la richesse des suggestions et la variété des aspects abordés incitent le lecteur à y aller regarder lui-même. C'est ainsi que cet essai, le plus long du livre, passe en revue la présence incontournable de la mère et le souvenir obsédant du père, les normes sociales et familiales, l'inévitable confusion de la guerre et de la sexualité... mais il revient encore et toujours aux modalités d'une narration particulièrement équivoque. On sait que le terme d'une narration qui-se-raconte est généralement dépourvu de sens, mais Scarpetta réussit parfaitement, selon la méthode qui lui est chère, à lancer le lecteur à la découverte d'un narrateur qui est d'abord simplement implicite, mais dont l'absence devient de plus en plus obsédante et qui finit par se manifester comme celui qui collecte des témoignages dont il cherche tant bien que mal à faire un tout cohérent... on aura reconnu la narration simonienne.

Side 315

II me semble toutefois que les références à l'autobiographie - oh combien à la mode! - risquent de tout embrouiller. Que le roman raconte (entre autres) les efforts d'un personnage pour reconstituer ses antécédents, soit! Mais que certains éléments fictifs rappellent - pour les initiés - la vie de Claude Simon, cela relève d'un registre tout à fait différent. Qualifier à ce titre L'Acaáa de (plus ou moins) autobiographique reviendrait à considérer l'ensemble de la littérature romanesque comme des autobiographies plus ou moins déguisées, tant il est vrai que tout romancier invente à partir de ses propres expériences. Si j'insiste un peu sur cette confusion, c'est que Scarpetta l'exploite dans sa lecture d'une scène sexuelle qui, selon toute probabilité, raconte la jouissance de la mère au moment où fut enfanté celui qui sera le narrateur... «si, dans L'Acacia, les limites ne cessent de se brouiller entre le personnage central, le narrateur et l'auteur (je vais y revenir), - alors, il est clair que Claude Simon ne fait rien d'autre ici qu'exposer, de l'intérieur, la jouissance de sa propre mère : et cela, à ma connaissance, nul autre écrivain ne l'a jamais osé» (p. 138; souligné par l'auteur). Oh que si! Tout romancier est libre dépenser à sa propre mère en inventant tel détail romanesque - même les plus savoureux, alors que la vraie transgression consisterait à faire raconter (et non : imaginer) par un JE-narrateur la jouissance de sa mère au moment de sa propre conception.

Selon l'introduction, un des propos de Scarpetta, et non le moindre, est de nous présenter notre propre époque comme le vrai âge d'or du roman. Si ce genre d'assertion est toujours à prendre avec un grain de sel, l'auteur la soutient brillamment dans cette série d'essais critiques qui éveillent la curiosité de tout lecteur - parfois une curiosité sceptique, preuve de la pertinence du propos - et qui l'incitent à y aller voir de ses propres yeux.

Université de Copenhague