Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Marie Ascarza-Wégimont : «La Porte étroite» d'André Gide : regard et parole. Centre d'Etudes Gidiennes, s.L, 1994.158 p.

Jonna Kjær

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Dans son introduction, intitulée «Un récit en marge des théories narratives», Marie Ascarza-Wégimont discute la complexité de la technique narrative de La Porte étroite. Le jeune Jérôme est le héros du récit (le je narré), tandis que le je-narrateur est le vieux Jérôme, mais la fictivité de ce dernier est floue, car il se rapproche de l'auteur Gide. En plus, l'insertion par exemple des pages du Journal d'Alissa semble interrompre son récit. Selon MA-W, Gide s'efforce d'effacer la ligne de démarcation entre fiction et réalité «sans toutefois aller jusqu'à confondre narrateur et auteur» (p. 7). La technique originale de Gide «a fait éclater le support traditionnel du récit qu'est le narrateur. Sa Porte étroite n'est ni «ouverte» ni «fermée». Elle est pour ainsi dire entrouverte. Ainsi le narrateur n'est-il ni tout à fait le fictif Jérôme ni tout à fait Gide» (p. 7-8). Et dans la conclusion, nous apprendrons que La Porte étroite «reste le chef-d'œuvre autobiographique de Gide», qui a inventé là un genre «révolutionnaire paradoxal : la confession à la fois authentique et fictive (...) à la fois vécue et fictive» (p. 145).

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De son côté, le livre de Marie Ascarza-Wégimont couvre aussi différents registres ou «voix narratives» : l'introduction présente une interprétation globale de La Porte étroite suivie d'une analyse textuelle, tandis que de nombreuses notes contiennent des citations et des commentaires concernant surtout la vie personnelle de Gide avec sa femme Madeleine. Les renseignements fournis dans ces notes parviennent d'autres textes de Gide, ainsi que d'analyses faites par ses biographes et les critiques de son oeuvre.

Par cette structure, le livre de MA-W présente donc essentiellement une analyse de texte qui confirme d'une part l'interprétation déjà donnée en introduction; d'autre part, l'analyse semble basée sur des références «hors-texte» concernant l'autobiographie et les conceptions esthétiques d'André Gide ainsi que les points de vue des critiques gidiens. L'analyse offerte par MA-W devient par là une démonstration plutôt qu'une heuristique.

Pour trouver la nature du désaccord obscur qui empêche les deux amoureux passionnés de La Porte étroite, Jérôme et Alissa, de s'entendre, MA-W présente d'abord, toujours dans son introduction, un paragraphe sur «La structure dramatique». Elle y montre que les deux héros cherchent chacun un absolu : lui la beauté absolue, elle la vertu parfaite. Les deux ont ainsi «un objectif illusoire». Jérôme souhaite la présence physique d'Alissa dans un mariage blanc, elle refuse toute forme de mariage et refuse la présence physique de Jérôme sans toutefois vouloir le perdre. «Elle veut aimer Jérôme, mais du seul amour d'absence» (p. 9). Les deux aspirent à une union purement spirituelle. Le conflit est donc double, puisqu'en opposant les deux personnages à la réalité, il les oppose aussi l'un à l'autre, ce qui fait en somme «deux conflits d'illusion». Un troisième conflit s'ajoute à cela, car Jérôme veut essentiellement être regard voyeur et voyant, afin d'atteindre dans les choses et les êtres la vision d'une beauté absolue. Alissa, de son côté, ne désire communiquer ni communier avec Jérôme que par l'intellect, c'est-à-dire par la parole et l'écriture. Comme elle redoute la présence de l'autre, Alissa écarte sans cesse Jérôme, mais l'argument ultime qu'elle brandit, celui du mysticisme religieux, est invoqué si tardivement et si tièdement qu'on ne peut guère le prendre pour une véritable ferveur religieuse. Le récit montre que l'auteur approuve l'illusion angélique de Jérôme et ses efforts de conquête tandis qu'il blâme la fuite et les feintes d'Alissa. Non seulement Gide critique l'illusion mystique d'Alissa, mais il attaque par-dessus tout l'illusion de la parole et la met en procès. Enfin, le triple affrontement fictif se complique encore par le fait que Gide y glisse un conflit autobiographique, la tension non-fictive qui existe entre lui et sa femme Madeleine.

Un paragraphe de l'introduction, sur «La structure psychologique», annonce que Jérôme finit par prendre conscience de son échec, mais qu'il refuse de capituler. Il reprend donc son vieux rêve sachant qu'il est une illusion, et : «Le camp de l'illusion poétique a donc finalement triomphé du camp ennemi, mais, il faut le dire, très modestement» (p. 12).

L'analyse de La Porte étroite (p. 15-144) est méticuleuse et suit le texte épisode par épisode, les notes donnant les nombreuses évocations des rapports du couple Gide- Madeleine. Un fil conducteur semble être pour MA-W le ressentiment que Gide aurait éprouvé contre sa femme et qui se retrouve chez le narrateur contre Alissa. Parfois, les caractéristiques du personnage d'Alissa reproduiraient, avec celles de Madeleine, aussi celles d'André Walter (dans Les Cahiers d'André Walter) et encore

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de Gide lui-même. Cependant, comme on l'aura compris, c'est aussi Jérôme qui
représente la personnalité de l'auteur Gide.

Je passe sur les passages de l'analyse qui constatent que la foi mystique d'Alissa n'est pas véritable, car tous les lecteurs de La Porte étroite le savent. Alissa elle-même en prend aussi conscience dans son Journal, c'est évident. Il est plus intéressant qu'elle découvre, dans son isolement final, qu'elle a ressenti un désir sexuel pour Jérôme et qu'elle ne comprend plus sa propre théorie de la vertu. Bref, elle ne se comprend plus elle-même («Pourquoi donc inventai-je ici la défense?»). Mais MA-W trouve cela «surprenant» (p. 53). En plus, MA-W trouve «absurde» le refus d'Alissa de se marier et conclut que : «Jusqu'à la fin du récit, ce refus reste une énigme complète» (p. 131). Pourtant, c'est MA-W elle-même qui a vu avec perspicacité ce qui n'est pas explicite dans le texte, à savoir que le mariage que peut offrir Jérôme est celui d'un mariage blanc. Dans sa compréhension (?) d'Alissa, notre critique reruse (p. 40) l'idée (défendue par la plupart des critiques) d'un traumatisme chez Alissa qui aurait été provoqué par l'inconduite de Lucile, sa mère adultère, mais ce traumatisme est pourtant cité comme un fait reconnu par MA-W, par exemple p. 44 et 51. De même, elle évoque «le goût initial d'Alissa pour un bonheur naturel» (p. 54), et elle explique très bien que «L'angélisme est l'objectif suprême de l'attaque d'Alissa. Selon elle, Jérôme aimait plus l'idée d'Alissa qu'Alissa elle-même, donc, il ne l'aime pas; il n'aime qu'une illusion. Ici elle a raison» (p. 98). Rappelons qu'Alissa aime Jérôme, ce qu'a bien vu MA-W quand elle dit par exemple : «Chaque mot de la lettre finale, sauf son «hic incipit» [i.e. «hic incipit amor Dei»], est un cri d'amour d'Alissa pour Jérôme» (p. 117). - Ces exemples tirés du texte de La Porte étroite et des commentaires de MA-W me semblent suffire pour expliquer la personnalité d'Alissa et son impossible entente avec Jérôme qu'elle essaie de satisfaire dans une sublimation de caractère mystique.

Je relève quelques endroits de l'analyse de MA-W où il est question de la répartitionde la culpabilité dans La Porte étroite. Selon MA-W, le narrateur et Gide se concertent parfois pour condamner Alissa; parfois le texte leur renvoie cependant la critique. Si MA-W semble confondre un peu partout le narrateur et l'auteur, cette confusion prend des dimensions alarmantes au chap. II intitulé «L'imposture d'Alissa dénoncée par le narrateur» : «Gide fait condamner son héroïne en termes durs par son narrateur» (p. 119). A mon avis, il s'agit là du narrateur qui ne peut pas être confondu avec l'auteur et je m'étonne qu'une note au même chapitre (!) cite la propre critique de Gide contre Jérôme, qu'il ridiculise dans son Journal (le 7 novembre1909) en le traitant de «personnage flasque» (note p. 128). Je suis gênée aussi par une confusion à la p. 51 où des paroles de Jérôme sont évaluées comme «une accusationaccablante» contre Alissa (p. 51); puisque c'est Jérôme qui les prononcent, c'est lui le responsable et l'accusation se dresse à mon avis contre lui (il s'agit de l'endroit où Jérôme décide de protéger Alissa «contre la vie» après l'esclandre de Lucile). Un autre passage chez MA-W me surprend aussi : «Comme par inadvertance, le narrateurmanifeste un réflexe de culpabilité, qui ne change peut-être pas la signification ou la structure du récit, mais qui trahit l'état d'âme de l'auteur (...) : Jérôme n'avait qu'à prendre cette Alissa qui ne résistait pas!...» (p. 131); une note commente : «Ce ne peut donc être que l'auteur qui, s'étant tenu très près de son narrateur pendant

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tout le récit et s'étant même plusieurs fois identifié à lui, craint à présent qu'on lui
reproche d'être insensible envers sa femme ou même d'être homosexuel» (p. 132).

Pour conclure, malgré bien d'autres exemples que j'aimerais encore citer, n'oublions pas que Marie Ascarza-Wégimont a choisi comme mots-clefs de son livre «Regard et Parole». Si le développement de ce thème est parfois un peu forcé, je la félicite de son effort d'abstraction qui me semble plus fructueux que son argumentation basée sur la vie privée de Gide. Une belle phrase du début de la troisième partie du livre mérite d'être citée malgré sa longueur : «... s'abîmer sans réserve dans le regard de l'autre, se plonger en silence dans ce gouffre inconnu du moi de l'autre, cela implique en vérité un acte de foi terrifiant (...); il faut qu'il [le moi] s'évanouisse comme dans l'extase mystique. Se laisser accrocher et crucifier par l'autre sans s'accrocher aux mots, c'est, pour Gide, la plus grande victoire possible, victoire de la grande illusion angélique sur la petite contre-illusion de la parole...» (p. 82). Rappelons que dans l'analyse, Jérôme est le champion du regard, Alissa celui de la parole.

Dans la conclusion du livre de MA-W, nous arrivons pour de bon à «la victoire finale mais incomplète du regard angélique et voyant», tandis que la parole est dite «l'arme suprême du mal contre la voyance, arme suprême du bien» (p. 145 et 146). Il m'est incompréhensible que MA-W puisse logiquement concilier ces méfaits de la parole avec la remarque suivante : «Gide a dit combien le frustrait le mutisme inébranlable de Madeleine face à leurs problèmes les plus intimes» (p. 146), et notre critique pense que Gide tombe lui-même dans le piège de la parole. Je n'en crois rien. Enfin, puisque «les mots tant désirés» ne sont jamais prononcés dans La Porte étroite, MA-W constate une fois de plus que : «On devine alors que l'hostilité tenace de l'auteur envers son héroïne part d'un ressentiment à l'encontre de Madeleine» (p. 146). - Pauvre Madeleine! Après la lecture du livre de Marie Ascarza-Wégimont, je suis soulagée de savoir que Gide souligne à plusieurs reprises dans Et nunc manet in te et ailleurs que Madeleine n'était pas du tout une femme comme Alissa. Mais je pense qu'il se faisait lui-même accuser dans La Porte étroite comme un (saint) Jérôme.

Université de Copenhague