Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Claire Elmquist: Rousseau. Père et Fils. Etudes Romanes de l'Université d'Odense, vol. 23. Odense University Press, Odense, 1996.277 p.

Morten Nøjgaard

Side 325

Dans sa longue lettre à Malesherbes, écrite en 1762, Rousseau décrit en ces termes le
rapport paradoxal qu'il entretenait avec les hommes :

Tout à coup un heureux hasard vint m'eclairer sur ce que j'avois à faire pour moi même, et à penser de mes semblables sur lesquels mon cœur etoit sans cesse en contradiction avec mon esprit, et que je me sentois encore porté à aimer avec tant de raisons de les haïr. (cit. CE, p. 97)

Dans ce passage clé, Rousseau formule ce qui était sans doute le problème existentiel qui, dans sa vie personnelle, primait tous les autres, et c'est l'explicitation de ce problème qui constitue le fond de la thèse de CE. En effet, on peut, je crois, résumer l'ouvrage de CE de la façon suivante.

A travers ses nombreuses pages, la thèse s'attache à poursuivre les métamorphoses d'un problème unique, mais fondamental, l'opposition entre amour de soi et amour du prochain, à travers les méandres de la pensée de Rousseau telle qu'elle se manifeste dans l'ensemble de ses écrits, à quelque genre littéraire qu'ils appartiennent. La thèse originale de l'auteur est que toutes les vacillations de Rousseau, ses tentatives incessantes, mais toutes vouées à l'échec, pour résoudre cette opposition, dérivent de la façon très particulière dont Rousseau vit, pense et écrit le rapport entre fils et père. C'est cette structure mentale, philosophique et littéraire dont CE veut montrer l'action formatrice dans toute l'œuvre de Rousseau.

On comprend dès lors qu'il est très difficile de classer cette thèse dans un tiroir académique. Il est en fait plus facile de dire ce qu'elle n'est pas, «indécision» qui convient d'ailleurs fort bien aux ouvrages de Rousseau qui sortent eux-mêmes des normes esthétiques de son temps.

Side 326

Constatons pour commencer qu'il ne s'agit pas d'une analyse littéraire. D'abord les textes considérés sont, avec les Confessions, surtout les textes philosophiques. Le seul texte «littéraire» longuement analysé est la Nouvelle Héloïse, mais CE ne s'intéresse guère à cet ouvrage en tant que roman. Son propos reste ici, comme partout dans son livre, d'analyser, de démontrer comment Rousseau représente et transforme la structure du lien filial, travail sournois qui «expliquerait» toute sa pensée.

Serait-ce une étude philosophique? On serait en droit de s'y attendre, puisque le problème fondamental à élucider est l'opposition entre amour de soi et amour du prochain. Cependant l'auteur ne prétend pas faire œuvre de philosophe; il est assez rare que CE s'engage dans un débat proprement philosophique des aspects problématiques de la pensée de Rousseau. On le regrette, car lorsqu'elle place, par exception, ceux-ci dans leur contexte philosophique (par exemple à propos de la pitié ou de la nature des animaux), elle enrichit notre compréhension des contradictions de Rousseau.

L'ouvrage de CE ne se présente pas davantage comme une étude psychologique, que ce soit dans la ligne de Charles Mauron, de Freud ou de Lacan. Le mystère qui a engagé l'auteur à se lancer dans cette recherche n'est pas de nature psychique (redécouvrir les traumatismes réprimés et sublimés de Rousseau, fils chéri et abandonné), mais de nature textuelle : il s'agit d'identifier une tournure d'esprit qui confère à tout ce qu'écrit Rousseau un caractère étrangement paradoxal et ambigu.

Ainsi, je serais, en fin de compte, porté à classer ce livre comme une explication de texte, une lecture intelligente dont l'idée féconde est de rapprocher des textes apparemment hétéroclites pour en dégager une structure oppositionnelle mentale, structure qui a trouvé son expression archétypale fort tard dans l'œuvre, à savoir dans la description, dans le ler1er livre des Confessions, du rapport de Rousseau enfant et adolescent avec Isaac, le père aimant, mais infidèle. A la p. 167, CE résume ce mécanisme mental que Rousseau transforme en principe formateur de son œuvre écrite :

Dans l'épisode de l'abandon à Annecy, un père qui est bon devient méchant dans une situation où ses intérêts et ceux de ses enfants se croisent. Il abandonne son enfant pour profiter d'un héritage. Cet enfant, Jean-Jacques, pour éviter de désirer la mort du père (père substitutif), invente une maxime : il évitera les situations où devoir et intérêt seront en conflit. En obéissant à sa maxime il parait bizarre quand il est bon.

Ce rapport familial n'est pas sans rappeler ce que la psychologie moderne appelle le «double-bind», lien contradictoire qui enferme l'enfant dans une culpabilité sans issue : quelque parti qu'il adopte, l'enfant se rendra coupable d'une faute (et passible d'une sanction) vis-à-vis de ses parents. Or, tout l'intérêt de la situation, dans le cas de Rousseau, est que chez lui celui qu'il s'agit d'emprisonner dans une telle culpabilité paradoxale, c'est le père! Pour élaborer ce conflit dans ses écrits, Rousseau adopte la stratégie des Parthes : vaincre en fuyant. Rousseau clame sa coulpe : c'est lui, l'enfant dévoyé, qui est seul et unique artisan de ses propres malheurs. Mais la «clameur» est si sournoisement formulée que toute la responsabilité des malheurs du jeune homme retombe en fait sur le père : c'est lui, le vrai coupable. Bon père, il est coupable d'avoir abandonné Jean-Jacques; mauvais père, sa faute est d'avoir trompé l'enfant en lui donnant l'illusion de son amour.

Side 327

CE n'est la première ni à déterminer cette structure ni à en relever l'importance
pour l'œuvre. Dès 1930, François Mauriac la dénonce en termes violemment
moralisateurs :

Rousseau a commis un attentat bien plus grave que le simple renversement du tribunal qui condamnait tous les crimes (...). Jean-Jacques n'a pas détruit la conscience, il l'a corrompue. II l'a dressée au mensonge et à la falsification. Et c'est seulement après s'être assuré qu'elle ne rendrait plus que des oracles favorables à sa passion qu'il a installé cette conscience avilie sur le trône même de Dieu, qu'il l'a adorée, qu'il lui a adressé des prières : «Conscience, instinct divin ...» (cit. R. Trousson: Rousseau et sa fortune littéraire, Ed. Ducros, Bordeaux, 1971, p. 198)

Les contemporains de Rousseau avaient eux aussi assez nettement pressenti cette structure équivoque; c'est ce qu'ils appelaient, en termes moralisateurs, la fausseté ou l'hypocrisie de Rousseau. Or Diderot, avec sa finesse habituelle, avait bien vu qu'il s'agissait aussi d'une rhétorique diabolique, celle précisément que CE analyse selon la formule 'père et fils' et dont le principe est similaire à celui des Parthes : attaquer en fuyant — tuer en adorant :

Je redoute le moment où un homme qui aime tant le bruit, qui connaît si peu les égards (...) publiera un tel ouvrage, surtout avec l'art qu'il a de flétrir adroitement, d'obscurcir, d'altérer, défaire suspecter plus encore en louant qu'en blâmant. (Lettre à Hume du 22 février 1768; c'est moi qui souligne)

Le procureur général de Genève, Tronchin, ne parle pas autrement quand, en 1762, il conclut son rapport sur Emile et le Contrat social avec la condamnation de ces deux livres qui montrent «le christianisme exalté et insulté tour à tour, les principes de la religion naturelle annoncés avec une lumière et une énergie majestueuses, mais scandaleusement établis sur les ruines de la religion révélée».

Ce que les contemporains, pas plus que la critique moderne, n'avaient pas vu, selon CE, c'est que ce «double-bind» détermine toutes les positions adoptées par Rousseau sur les problèmes de société. Le meilleur exemple est peut-être le Discours sur l'inégalité avec son étonnante préface qui exalte la perfection politique de la république de Genève et l'amour absolu que Rousseau a porté à son père, citoyen exemplaire de cette ville, éloge contredit par le discours lui-même, puisque Rousseau s'y acharne à démontrer la déchéance politique de tous les régimes existants et, implicitement, la fausseté de l'amour paternel, comme CE le montre fort bien à la page 164.

La méthode adoptée par l'auteur pour circonscrire le tabou psychologique qui sous-tend la pensée de Rousseau est de rapprocher des fragments textuels dégagés de leur contexte rhétorique et conceptuel pour les faire parler malgré eux. Curieusement, la méthode est justifiée par Rousseau lui-même, lorsqu'il suggère au lecteur comment connaître la vérité de son caractère (quatrième livre des Confessions); c'est au lecteur de découvrir, à travers le rapprochement de textes disparates, la vérité sur l'homme Rousseau, vérité que Rousseau lui-même est incapable d'énoncer :

Si je me chargeois du résultat et que je lui disse; tel est mon caractère, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur à moins que je ne le veuille, encore même en le voulant n'y parviendrois-je pas aisément de cette façon. Cesta lui d'assembler

Side 328

ces élémens et de déterminer l'être qu 'ils composent; le résultat doit être son ouvrage, et s'il
se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. (cit. CE, p. 63, c'est moi qui souligne)

Le problème méthodologique posé par cette démarche analytique devient évidemment celui de savoir comment il faut justifier le choix des passages à rapprocher. Comment identifier les passages clé qui révèlent les points sensibles de la pensée du philosophe, permettant de lire la structure mentale fondamentale de sa démarche intellectuelle? Pourquoi faut-il privilégier les passages illustrant le rapport au père, au détriment de ceux parlant de son rapport à la mère morte et à la mère substitutive, Mme de Warens?

Un exemple de ce genre de difficulté, les passages où Rousseau traite du problème du mal, problème éludé par Rousseau - et par CE. L'auteur semble accepter les sophismes de Rousseau, bien que ceux-ci soient tout aussi révélateurs pour le rapport au père que les passages choisis par CE. A qui la faute du destin tragique de Jean-Jacques, comme de l'état dégénéré du monde civilisé? La faute incombe-t-elle à Rousseau lui-même, c.-à-d. au mal inhérent à la nature humaine, ou à la déficience de l'amour paternel, c-à-d. aux effets pervers du processus civilisateur? On voit facilement que, par cette manière de poser le problème, Rousseau esquive la question véritable : le statut du mal. Il l'esquive sous ses deux faces : par rapport au père comme à lui-même. Cependant, à rapprocher les textes pertinents, on s'aperçoit que son astuce est d'évoquer, d'insinuer la culpabilité à propos du père, tout en la récusant catégoriquement à son propre propos. Rousseau n'a jamais fait d'acte méchant; il est exempt du mal (d'où l'importance de la notion de pureté, opposée à la souillure dans son œuvre romanesque). Cette duplicité rhétorique apparaît par exemple dans le fameux épisode du ruban volé. Or, CE semble ici excuser son auteur, prétendant que «Rousseau a menti pour être vrai» (p. 83), reproduisant ainsi, au lieu de la décortiquer dans un esprit critique, la rhétorique de Rousseau : celui-ci ment, bien sûr, pour tromper son lecteur!

La thèse et la méthode de CE risqueraient de favoriser une analyse réductrice : quel intérêt y aurait-il pour un lecteur des Discours ou du Contrat social d'apprendre que les idées révolutionnaires du philosophe se ramènent en fait à un conflit jamais résolu avec le père? Cependant un mérite essentiel de CE est précisément d'éviter une telle lecture réductrice. C'est qu'elle n'utilise pas son interprétation du rapport père-fils pour expliquerlà pensée de Rousseau, mais pour explidteries nombreux nœuds gordiens, les paradoxes philosophiques qui sous-tendent les démonstrations trompeusement logiques de Rousseau. Il apparaît dans ce livre non comme un bâtisseur de systèmes philosophiques, mais comme un penseur existentiel dont la grandeur est de regarder en face le caractère proprement intolérable des questions philosophiques, questions qu'il tâche constamment de «personnaliser», de ramener de leur abstraction pensée et raisonnée à l'épaisseur opaque dont elles se revêtent dans la réalité vécue et sentie, démarche qui le distingue essentiellement des autres philosophes éclairés.

Il est curieux de constater que CE évite les embûches réductrices de sa méthode presque malgré elle. En effet, les deux théoriciens dont elle déclare s'inspirer particulièrement, Freud et Lévi-Strauss, ont patronné les pires excès de réductions littéraires. Dans la perspective de CE, la méthode de Freud me paraît particulièrement dangereuse, car si on lit, à la lumière de Y Interprétation des rêves, les textes de Rousseau comme des rêves diurnes qui ont pour fonction d'habiller, c-à-d. de transformer pour mieux les cacher, les complexes refoulés de l'homme Jean-Jacques Rousseau, on passe

Side 329

à côté de la valeur littéraire, politique et philosophique intrinsèque, autonome, de ces «transformations» d'une substance psychique conflictuelle. L'homme Rousseau est certes un spécimen intéressant de l'espèce humaine, mais le conflit psychique qui l'oppose en le liant à son père n'a finalement rien que de très ordinaire.

Heureusement, CE se laisse rarement tromper par les sirènes freudiennes, se limitant à se référer à Freud d'une façon analogique : les textes ressemblent, dans leur structuration, à des rêves diurnes, etc. Parfois, pourtant, elle cède à la facilité de ce genre d'explication. Ainsi CE a recours à l'hypothèse du refoulement pour excuser Rousseau d'avoir abandonné ses enfants :

(...) sa pensée ici fait voir qu'en abandonnant ses enfants Jean-Jacques n'étouffait pas
consciemment l'instinct de la pitié : bloquée dans sa vie à l'égard de ses enfants, cette
pitié est intensément ressentie dans toute autre circonstance, (p. 147)

De même, il est difficile de suivre l'auteur dans son analyse du concept d'héritage, lorsqu'elle l'utilise pour justifier le prétendu caractère œdipéen du rapport de Rousseau à son père («A un niveau plus profond encore l'héritage représente la solution pour Jean-Jacques du complexe d'Œdipe, le choix de se châtrer, de renier son désir d'une femme pour ne pas s'opposer au père», p. 49), ne serait-ce que parce qu'il s'agit en fait d'un héritage maternel, auquel Rousseau ne renonce nullement, et dont il ne peut exiger le recouvrement qu'à la mort du père, ce qu'il ne manquera effectivement pas de faire. Ajoutons qu'il est particulièrement difficile de voir la pertinence de ce concept pour Emile, comme le prétend CE, p. 235. La méthode «psychologisante» de CE convient d'ailleurs mal à cet ouvrage qui ne parle pas d'êtres réels, mais de paradigmes idéologiques.

L'inspiration venant de Lévi-Strauss a été plus féconde. On voit facilement l'intérêt qu'il y aurait à rechercher le jeu des couples d'opposition qui, bien que de contenu totalement divers, parlent en fait de la même question universelle et énigmatique, par exemple l'origine du mal dans la civilisation, problème auquel il s'agit pour Rousseau de trouver une solution paralogique. Cependant, ici aussi, l'inspiration se ramène en fait à une analogie de démarche, plutôt qu'à l'adoption d'une méthode proprement dite (cf. p. 114). L'ouvrage renferme quelques tentatives d'établir des tableaux d'oppositions structurales, mais la fidélité de l'auteur à l'inspiration freudienne et à un schéma causal l'empêche de franchir le pas vers une description proprement structurale des notions de Rousseau. CE emprunte à Lévi-Strauss l'idée essentielle (et anti-freudienne) qu'il n'existe pas de version «vraie» des mythes fondateurs (p. 109), mais sans en tirer la conclusion logique : le rapport conflictuel au père ne saurait être posé comme la forme originelle de l'opposition qu'étudie CE.

Quoi qu'il en soit, il importe d'ajouter que l'attitude éclectique de CE ne fait en
réalité que servir son propos véritable, qui est d'offrir une lecture enrichissante, non
réductrice, de passages concrets dans l'œuvre du grand philosophe.

Passons maintenant au traitement que CE réserve au problème philosophique fondamental de Rousseau, l'opposition entre amour de soi et amour du prochain. Sur ce point, je trouve que la méthode psychologisante de CE la dessert. Elle a trop tendance à prendre Rousseau au mot, en se contentant de constater que cette opposition philosophique reproduit celle qui sous-tend le rapport filial. Ainsi elle évite de se poser la question de savoir si ce rapprochement constitue la seule explica-

Side 330

tion valable des positions contradictoires de Rousseau. Ne serait-il pas tout aussi légitime de la rechercher du côté des convictions religieuses de Rousseau (quitte à ramener aussi celles-ci, en dernière instance, aux conflits familiaux)? C'est un fait que la pensée de Rousseau bute constamment sur l'aspect insoluble de cette opposition. Il ne sait la «résoudre» que hors du temps, dans un présent-passé mythologique, à l'époque où régnait la pitié, rendant impossible d'infliger à autrui le moindre mal, temps auquel il n'a guère pu attribuer d'existence historique, témoin le second Discours où il qualifie lui-même ce temps d'«hypothèse».

Une des raisons pour lesquelles la pensée de Rousseau reste enfermée dans l'opposition amour de soi - amour du prochain est sans doute qu'à la manière des penseurs sécularisés de son siècle, il en conçoit les deux termes comme des absolus, comme des entités autonomes, conceptuellement bien délimitées, ou bien comme des apriori innés. On dirait que Rousseau ne veut pas voir que ces deux qualités sont en fait relatives, et qu'elles n'ont de sens moral que rapportées à des situations concrètes. Elles concordent ou divergent plus ou moins, c'est selon.

Cet aveuglement est d'autant plus étrange que la grande maxime morale de Rousseau
repose précisément sur un raisonnement relatif et donc quantitatif:

J'en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peutêtre d'usage (utile) dans la pratique, d'éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent nôtre bien dans le mal d'autrui (...). (1er livre des Confessions, cit. CE, p. 41)

La nature quantitative de cette morale de la fuite est explicitée dans la forme que
Rousseau lui donne dans le second Discours :

Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible, (cit. CE, p. 149) La formule illustre aussi le caractère insolublement ambigu de sa pensée sur le mal : il faut éviter le mal, et Rousseau nous explique comment. Seulement on ne peut l'éviter que jusqu'à un certain point. Ainsi l'innocence réclamée par Rousseau pour son propre compte est indirectement dévoilée comme un leurre.

Comment expliquer ces contradictions, cet aveuglement? Rousseau sait d'expérience que l'opposition amour de soi - amour du prochain est relative, quantitative, mais il reste trop influencé par le contexte rationaliste pour pouvoir penser cette relativité. Sur ce point, CE ne nous aide pas, voir par exemple les réflexions trop courtes de la p. 45, qui ne font que reproduire les formules de Rousseau. A mon avis, une explication de la contradiction serait justement à chercher dans le caractère sécularisé de la pensée religieuse (déiste) de Rousseau : il est incapable de penser une relation incarnée, historique avec Dieu - celui-ci étant significativement absent de la version de Rousseau du Paradis originel. Or, le propre d'une telle relation est d'être soumise aux variations du temps : elle est relative et quantitative. Comme Rousseau localise les deux termes de l'opposition dans l'homme, il ne peut en considérer la relativité sans tomber dans un matérialisme quantitatif, qu'il a en horreur.

11 me semble très difficile de voir en quoi le rapport au père biologique pourrait servir à nous éclairer sur ce problème religieux (pour ne pas dire à l'expliquer causalement). C'est faute d'avoir approfondi cet aspect de la pensée de Rousseau que CE n'arrive pas à rendre compte de l'ambiguïté de la Nouvelle Héloïse... Dans cette œuvre,

Side 331

Rousseau semble revenir à la solution traditionnelle, chrétienne : il n'y a qu'un seul amour véritable, l'amour de Dieu, dont dérive toute autre forme d'amour, position qui lève la contradiction philosophique, mais non le caractère conflictuel et existentiel de l'opposition. En fait, dans la réalité des personnages, la solution se révèle factice et contradictoire. L'amour de Dieu prôné par Julie n'est pas de sa part un don actif de soi, c.-à-d. un vrai acte de foi, mais une soumission aveugle, un anéantissement, sans véritable repentir. C'est encore une forme de la fuite de Rousseau devant le mal. Ainsi la soumission de Julie à Dieu ne justifie nullement qu'elle renonce à Saint-Preux (comme le voudraient le penseur Rousseau et son exégète CE). Les raisons invoquées dans le roman sont uniquement psychologiques et sociales. Elles n'émanent pas du commandement divin, dont le message serait univoque, selon une théologie catholique stricte : si on a volontairement et dans un but d'union éternelle eu un rapport charnel avec un homme, on est marié défait. Le lien, postulé par CE, entre l'histoire de Julie et l'abandon à Annecy me paraît des plus ténus.

Il est logique que l'optique appliquée par CE, le rapport fils- père, n'éclaire pas non plus vraiment la question si controversée de la culpabilité de Rousseau, notamment dans l'affaire restée obscure de l'abandon des enfants. Comment interpréter les déclarations contradictoires de Rousseau à ce sujet? Sa faute est ici indiscutable - comme CE l'admet indirectement p. 142, tout en cherchant étrangement à excuser son auteur - mais non assumée, comme le montre cruellement le passage embrouillé du premier livre des Confessions cité àla page 119. Il me semble que, sur ce point, la méthode de CE, qui consiste à ramener tous les passages étudiés à la matière conflictuelle condensée dans l'épisode de l'abandon à Annecy, la dessert. Abusée sans doute par la ressemblance toute matérielle du phénomène d'abandon dans les deux cas, CE passe à côté de la véritable signification de l'abandon des enfants, qui, à mon sens, ne fait pas que reproduire simplement l'abandon du jeune Jean-Jacques par son père. Utilisant le procédé même de CE, le rapprochement de passages apparemment sans lien, il me semble fort probable que la vraie raison de l'abandon des enfants transparaît dans le passage du premier Discours cité p. 135 : Rousseau veut être un vrai écrivain et refuse donc de gagner sa vie (comme il aurait facilement pu le faire) en «rabaissant son génie au niveau de son siècle». Voilà pourquoi le sacrifice des enfants est nécessaire. Aurait-il assumé la charge matérielle d'élever ses enfants qu'il n'aurait jamais pu réaliser son œuvre. Ainsi s'explique l'ambiguïté indéracinable des déclarations de Rousseau : il se sent coupable, mais est incapable de se reconnaître coupable. L'opacité de son autojustification transparaît par exemple dans le passage des Confessions cité p. 122 :

(...) en livrant mes enfans à l'éducation publique faute de pouvoir les élever moimême
(...), je crus faire un acte de Citoyen et de père, et je me regardai comme un
membre de la République de Platon.

Il est étrange que CE parle à propos de ce passage si étonnamment obscur de la sincérité de Rousseau. Sans doute se dit-il et se croit-il sincère, mais l'horreur de la faute lui bloque l'accès à sa propre «sincérité». CE excuse son auteur en prétendant que la «voix intérieure s'est fait entendre trop tard» (p. 122) : est-ce vraiment l'«instinct divin» de la conscience qui se fait voix ici, comme CE le suggère aussi p. 147 et 257?

Si l'on devait conduire cette analyse à son terme, il faudrait bien sûr ramener
l'ambiguïté de la notion de culpabilité à la position de Rousseau sur l'inexistence du

Side 332

péché originel, c.-à-d. au mystère de l'origine du mal. Revenons un instant à la «grande maxime morale». Rousseau veut y éliminer la notion de péché, de faute de nature, en renvoyant la responsabilité des fautes incontestablement commises à une faiblesse toute contingente, déclenchée par une situation sociale malheureuse. Or, à réfléchir non quantitativement, mais selon les principes de l'éthique, qui ne voit que la maxime est logée sur un trou béant : où pourrait-on loger Xorigine de cette faiblesse de l'homme qui succomberait sans le vouloir aux tentations de la situation? Il est curieux de constater que, dès les premières lignes des Confessions (citées p. 13), Rousseau a inscrit ces hésitations sur l'origine du mal dans son œuvre :

Dix mois après, je naquis infirme et malade; je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance
fut le premier de mes malheurs.

Jean-Jacques a tué sa mère : péché originel, dans lequel la volonté n'intervient
précisément pas - ce fut un malheur : Rousseau n'a aucune faute.

Il est dommage que CE n'ait pas cherché à intégrer ce genre de problèmes philosophiques dans son analyse des contradictions intrinsèques de la pensée de Rousseau, ce qui lui aurait permis de dépasser les limites qu'elle s'impose par son approche «psychologisante». J'ajoute que son ouvrage contient déjà en germe bien des éléments d'une telle étude. Ainsi elle cite à la page 260 un passage révélateur de la lettre à Beaumont dans lequel Rousseau s'évertue à réduire la faute d'Adam à une «faute des plus légères», une sorte d'accident de route (cf. la grande maxime morale). En fait, c'est ce genre d'interprétations trompeuses qui éclairent les réflexions curieuses de Rousseau sur la liberté (cf. CE, p. 203 ss), réflexions qui aboutissent à poser la mort de Dieu comme un présupposé nécessaire à la réalisation de la liberté sur terre. On voit facilement comment on pourrait relier cette attitude au schéma de CE, puisque la mort de Dieu équivaut, pour Rousseau, à la mort de toutes les figures de père : père, maître, riche, roi, Dieu.

On le voit, l'ouvrage de CE est extrêmement riche; la perspective dans laquelle elle aborde quelques-uns des textes les plus fameux de Rousseau est originale et féconde. Son étude jette une lumière neuve sur bien des problèmes posés par le grand philosophe. Ses analyses subtiles montrent une connaissance approfondie de l'ensemble de cette oeuvre immense et elles intègrent, avec un sens critique très juste, les résultats des études critiques qui importent à sa thèse. Je ne doute pas qu'à l'avenir, la critique rousseauiste s'inspirera obligatoirement de la façon si neuve avec laquelle CE pose le rapport conflictuel père-fils comme le schème fondateur de la pensée de Rousseau.

Université d'Odense