Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Les valeurs de vérité de l'interprétation

par

Eric Mouzat

Merci à Christine Panissod
et à Michel Chambreuil

1. Principes initiaux

1.1. Premier principe.

Nous partons du principe que l'interprétation d'un énoncé est. représentée
par certaines opérations :

- puiser, ordonner, hiérarchiser, mettre en relation des informations pour
bâtir des cartes ou tableaux où ces informations sont collectées.

* certaines informations sont puisées dans le discours lui-même
(énoncé en cours)

* certaines informations sont puisées dans les énoncés précédents :
ceci renvoie à la notion d'analyse dynamique présentée par Kleiber
(1994))

* certaines informations sont puisées hors du discours. Il s'agit
d'informations contextuelles.

- attribuer aux énoncés, aux discours, une valeur de vérité.

- attribuer au locuteur une intention à travers l'analyse de son discours.

Le premier et le troisième point évoqués ci-dessus ne sont pas du propos de
cet article. C'est le deuxième qui constituera le sujet de la présente réflexion.

1.2. Second principe.

Il y a un certain nombre de mots dans les langues naturelles qui fonctionnent
comme des connecteurs de la logique mathématique. Nous les appellerons
des «opérateurs-connecteurs» ou plus simplement «opérateurs». Nous en

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établirons un relevé et analyserons sommairement leur incidence sur le
calcul des valeurs de vérité des discours.

1.3. Troisième principe.

Pour attribuer une valeur de vérité à un discours (en vue d'élaborer une
réponse linguistique ou non linguistique), l'interlocuteur (c'est-à-dire le
récepteur de l'énoncé qui l'interprète) utilise plusieurs éléments :

- il analyse les relations qui se sont établies à l'intérieur de son tableau
d'interprétation

- il compare mentalement le tableau d'analyse du discours avec l'image du monde qu'il s'est créé au cours de son histoire personnelle, et l'image du monde qui se déroule sous ses yeux au moment de l'interprétation. Grâce à cela, il lui est possible d'attribuer au discours une valeur de vérité.

Compte tenu de ces éléments, il lui est possible de déduire une intention du locuteur (Nous pouvons remarquer que d'autres éléments sont pertinents à ce moment du processus : la gestuelle, les attitudes, les intonations, les mimiques...). L'adéquation ou l'inadéquation entre le contenu du tableau interprétatif, la valeur de vérité et l'intention rend la réponse possible.

Le tableau interprétatif du discours s'organise à trois niveaux :

- le premier niveau est celui de la déconstruction du discours en éléments
constitutifs :
* relevé d'entités pertinentes et analysables
* relevé d'opérations et de relations entre ces entités

- le second niveau est celui de la reconstruction du discours :
* mise en relation des entités
* mise en relation des relations elles-mêmes

- le troisième niveau est celui de la mise en relation des constituants internes
du tableau avec l'extérieur :
* prise en compte et mise en relation avec le/les discours antérieur(s)
* prise en compte du contexte extralinguistique (opérations de sélections
d'éléments pertinents, analyse de ces éléments...)

Dans la réflexion présente, nous nous intéresserons essentiellement au
tableau interpétatif d'un point de vue interne.

Dans un premier temps, nous discuterons du nombre de valeurs de vérité nécessaires à la prise en compte des exigences linguistiques. Nous donnerons ensuite l'idée de ce que peut être un relevé des relations-opérateurs, et nous présenterons leur champ d'application. Enfin nous donnerons les principes qui gouvernent leur intervention dans l'attribution de valeurs de vérité, à l'état isolé ou en combinaison.

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Nous ne pouvons prétendre ici à l'exhaustivité. Notre but est essentiellement de montrer que le phénomène est complexe, et que nous commençons tout juste à entrevoir cette complexité. Actuellement, de nombreux chercheurs, avec des outils et des objectifs différents s'attaquent au problème. Nous ne pouvons les concurrencer ici.

2. Combien de valeurs de vérité?

La logique adopte diverses attitudes pour l'attribution de valeurs de vérité.
En voici quelques-unes1 :

2.1. Logique à deux valeurs de vérité (logique bivalente).

1 ou 0, Vrai ou Faux, sont les deux valeurs de vérité de la logique traditionnelle. Une proposition p peut être «vraie» ou «fausse». Il y a quatre opérateurs de base qui permettent de connecter les propositions entre elles de manière à former des expressions dont il est possible de prédire la valeur de vérité. Celle-ci dépend des valeurs de vérité des propositions constitutives et des connecteurs utilisés. Des tables de vérité existent pour les connecteurs de base. Ainsi, le valeur d'une expression complexe est toujours calculable et prédictible. A titre d'illustration, nous pouvons proposer l'exemple suivant :

Soient :

p, q : deux propositions
&, non : deux connecteurs
l'expression «non(p&q)>>

la valeur de vérité de cette expression peut se calculer grâce à une table de
vérité :


DIVL3939

Donc, l'expression «non(p&q)» aura les valeurs de vérité V ou F de la quatrième
colonne en fonction des conditions décrites dans les colonnes 1 et 2.

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2.2. Les logiques plurivalentes.

2.2.1. La logique trivalente.

Elle a été introduite par Lukasiewicz (1920). La nécessité d'introduire une
troisième valeur de vérité (notée Vi) est apparue quand Lukasiewicz a examiné
les principes qui gouvernent les propositions modales :

«il est possible que p», noté Op

A titre d'exemple, si l'on établit la table de vérité de Op dans un système
bivalent, on obtient :


DIVL3959

Dans ce tableau, «?» signifie «est indécidable». En effet ceci n'est pas surprenant intuitivement : Si «p» représente la proposition «cet arbre est un pommier» et que «p» est vrai, c'est à dire qu'il s'agit effectivement que l'arbre que je montre est un pommier, il en va autrement de «il est possible que cet arbre est un pommier».

Or en retenant une valeur de vérité médiane entre le «vrai» et le «faux», on peut alors prendre en compte les opérateurs modaux et, donc, leur influence sur la valeur de vérité des expressions où elles apparaissent. Ainsi, quand «p» est vrai, le système peut attribuer à Op cette valeur intermédiaire :


DIVL3961

2.2.2. Calcul à un nombre infini de valeurs de vérité.

Intuitivement certains logiciens modernes ont éprouvé le besoin de prendre en compte le fait qu'un résultat de calcul de vérité n'était pas toujours déterminable avec précision. Ils ont alors créé des systèmes prévoyant une infinité de valeurs de vérité pour les propositions et leurs combinaisons, dans ces systèmes les calculs de vérité sont donnés par des lois. Ainsi (les valeurs de vérité étant notées par des fractions comprises entre 0 et 1), nous avons :

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DIVL3970

II existe aussi des logiques qui ont intégré le calcul probabilitaire pour l'attributiondes
valeurs de vérité. Pour plus d'informations, on peut consulter par
exemple Blanche( 1968).

2.3. Les logiques affaiblies : la logique affaiblie de Heyting.

Ce système part du principe qu'on doit distinguer entre la simple fausseté (non existence) et Y absurdité (impossibilité d'existence). L'absurde, comme valeur de vérité, devient alors le contraire logique de la valeur de vérité du possible (le non contradictoire). Ce système conduit ainsi à ouvrir l'éventail des modalités :


DIVL3981

Heyting a réécrit l'axiomatique complète de ce système. Elle comporte
onze axiomes et quatre notions indéfinissables : non(~), et(&), ou(v),

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si...alors(=>). Le sens de ces quatre notions n'est pas exactement le même
que dans la logique traditionnelle.

2.4. Quelles valeurs de vérité pour une analyse sémantique linguistique?

Il est bien évident que l'interprétation d'un énoncé ne peut se suffire de deux
valeurs, le vrai d'un côté, le faux de l'autre.

En effet, en langue naturelle, outre des énoncés clairement vrais (dans mon
univers de croyance Uo et dans mon monde m0 de ce qui est pour moi - voir
Martin (1992)),te1:

(1) Le lecteur de cet article est en train de lire un exemple

et des énoncés clairement faux (selon les mêmes conditions) tel

(2) II a neigé le 13 février 1995 à Clermont-Ferrand

il y a des énoncés dont on ne peut (plus ou moins nettement d'ailleurs) déterminer la validité grâce à «Vrai» ou «Faux». Nous les dirons possibles, qu'ils le soient plus ou moins. Par exemple, relativement à Uo et motels que nous les avons définis précédemment, (3) entrent dans cette catégorie :

(3) On guérira le SIDA dans quelques années
[(3) est prononcé en décembre 1995]

De plus, la distinction entre des énoncés simplement faux et des énoncés impossibles ou absurdes (ne serait-ce que pour faire le pendant du possible) semble intuitivement nécessaire pour une interprétation convenable de tous les énoncés.

Considérons en effet :

(4) il neige le 13 février 1995 à Clermont-Ferrand
(5) le Soleil tourne autour de la Terre

Si l'on se place dans la perspective de l'univers tel que nous le connaissons, il est établi que (4) et (5) ne sont vrais ni l'un ni l'autre. Cependant, il n'échappera à aucun locuteur du français que l'un des deux énoncés est impossible, absurde, alors que l'autre aurait très bien pu se produire sans être absurde d'aucune façon. Il ne semble pas exagéré de considérer qu'au moment de l'interprétation, la distinction se fasse entre un énoncé faux mais possible et un énoncé faux et absurde.

On opposera donc (dans l'univers actuel) :

(6) J'ai gagné une fortune au loto

(7) Le bois est un gaz fréquent dans l'atmosphère terrestre

Quoique (6) soit faux et que, préalablement au tirage auquel je fais référence,
la probabilité de gain fût quasi nulle, (6) n'est pas absurde. (7) l'est.

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Nous considérerons désormais que toutes les analyses se font dans l'univers
actuel, tel que le locuteur qui produit les énoncés le perçoit et selon le
monde m0 de ce qui est pour lui.

Nous pouvons donc retenir quatre valeurs de vérité pour l'interprétation des énoncés. Il peut en outre sembler intéressant d'imaginer que ces valeurs ne sont pas fixes et déterminées une bonne fois pour toutes. Nous gagnerons à les imaginer sujettes à modulations éventuelles. En effet, un énoncé peut être (en vertu du contexte linguistique et/ou extralinguistique) plus ou moins vrai, plus ou moins absurde, plus ou moins possible, plus ou moins faux. Deux pistes sont possibles :

- soit nous envisageons ces valeurs comme fixes, mais potentiellement
variables si le contexte l'impose;

- soit nous les envisageons a priori variable. Ainsi nous aurions :


DIVL4026

DIVL4028

DIVL4030

DIVL4032

Dans le second cas, nous considérerons que ces valeurs sont des notions relatives. Elles comporteront une partie fixe (un noyau indivisible et intègre de vérité, de fausseté, d'absurdité, de possibilité) suffisante la,plupart du temps lors de l'opération d'interprétation, et une partie variable, évaluable et évaluée par celui qui interprète si le besoin s'en fait sentir.

Jusqu'à présent nous avons considéré que l'attribution d'une valeur de vérité était possible pour une proposition correspondant à un énoncé complet, c'est-à-dire pour une entité indivisible p, q ou r, de nature aussi variée que:

- j écris

- le 25 août 1962 est un lundi.

- la souris mange du fromage.

- la souris mange du fromage dans le garage.

- la souris Jacqueline mange du gruyère à neuf heures, ce 19 juillet 1995 à
Paris, rue de Vaugirard.

Or, le contenu informationnel est manifestement très différent d'un énoncé à l'autre. C'est pourquoi nous abandonnerons désormais cette notion de proposition pour l'analyse sémantique des énoncés linguistiques. Nous considérerons que ceux-ci sont constitués d'objets de type prédicatif qui seront chacun porteur d'une valeur de vérité. La valeur de l'énoncé dépendra donc des valeurs de ses prédicats constitutifs, des relations entre ces prédicats, et d'autres facteurs éventuels comme l'influence d'une relation sur le prédicat lui-même (négation, par exemple).

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Ainsi :

(8) le 13 février 1962 est un lundi

sera analysé comme suit :

-prédicat : «être un lundi» : noté «L»

- argument : «le 13 février 1962» : noté «a»

Chaque prédicat possède intrinsèquement une valeur de vérité. Tant que le
prédicat n'est pas activé par un ou des arguments, sa valeur de vérité sera, par
exemple, P (possible). Ainsi la formule L(x) sera noté dans ce système :


DIVL4062

- où la deuxième place du couple représente la valeur de vérité de la formule
de la première place. Cette formule note l'état latent d'un prédicat susceptible
d'être actualisé.

Dès que «x» prend une valeur, la validité de la formule s'en trouve affectée. Si
nous reprenons l'exemple (8), nous aurons donc :

Soit (8') l'écriture formulaire de (8) :

(8')


DIVL4072

II y a un certain nombre de paramètres dont il semble intuitivement que
nous ayons besoin pour représenter les énoncés : le temps et le lieu. Ainsi,
pour:

(9) Ravaillac a tué Henri IV à Paris

La représentation de l'énoncé sera :

(91)


DIVL4082

Le fait que nous puissions décider que cet objet complexe est vrai vient du fait qu'en comparant chacun de ses éléments constitutifs avec ce que nous percevons de la réalité (ou de ce que nous croyons être la réalité), ils coïncident avec elle.

Si nous avions :

( 10) Ravaillac a tué Henri IV sur la Lune

nous aurions alors :

(10')


DIVL4094

La valeur choisie est «A» (absurde), car notre connaissance du monde est
telle que nous trouvons saugrenue la présence de l'un et/ou de l'autre sur la
Lune. De même :

(11) Ravaillac a tué Henri IV à Paris àlO heures du matin

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sera analysé en :

(111)


DIVL4102

car aucun élément entre crochets n'apparaît absurde ou faux à l'interprétant potentiel que je suis. J'ignore seulement si l'événement décrit a eu lieu à 10 heures (mes compétences encyclopédiques sont nettement insuffisantes pour en décider), mais c'est raisonnablement possible. C'est en cet endroit que nous devons faire intervenir la notion de variabilité de la valeur de vérité. En effet, pour moi, il est également possible, et simplement possible, que l'événement se soit déroulé à 10 heures, à 11 heures ou à trois heures de l'après-midi. Cependant, compte tenu du peu que je sais de l'Histoire de France (par rapport à un historien), il ne m'est pas possible de déterminer si 20 heures ou 2 heures du matin serait une meilleure heure, mais je crois plus possible que la pleine journée soit l'heure idéale (je crois savoir que le régicide s'est déroulé dans la rue, de jour, au moment où Henri IV traversait Paris). Pourtant il m'est bien impossible de décider que 22 heures soit faux ou absurde.

Cette heure est moins probable qu'une autre, et dans l'objet complexe
représentant la formule où le prédicat apparaît, je préférerai sûrement «P-«,
plutôt que «P» ou «P+» si mes connaissances historiques étaient meilleures.

De plus, il y a un autre point important de l'interprétation qui en fait une science de l'humainement variable : la valeur de vérité d'une formule où un prédicat apparaît ne dépend pas seulement de la nature de ses arguments ni de ses paramètres, mais aussi de circonstances extérieures comme l'intention de celui qui parle (le locuteur) d'éléments contextuels externes (univers satirique d'un journal, d'une émission radiophonique humoristique, monde potentiel d'un univers de croyance - dessin animé, par exemple) ou de compétences de celui qui interprète (l'interlocuteur).

Ainsi :

( 12) quelqu'un a tué Henri IV

pourra se représenter comme :

(12')


DIVL4118

ou

(12»)


DIVL4124

avec « »:un espace libre non spécifié dans la représentation de la formule.
En effet, à strictement parler, (12) est vrai, mais dans certains contextes

( 12) ne prendra une valeur de vérité autre que «P» qu'à partir du moment où

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«x» sera spécifié. Dans ce cas, (111) équivaut à l'état latent du prédicat en
instance d'utilisation :

(12'")


DIVL4132

D'ailleurs il n'y a pas une valeur de vérité pour (11), mais il semble plus raisonnable de penser qu'un interlocuteur de (11 ) dans un contexte particulier attribuera une valeur à (11). On s'en convaincra en examinant les situations suivantes :

Situation 1: l'interlocuteur est un historien spécialiste de la vie d'Henri IV.
(11) lui est dit dans un cadre professionnel par un autre
spécialiste de cette période.

Situation 2: l'interlocuteur est un professeur d'histoire-géographie de collège, plus géographe qu 'historien, et plutôt bien au point sur la période révolutionnaire. Il entend (11) de la bouche d'un de ses collègues, professeur de sciences naturelles en salle des professeurs au collège. Le locuteur croit s'en souvenir.

Situation 3: l'interlocuteur est un linguiste plutôt moyennement informé des affaires d'Henri IV. Le locuteur est sa femme, médecin, dont les souvenirs scolaires sont diffus en histoire, et l'interlocuteur s'en est aperçu déjà plusieurs fois. Le locuteur prononce (11) lors d'un jeu en famille du type Trivial Pursuit.

Supposons en outre que 10 heures soit l'heure exacte du régicide.

Dans la première situation, il est fort probable que la valeur de vérité attribuée lors de l'interprétation sera «V» ou «V+» si l'interlocuteur est strictement sûr de l'information et de sa précision. Dans ce cas, la part variable de la valeur de vérité n'aura pas de raison d'être activée par l'interlocuteur.

Dans la seconde, la valeur sera «P» pour la partie fixe, et une le complément sera du type d'une évaluation probabilitaire pour la part variable. Cette évaluation fera probablement appel à de nombreux critères contextuels comme :

- les connaissances de l'interlocuteur

- l'estime de l'interlocuteur pour le locuteur
- des facteurs psychologiques variés.

Dans la troisième, elle sera aussi peut-être «P» pour la partie fixe, mais, compte tenu du contexte et de ce que la situation nous a appris, il y a fort à parier que l'évaluation probabilitaire (rendue nécessaire entre autres part le contexte du jeu) ne sera pas la même que dans la situation 2. Il faut l'envisager ici à la baisse par rapport à la seconde situation.

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De même on pourrait imaginer des contextes où l'interprétation serait différente, et où, par exemple, la valeur de vérité attribuée par l'interlocuteur serait «F». Il suffit pour cela que l'interlocuteur, en dépit de la vérité historique croit fermement que c'est Charlemagne qui ait fait le coup, ou que le régicide ait eu lieu à Nantes, à 16 heures.

Ceci étant, nous retiendrons de la logique de Heyting les quatre valeurs :

-Vrai

-Faux

- Possible

- Absurde (impossible)

et nous supposerons que, selon les besoins de l'interlocuteur à ces valeurs
élémentaires pourra s'ajouter une partie variable, évaluée par exemple en
termes probabilitaires.

3. Quelques opérateurs de l'interprétation sémantique linguistique

3.1. Relevé de quelques opérateurs.

Parmi les opérateurs qui établissent des relations entre les objets de l'analyse sémantique, tous ne fonctionnent pas de la même façon. Ainsi un classement est possible selon le champ d'action de ces opérateurs. Le champ d'action est représenté par les éléments qu'ils mettent en relation. Nous pouvons distinguer

3.1.1. Les opérateurs agissant sur un objet.

- la négation : notée «~»

soit par exemple :

(13) Jean ne mange pas une pomme

(13')


DIVL4191

Nous pouvons remarquer que la valeur de vérité n'est pas forcément «F» dans une formule issue d'un énoncé négatif. En effet, nier un prédicat n'est pas considérer obligatoirement que le prédicat non nié soit vrai. De nombreuses stratégies de l'emploi de la négation pourraient le montrer. On s'en convaincra avec un exemple :

(14) Ce magnifique sprinter ne court pas, il yole. Il ne vole pas, il survole la
course.

Nous pouvons trouver la démonstration de ceci dans Moeschler (1994).

- les modalités : la possibilité(O) ou la nécessité(_)
Soient par exemple :

Side 210

(15) II est possible que Jean mange une pomme

(151)


DIVL4205

(16) Jean est obligé de manger une pomme

(161)


DIVL4211

II faut se méfier de confondre la valeur de vérité «P» (possible) et l'opérateur agissant sur un prédicat «0». Certes l'application d'opérateurs du type 0 ou _ influence l'interprétant dans le choix d'une valeur de vérité. Cependant la présence de ces opérateurs n'est que la volonté du locuteur d'influencer l'interlocuteur quant à l'attribution d'une valeur de vérité. En (151) «X» n'évalue pas «Jean mange une pomme» mais l'énoncé entier. Ainsi «X» peut prendre la valeur «A» (absurde) si, par exemple, Jean est un poisson rouge de mon aquarium est que je le juge incapable d'une telle action.

3.1.2. Les opérateurs agissant sur deux objets ou plus.

- la condition : «si... alors» : notée «=>»

Soit par exemple :

(17) Si Eric ne finit pas sa soupe, je le punis

(171)


DIVL4228

et

Pu commence àY

XI et X2 entrent dans une relation particulière à cause de «=>», et dans la réalité de l'usage linguistique de telles formules, Y est présupposé (éléments contextuels particuliers entre le locuteur et l'interlocuteur) ou exprimé linguistiquement.

- la conjonction : «et» : notée «&»

- la disjonction : «ou» : notée «v»

Il est clair que ces deux opérateurs n'ont probablement rien à voir avec les
connecteurs de la logique bivalente. De nombreux exemples en langue
naturelle le montrent. On peut citer, par exemple :

(18) II sort les clefs de sa poche et ouvre la porte : «et» temporel

(19) Le maillot de l'équipe de Nantes est vert et jaune

(20) Le maillot de l'équipe de Nantes est vert et le maillot de l'équipe de Nantes
est jaune

(21) Le ballon est rouge ou vert

(22) Monsieur ou Madame Dupond peuvent signer ce chèque
[les deux à la fois peuvent aussi le signer}

- egalite ou equivalence de predicats: «=»

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Soit, par exemple :

(23) Je le gronde, c'est comme si je soufflais dans un violon

(231)


DIVL4258

Il est probable, dans ce cas que la valeur de vérité résultante sera V si XI = X2

- opérateurs temporels :

depuis que

jusqu'à ce que
quand

aussitôt que
avant que
après que

dès que

aussi longtemps que

etc.

3.1.3. Opérateurs agissant sur des objets.

On peut citer parmi eux les quantificateurs. Par exemple :
il y a des, il existe : noté habituellement : 3
tous les : noté : V

peu de

la plupart des
etc.

3.1.4. Opérateurs agissant sur des opérateurs.

presque

à peu près

divers adverbes de phrase par exemple

3.2. Champ d'application des opérateurs.

Supposons qu'une des opérations réalisées par l'interlocuteur lors de l'interprétation d'un énoncé consiste à exprimer le discours au moyen de divers objets. Nous l'avons déjà évoqué, parmi ces objets il y en a de diverses natures :

- des entités : chien, chat, Jean, Agnès, Sophie, Marie...

- des prédicats : être d'accord avec, jouer à, tomber dans, être amoureux de...
- des operateurs

Les operateurs sont des objets qui:
- établissent des relations entre prédicats
- établissent des relations entre objets
- établissent des relations entre opérateurs

- agissent sur (modifient) le sens d'autres éléments.

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Soit:

(24) Jean est l'ami d'Eric et Jean invite Eric.

On a:

(24')


DIVL4319

La vérité de (24) est fonction des vérités de chacune des parties constitutives
de l'énoncé mises en relation par l'opérateur &.

Ainsi (24) sera V ssi :


DIVL4325

et


DIVL4329

Nous pouvons noter que des deux prédicats que nous avons choisis pour
l'exemple (24), l'un accepte une valeur de vérité variable (on peut être + ou

- l'ami de quelqu'un, il peut être quasiment vrai qu'on soit l'ami de quelqu'un),
l'autre suppose une valeur de vérité fixe (du moins pour la valeur
«vrai»).

Pour (24) si l'une des deux valeurs «XI» ou «X2» est autre que «vrai», la
valeur résultante pour l'énoncé complet en sera affectée.

Considérons que pour [Ami(Jea,Er), TPS, _, XI ] la valeur de XI soit F ou A. Dans ce cas, l'interlocuteur jugera différemment l'énoncé complet selon que [Inv(Jea,Er), TPS, _, X2] sera V, F, A, ou P. De plus le degré dans la valeur risque d'influencer le résultat final. A titre indicatif, nous pouvons imaginer les cas suivants parmi l'infinie richesse des variations possibles :


DIVL4355

En (i), il est clair que selon le raisonnement de la logique mathématique
l'énoncé sera faux, et strictement faux. Ici, il en va tout autrement. Certes
l'énoncé ne sera pas vrai pour l'interloteur, il ne sera pas non plus faux. Il

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risque, selon des circonstances du contexte dénonciation, de le considérer comme +/- V ou +/- F, partiellement F ou V, de telle sorte qu'il risque de toujours faire la distinction entre les constituants de l'énoncé et d'organiser sa réponse selon une perspective particulière.

En (ii), le raisonnement de la logique mathématique sera respecté.

En (iii), la présence d'une composante absurde dans un ensemble risque de rejaillir sur celui-ci. Ainsi, il y a beaucoup de chance qu'un interlocuteur considère l'énoncé comme absurde. Si, par exemple, la raison de l'absurdité de l'invitation est que Jean ou Eric soit mort, l'énoncé complet devient absurde, mais sans doute moins absurde que le fait que Jean soit l'ami d'Eric, (si, bien sûr, Jean avait été l'ami d'Eric avant le décès de celui-ci) car l'interlocuteur risque de répondre : «C'est idiot, Jean était l'ami d'Eric, tu sais bien qu'Eric est mort cet été». Ainsi l'absurdité ne porte pas sur l'amitié, ni sur la possibilité que Jean aurait pu inviter Eric, mais sur la simple non prise en considération que ni l'amitié ni l'invitation ne sont possibles actuellement. Ce qui est en cause c'est plus le monde selon lequel l'interprétation a lieu (monde m0 de ce qui est pour l'interlocuteur) que l'examen strict et systématique des valeurs de vérité des constituants de l'énoncé. Nous pouvons aussi noter que le raisonnement serait légèrement différent si la fausseté de l'amitié entre Eric et Jean avait une autre cause que le décès de l'un ou de l'autre, et si c'était, par exemple, que Jean et Eric n'ont jamais été amis parce qu'ils ne s'appréciaient pas assez pour cela. On voit donc que le problème de l'attribution d'une valeur de vérité lors de l'interprétation est un phénomène d'une complexité remarquable, et que dans un article nous ne pouvons guère dépasser le stade du simple constat de cette extraordinaire complexité.

en (iv), en l'absence d'un contexte plus précis, il est difficile de trancher exactement sur la valeur de l'énoncé complet. Celui-ci risque d'être la plupart du temps jugé indécidable ou même absurde par un interlocuteur. Si celui-ci parvient à percer l'intention du locuteur, il lui sera peut-être possible d'attribuer une valeur à l'ensemble, s'il n'y parvient pas il sera probablement perplexe devant l'ensemble, non pas que cet ensemble soit inintelligible pour lui, mais difficilement évaluable dans sa globalité. On peut alors supposer que l'ensemble ne sera pas traité comme un ensemble, mais comme deux énoncés séparés (séparément évaluables) et conduira à une réponse qui montrera la prise en compte de cette séparation. Ainsi, il faut que l'analyse linguistique soit plus modeste que l'analyse mathématique et accepte que le système puisse ne pas décider dans certains cas.

A cet ensemble fort complexe, il faudra aussi rajouter le problème déjà
évoqué de la spécificité des opérateurs linguistiques par rapport aux opérateurslogiques.
L'opérateur «&», par exemple est un opérateur ambigu. Parfoisl'ordre

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foisl'ordredes éléments qu'il met en relation n'a aucune importance, parfois
cet ordre est capital. On opposera par exemple :

(25) J'ai faim et j'ai soif

(26) II tourna la clé dans le démarreur de sa vieille Mercedes et le moteur se mit
en marche

En (26), d'ailleurs, il y a plus que la nécessité de prendre en compte dans l'interprétation la succession des événements. Il y a aussi une relation de causalité dont l'opérateur est porteur, à moins que ce ne soit l'association des deux membres particuliers de cet énoncé par l'opérateur &.

4. Quelques réflexions sur un opérateur temporel.

Exemple de «Depuis que»
Soit l'énoncé suivant :

(27) Depuis qu'Aglaë est partie, Gaston est triste

Si nous supposons qu'il existe un Univers particulier, et dans cet univers un monde mode ce qui est pour l'interlocuteur, et que dans cet environnement un certain individu «Aglaë» ait agi de manière à partir, c'est-à-dire à quitter un certain individu «Gaston», et que dans cet environnement cet individu «Gaston» soit triste à compter de l'instant de l'accomplissement du départ d'Aglaë, nous pouvons alors écrire :

(27')


DIVL4370

On peut supposer que l'énoncé complet (27) sera vrai si et seulement si les deux objets mis en relation par «DEPUIS_QUE» sont vrais. On peut imaginer d'ailleurs que l'interlocuteur détiennent des informations contextuelles qui lui permettent d'évaluer plus précisément la vérité de chaque objet. Il sera, par exemple, plus ou moins vrai qu'Aglaë est partie, si l'interlocuteur sait qu'ils se rencontrent encore de temps en temps, même si l'on ne peut pas dire qu'ils sont absolument ensemble tout le temps, comme avant. En fait, l'interprétation de (27) nous permet d'écrire :

(27")


DIVL4376

Dans cette formule :

- « { } » délimite l'objet complexe de l'interprétation de l'énoncé
— « xxx » est une place dans cet objet complexe pour des informations
utiles à l'interlocuteur pour l'évaluation de l'énoncé. Ici, il peut y avoir
l'information de cause à conséquence, par exemple.

Side 215

- «Ui,mO » indiquent que l'interprétation se fait dans un univers particulier
(celui de l'interlocuteur), relativement à un monde (ici mO est le
monde réel de ce qui est pour l'interlocuteur).

- «TO » est le moment de renonciation (moment où a lieu l'interprétation)
- « T-x » est le moment du début du départ d'Aglaë.

Parmi les informations auxquelles l'opérateur permet d'accéder pour interpréter l'énoncé, il y a celle, nécessaire, de la réalisation de conditions spatiotemporelles : il faut que l'instant T-y où Gaston a commencé d'être triste coïncide exactement avec le moment T-x fixant le départ d'Aglaë. A la place « xxx » des informations utiles à l'évaluation de l'objet représentant l'énoncé, il y aura une information sur la nature des Ti (éléments temporels) et sur les relations qu'ils entretiennent entre eux à cause de l'opérateur DEPUIS_QUE.

Ces quelques remarques ne suffisent pas à établir les conditions de vérité
de l'opérateur DEPUIS_QUE. Il faut commencer, pour mener à bien cette
opération, par une étude descriptive complète de l'opérateur.

5. Conclusion

De nombreuses études récentes ont déjà établi que les deux valeurs traditionnelles de la logique aristotélicienne ne sont pas suffisantes pour évalué les énoncés des langues naturelles. Le présent article est, sur ce point, une contribution supplémentaire à cet édifice.

De plus, nous avons montré ici que les valeurs de vérités ne peuvent pas
être des valeurs fixes, l'interprétation des énoncés suppose au moins une part
variable pour ces valeurs.

Cependant, plus on enrichit un système, plus il est complexe et difficile à définir ou à manipuler. Nous avons essentiellement voulu montrer ici que l'interprétation de certains énoncés des langues naturelles est une opération très complexe à laquelle la recherche linguistique moderne semble s'intéresser de plus en plus.

Eric Mouzat

Université Biaise Pascal, Clermont II



Note

1. Pour de plus amples informations, consulter Blanche (1968) ou Martin(l992).

Side 216

Résumé

Dans cet article, l'auteur discute de la nécessité d'ajouter aux deux valeurs traditionnelles (vrai et faux) de la logique deux autres valeurs : «absurde», «possible». Il s'agit de prendre en compte la réalité des énoncés des langues naturelles pour l'interprétation de leurs énoncés. Le point de vue est celui de l'interprétant. De plus, ces valeurs doivent être entendues non pas comme des constantes, mais comme des objets sujets à variabilité.

Bibliographie

Blanche, R. (1968) : Introduction à la logique contemporaine. Collection U2, Armand
Colin.

Gabbay, M. & Reyle, U. (1994) : «Directive deductive computation on DRS»,
Linguistics & Philosophy. Vol 17, n°4, août 1994.

Jayez, J. (1987) : «Sémantique et approximation : le cas de presque et à peine»,
Linguisticae Investigationes. Tome XI, 1, 1987.

Kamp, H. & Reyle, U. (1993) : From Discourse to Logic. Kluwer Académie Publishers.

Martin, R. (1992) : Pour une logique du sens. PUF.

Moeschler, J. (1994) : «Une, deux, trois négations?» Langue Française, n° 94, mai
1992.