Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Julien Green : Le voyageur sur la terre : conte fantastique et allégorie janséniste

par

Anne Loddegaard

La nouvelle intitulée Le voyageur sur la terre, ' une des toutes premières publications de Julien Green, attire l'attention par une complexité narrative tout aussi remarquable que déroutante, du moins à première vue. Le présent article se propose d'étudier la portée de cette complexité, dans le but de démontrer la richesse des sens produits par les procédés narratifs. Selon notre analyse, le texte comporte deux niveaux de signification, engendrés par la coexistence de deux genres dont chacun, par le code qui lui est propre, suscite chez le lecteur une attente précise, quoique le plus souvent implicite. La lecture selon l'une ou l'autre code focalise des éléments textuels différents, activant ainsi deux perspectives interprétatives bien distinctes :

Au niveau littéral, la nouvelle est un conte fantastique. L'analyse du sens fantastique de l'œuvre (la section 1 ci-dessous) se penche sur le rôle décisif qu'y joue la technique narrative pour la production de l'effet fantastique, rôle peu étudié par les ouvrages traitant du fantastique chez Julien Green.2 En tant que fantastique, l'histoire est ancrée dans le réel dont elle donne une interprétation ambiguë : la réalité est un lieu de tension entre l'étrange-réel et le merveilleux-surnaturel.

Au chap. 2, nous essaierons de démontrer l'existence (à notre connaissance négligée par la critique) d'un niveau interprétatif superposé au niveau fantastique : la nouvelle dépasse le cadre fantastique, puisque, au niveau figuré, elle se lit comme une allégorie. Celle-ci, s'etablissant sur d'autres éléments narratifs que ceux constituant le fantastique, raconte l'itinéraire spirituel de l'élu prédestiné à la grâce efficace, dans l'acception janséniste de ces termes.

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1. Un conte fantastique

La structure narrative la plus évidente de la nouvelle est celle qui en fait un conte fantastique. Selon la définition de Todorov, c'est l'hésitation entre une explication naturelle et surnaturelle qui constitue l'élément fantastique d'un texte donné (Todorov, 1970, p. 29). Dans la littérature fantastique traditionnelle, l'hésitation fantastique est, le plus souvent, ressentie et formulée par le personnage principal lui-même (Todorov, p. 36). Or, dans Le voyageur sur la terre, ce doute propre au fantastique n'est exprimé par aucun personnage; il est le fait de la seule technique narrative, ce qui constitue un apport original à ce genre. L'effet fantastique est créé par la confrontation de plusieurs versions, plus ou moins contradictoires, d'une même série d'événements, de telle sorte que cet effet est ressenti par le seul lecteur, non par les personnages qui assument, à tour de rôle, la fonction d'instance narrative par rapport à leur propre version.

1.1. Les instances narratives.

La narration, qui juxtapose un ensemble de récits distincts, se déroule à plusieurs niveaux dont le premier, extradiégétique, est représenté par l'éditeur des récits (intradiégétiques) de tous ceux qui ont vécu une partie des événements narrés. Ces témoignages, trouvés par hasard lors de la visite de Xéditeur aux archives de la bibliothèque de Fairfax (la ville universitaire fictive où se déroule l'action), ensuite traduits et publiés, constituent ainsi les voix narratives intradiégétiques du corpus documentaire : le manuscrit autobiographique du personnage principal, Daniel O'Donovan, suivi de cinq lettres de témoins qui ont connu ce jeune homme.

L'éditeur, se portant garant de l'authenticité des documents, nous montre soigneusement son souci de véracité, par sa décision d'exclure du corpus présenté une suite fictive au manuscrit, écrite par quelques habitants de Fairfax (p. 16-17). Cette technique du document retrouvé, utilisée souvent dans la littérature fantastique, assure le plan véridique de l'histoire, destiné à contrebalancer le caractère insolite de l'histoire elle-même. C'est donc l'introduction editoriale qui sert à établir et à maintenir l'ambiguïté fantastique.

La fonction de l'introduction editoriale est aussi de fournir au lecteur les informations factuelles nécessaires pour la compréhension de chaque témoignage.Pour cette information circonstantielle, l'éditeur se base sur le journal local, la Revue de Fairfax. On apprend ainsi les faits suivants concernant la mort de Daniel O'Donovan : vers le 10 septembre 1895, on retire du fleuve traversant la ville de Fairfax le corps brisé du jeune homme installé depuis quelques jours dans cette ville où il comptait faire ses études. On conclut qu'il a dû tomber des hauts rochers de la berge du fleuve, dans lequel il se

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serait noyé. Cet incident donne naissance à un violent débat parmi la populationde Fairfax, suscité entre autres par le manuscrit de Daniel que l'on retrouve dans sa chambre et que le journal local s'empresse de publier. Avant cette publication, on hésitait entre l'accident ou le suicide; après, les problématiques et interprétations changent entièrement de nature : «une conclusion toute différente» à cause «des circonstances très singulières» de sa mort (p. 16). Ces circonstances extraordinaires nécessitent une enquête parmi les personnes qui ont connu le jeune homme. La formule figurant au registre mortuaire, «mort par la Visitation de Dieu», reflète l'indécision des habitants de la ville : «comme le doute subsistait, on décida qu'il valait mieux se tromper dans la charité que dans la rigueur» (p. 16). Le lecteur averti reconnaîtra dans l'expression «mort par la Visitation de Dieu» un euphémismemédical pour la folie, mais aussi le don de la grâce. En mettant en relief cette formule, l'éditeur indique les perspectives interprétatives à suivre : le doute tournera autour de ces deux possibilités et, le sort tragique du protagoniste ayant été révélé dès le début, l'attention du lecteur se portera sur l'énigme à résoudre en suivant ces deux pistes interprétatives. - Après cette entrée en matière, proprement informative, l'éditeur adoptera une attitude strictement neutre en laissant la parole aux documents-témoignages, sans exprimer d'avis personnel. Ainsi, le procédé narratif désormais appliqué consiste à confronter simplement les récits du corpus documentaire entre eux.

Le premier document présenté est le manuscrit de Daniel (p. 17-51), un témoignage autobiographique rédigé à Fairfax au cours des derniers jours précédant sa mort. Daniel, un orphelin élevé sans amour par son oncle et sa tante, s'y présente comme un enfant solitaire, introverti, rêveur, sujet à des terreurs incompréhensibles. Adolescent, se trouvant seul avec son oncle tyrannique, après la mort de sa tante et le départ de son grand-père, Daniel part pour Fairfax dans le dessein d'y commencer ses études. Dès son arrivée dans cette ville, il rencontre Paul, un autre jeune homme. Paul, qui manifeste un intérêt prononcé pour le sort de Daniel, lui rend souvent visite au cours des quelques jours passés à Fairfax en attendant la rentrée universitaire. Daniel, fort impressionné par le discours et le comportement de Paul, se soumet à la volonté de son ami en toutes choses. Le manuscrit contient aussi la description d'un rêve répété à plusieurs reprises : une promenade nocturne, en compagnie de Paul, dans les environs de Fairfax, promenade qui finit par une course effrénée vers les rochers surplombant le fleuve, jusqu'au gouffre....

Le manuscrit, dont la rédaction est interrompue peu avant la mort de son
auteur, est le récit subjectif d'un déroulement présenté, d'un bout à l'autre,
comme une réalité vécue. Pourtant, l'annonce initiale de «circonstances très

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singulières» étant confirmée par l'étrangeté progressive des événements, 1( lecteur est gagné d'un doute, qui reste toutefois latent pendant la lecture di seul manuscrit, faute de «preuves» concluantes : à la rigueur, tout pourraii être «vrai». Le manuscrit appartient donc, en soi, à la catégorie todoroviennc de l'étrange.

Ensuite, on lit les versions des témoins qui, selon l'éditeur, «mettront er lumière, peut-être, certaines parties obscures du récit de Daniel O'Donovan> (p. 51). Ainsi, ce n'est pas Daniel lui-même, mais son entourage, qui essaie de discerner le vrai de l'imaginaire. Voici le corpus de ces témoignages :

A) Une lettre du directeur de La Revue de Fairfax à Charles Drayton, l'oncle
de Daniel (p. 51-52).

B) Une lettre de l'oncle au directeur (p. 52-55).

C) Une lettre de Miss Smyth, la logeuse de Daniel, adressée au directeur (p.
55-58).

D) Une lettre du docteur Thornton, le cousin de Miss Smyth, adressée au
directeur (p. 58-64).

E) Une lettre de Miss G..., habitante de la ville, adressée à une amie, et
publiée plus tard au journal (p. 65-66).

Mis à part le témoignage A, qui n'est pas un récit à proprement parler (puisque sans déroulement temporel), le temps narré des lettres couvre et complète celui du récit de Daniel. Les témoignages B, C et E couvrent des événements qui coïncident avec le temps narré du manuscrit, alors que la lettre D fournit la suite des événements racontés par Daniel en relatant les événements conduisant à la mort de ce dernier.

L'une des fonctions de ces lettres consiste à ancrer l'histoire dans un réel véridique. L'éditeur nous affirme que «les faits qu'elles rapportent sont véritables» (p. 17), et, ces faits coïncidant à plusieurs reprises avec les faits rapportés par Daniel, le lecteur doit conclure que le manuscrit n'est pas une pure invention. La première lettre, celle du directeur à l'oncle de Daniel, ne nous apporte rien sur le plan interprétatif. Personnage-clé de la collection documentaire, à qui sont adressées les lettres, le directeur est un écho intradiégétiquede l'éditeur extradiégétique en ce qui concerne la garantie de l'authenticité des documents. Les témoignages B-E, malgré leurs confirmationsde plusieurs informations du récit de Daniel, ont surtout la fonction de remettre en cause la véracité du manuscrit. Fournissant de nouvelles informations incompatibles avec celles du manuscrit, ces témoignages obligentle lecteur à une révision continuelle de ses interprétations, au fil de sa lecture. - En plus de leurs informations factuelles, les témoins nous présententleurs opinions personnelles des événements (et parfois les opinions de leur entourage). Si les faits relatés sont présentés comme indiscutables, les

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opinions personnelles des témoins sont, évidemment, sujettes à caution et
suscitent d'emblée la contestation du lecteur.

1.2. L'hésitation fantastique.

Le doute du lecteur se concentre sur l'élément fantastique, c'est-à-dire le personnage énigmatique de Paul, qui joue un rôle essentiel dans le manuscrit de Daniel. Daniel lui-même ne doute à aucun point de son récit de l'existence de Paul, alors que les observations des témoins nous amènent à conclure à la non-existence de ce personnage sur le plan réel de l'histoire. Dans la perspective fantastique, le lecteur implicite est invité à assumer les points de vue des témoins et à utiliser ces outils pour son interprétation de l'histoire. Les opinions des témoins se divisent en deux camps :

La lecture des témoignages des partisans de la folie déclenche le thème du dédoublement de la personnalité (constante de la littérature fantastique) dans le manuscrit de Daniel : Daniel, malade mental, est victime d'une hallucination, Paul est le produit d'un dédoublement de sa personnalité schizophrénique. La théorie de la schizophrénie explique aussi la mort de Daniel : sa course folle vers le fleuve, rapportée par le témoignage D, est la suite d'une hallucination paranoïaque. Cette interprétation est une option pour la catégorie todorovienne de l'étrange-réel : les événements singuliers s'expliquent par les lois de la raison (Todorov, p. 49-57).

La lecture des témoignages des partisans de l'intervention divine engendre une tout autre interprétation du manuscrit : Paul est une incarnation de la grâce, opérant la salut de Daniel. Et la course folle relatée par le témoignage D est le rappel divin de ce croyant par la mort. Cette interprétation est une option pour le merveilleux-surnaturel : une acceptation du surnaturel comme un phénomène appartenant à notre réalité (Todorov, p. 57-62).

Voici les points de vue alternants qui déclenchent l'une ou l'autre interprétation

1. La folie : l'oncle de Daniel nous met au courant d'indications graves d'une aliénation mentale. Les parents de son neveu étant, tous les deux, des malades mentaux, l'oncle observait l'enfant, guettant les signes d'une maladie héréditaire. Il raconte comment, «lorsqu'il se croyait seul, [Daniel] regardait autour de lui d'un air inquiet et chantonnait à mi-voix. Parfois il sortait brusquement de la pièce où il se tenait et courait au jardin en criant» (p. 54). Or, à cause du portrait très peu flatteur que donne le manuscrit de Daniel de sa personne, l'oncle, plein de rancune, a toutes sortes de raisons de calomnier son neveu, et son témoignage laisse l'impression d'une personne peu crédible, impression renforcée par l'attitude plutôt sceptique de l'éditeur extradiégétique.

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2. La folie : Miss Smyth nous informe du comportement insensé de Daniel pendant son séjour à la pension. Son regard égaré l'inquiète beaucoup et, un après-midi, où elle est sûre que son pensionnaire n'a pas reçu de visiteurs, elle l'entend parler tout seul dans sa chambre (p. 56). C'est aussi Miss Smyth qui nous donne l'information bouleversante qui fait tout basculer : Daniel était seul lors de son arrivée à la pension (p. 56). Ce témoignage contredit la scène longuement décrite par le manuscrit (p. 37-38), où Daniel, en compagnie de Paul, frappe à la porte de Miss Smyth pour louer une chambre. Ce fait exclut définitivement tout alibi réaliste du personnage de Paul : sa nonexistence au niveau réel de l'histoire est établi sans équivoque. Ce n'est qu'ici, dix pages avant la fin de la nouvelle, qu'est présentée au lecteur cette «pièce à conviction». Désormais, le fantastique, resté latent, prend une forme manifeste.

3. La folie : le docteur Thornton, présent dans la pension lors du dîner qui aboutit à la course folle vers le fleuve, nous rapporte l'opinion générale des dîneurs qui observent le comportement extrêmement bizarre de Daniel : «il est fou» (p. 64).

4. L'intervention divine : mais parmi les dîneurs se trouve une jeune femme qui, sans s'étonner du tout des événements singuliers, les explique comme une manifestation de la volonté divine. Pour elle, le départ précipité de Daniel est dû au fait qu'«il est tombé entre des mains plus puissantes que les nôtres. Il est déjà loin et vous ne le rattraperez jamais» (p. 64).

5. L'intervention divine : Thornton lui-même se rallie à cette explication surnaturelle : «Je savais trop bien que cette femme ne se trompait pas et que Daniel courait à sa perte ou à sa délivrance sans qu'aucune puissance terrestre pût le détourner de son but» (p. 64). Comme l'éditeur présente Thornton comme un homme digne de foi (p. 58), le lecteur est disposé à épouser son opinion.

6. Folie et intervention divine : dans sa lettre, Miss G. reproduit l'explication de son frère, l'ecclésiastique de Fairfax, tout en repoussant nettement ses idées : «Daniel O'Donovan a été, comme il dit, frappé de la grâce; mais, ajoute-t-il, cette grâce agit souvent selon le caractère de la personne qui la reçoit. Elle convertit les doux par la persuasion, elle jette en bas les violents et les orgueilleux. Dans l'âme de ce fou elle aurait agi, oserai-je l'écrire? mais c'est lui qui parle, elle aurait agi follement, ou sagement, suivant qu'on se place au point de vue terrestre ou au point de vue providentiel» (p. 65). Le point de vue de ce frère «un peu latitudinaire» (p. 65), présenté comme une curiosité, et vivement condamné par Miss G..., doit susciter la méfiance du lecteur.

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7. La folie : Miss G. elle-même, qui n'est pas «de ceux qui croient aux explications surnaturelles» (p.65), est seule parmi les témoins à commenter le manuscrit. Elle conteste la véracité de Daniel, en se basant sur des arguments très terre-à-terre : Paul est «la création d'un esprit troublé, car les personnes qui ont connu Daniel O'Donovan s'accordent pour dire qu'il était toujours seul» (p. 66), ce qui confirme le témoignage de Miss Smyth. Le prétendu billet de Paul à Daniel, mentionné dans le manuscrit (p. 51), serait écrit par Daniel lui-même. La partie du manuscrit (p. 46-47) relatant une conversation entre Daniel et l'ecclésiastique, lors d'une promenade matinale, doit être inventée de toutes pièces, son frère ayant l'habitude de ne sortir que l'après-midi. Et Miss G... de conclure : «Cela infirme le récit tout entier, car s'il s'est trompé en cet endroit il peut bien s'être trompé partout» (p. 66).

Notons que les personnages eux-mêmes n'hésitent point. Au moment de la rédaction de leurs lettres, chacun a opté soit pour la folie, soit pour l'intervention divine. C'est dans l'esprit du seul lecteur que s'installe l'hésitation fantastique, suite à ce constant va-et-vient d'un point de vue à l'autre. Pour Todorov, l'hésitation fantastique naît chez le lecteur, sauf de rares exceptions, au moment où il adopte l'hésitation d'un personnage; cette condition du fantastique, sans être absolue, se trouve remplie par la plupart des œuvres fantastiques (Todorov, p. 36). Dans Le voyageur sur la terre, conte fantastique moderne du XXe siècle, le procédé narratif est beaucoup plus subtil : d'abord, le lecteur s'identifie au personnage principal, et l'absence d'hésitation de celui-ci l'invite à considérer le manuscrit comme l'expression d'une réalité «normale». Ensuite, le lecteur s'identifie aux options des témoins, qui, eux non plus, n'hésitent pas. C'est en adoptant à tour de rôle des conclusions contradictoires que le lecteur, et lui seul, finit par éprouver l'hésitation propre au fantastique.

Dans la plupart des récits fantastiques, l'ambiguïté se dissipe dans un dénouement univoque : soit dans l'étrange, où l'élément surnaturel se révèle illusoire; soit dans le merveilleux, où l'élément surnaturel est accepté comme appartenant à notre réalité (Todorov, p. 46). Or, dans Le voyageur sur la terre, l'hésitation du lecteur entre l'étrange et le merveilleux est maintenue formellement jusqu'à la dernière ligne du texte, à cause de la succession d'explications opposées dont aucune n'est désignée comme porteuse de la vérité. Cette nouvelle est donc l'un des exemples rares du fantastique pur.

Dans la perspective fantastique, le lecteur de la nouvelle est amené à poser le problème du sort de Daniel comme le posent les personnages-témoins, c'est-à-dire un choix entre les deux termes d'une alternative (sauf l'explication6) - soit l'étrange impliquant la folie, soit le merveilleux impliquant l'intervention divine. Néanmoins, cette alternative est rejetée par le lecteur,

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car, après avoir lu l'histoire, on se range spontanément à l'interprétation de l'ecclésiastique, selon laquelle Daniel est à la fois touché par la folie et par la grâce, bien qu'aucun élément textuel du cadre fantastique ne favorise cette opinion. Ainsi par exemple Jacques Petit : «l'on doit admettre la folie. Mais le témoignage de l'ecclésiastique donne une interprétation de cette folie. (...) La folie semble liée à une attitude religieuse «folle» aux yeux des hommes» (Pléiade I, p. 1060, note 1). Pourtant, Petit ne discute pas quel degré d'importance on doit attribuer à cette interprétation : point de vue isolé ou message global? Antoine Fongaro propose une interprétation globale qui synthétise l'ambiguïté entre folie et grâce et qui, de plus, définit cette synthèsecomme l'expression d'une vision du monde janséniste :

Ainsi Julien Green intègre les données les plus modernes sur l'inconscient et la personnalité dans une vision du monde d'allure janséniste. (...) pour Daniel O'Donovan (...), le jeune homme mystérieux qui l'accompagne et lui parle peut être considéré comme un ange envoyé par Dieu ou comme un dédoublement morbide de la personnalité du héros. (...) C'est que le romancier ne laisse rien perdre des éléments qui contribuent à parfaire l'image d'un destin humain soumis à l'emprise d'une puissance inéluctable, qui se joue de l'homme désarmé et que l'homme ne peut comprendre. Tout concourt chez Julien Green à la peinture d'une existence tragique et angoissée. (Fongaro, 1954, p. 42; nous soulignons)

Fongaro a raison de dire que les aspects chrétien et pathologique se confondent pour créer une vision du monde d'allure janséniste. Mais ses propos n'expriment qu'une vague impression de lecture, faute d'avoir démontré comment cette vision est engendrée par le texte (une telle démonstration est justement le but de notre analyse ci-dessous). Et Fongaro ne discute pas le problème narratif qui semble barrer le chemin à l'interprétation janséniste : on ne peut pas, sans discussion, définir comme janséniste un texte contenant «un ange envoyé par Dieu». Car une telle dramatisation de la grâce, c'est-àdire de l'intervention d'un Dieu présent dans le monde et donc connaissable à l'homme, est incompatible avec la notion du Dieu caché janséniste, absolument absent de la vie terrestre. La représentation narrative d'un ange semble indiquer un texte mystique.

Les questions s'imposent donc : pourquoi ce pari, d'ordre analytique, pour une interprétation synthétisant les deux choix fantastiques? Comment cette synthèse exprimerait-elle une vision du monde janséniste? - En essayant de répondre à ces questions, nous allons démontrer qu'une lecture janséniste synthétisante, loin d'être l'interprétation subjective de tel lecteur individuel, est produite par le texte, au moyen d'un ensemble de signaux spectaculaires.

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L'analyse suivante définira les éléments textuels qui ont pour fonction de
déclencher l'interprétation janséniste englobant folie et grâce.

2. Une allégorie

2.1. Voix narrative et réseau allégorique.

Dans l'interprétation allégorique, qui se base sur une lecture figurée, la question réalité/non-réalité n'entre pas en ligne de compte. Par conséquent, tous les niveaux textuels ont en principe la même valeur de vérité pour l'allégorie. L'action allégorique se déroule, indifféremment, sur les plans réel, imaginaire et onirique, de même que les éléments allégoriques peuvent être placés à n'importe quel niveau narratif (méta-, extra-, intradiégétique).

A la différence du récit fantastique, l'allégorie adopte la perspective omnisciente. Une voix narrative omnisciente fournit au lecteur une clé interprétative, sous forme d'un nombre de versets bibliques, qui soutendent tout le récit en fonctionnant comme des leitmotive allégoriques. Ces versets existent sous forme de titres (le titre de la nouvelle, le titre du manuscrit de Daniel), d'inscriptions (au-dessus des portes, sur des dalles tombales), et comme paroles exprimées par des personnages, écrites (registre mortuaire) ou orales (rêve). Comme ces citations bibliques assument une fonction «naturelle» dans l'univers narré, leur sens profond reste longtemps à l'arrière-plan, mais elles finissent par s'imposer au lecteur, constituant un système interprétatif.

Le sens de ces leitmotive engendre une autre lecture des événements que celle produite par le cadre fantastique : une allégorie sur le chemin du salut. Nous verrons que ce réseau biblique s'appuie sur des techniques narratives qui, loin de donner une version catholique traditionnelle de la voie salutaire, produisent une version janséniste du chemin du salut : à la remarquable absence de libre arbitre du protagoniste, résultant en l'inopérativité de la grâce suffisante présupposant la coopération humaine au salut, s'ajoutent - la représentation allégorique de la grâce efficace triomphante (2.3.)

- ainsi qu'une technique narrative qui, à travers les répétitions prémonitoires
de l'événement constituant le don de la grâce efficace, produit un effet
prédestinant (2.4.).

Le temps narré allégorique coïncide avec l'ordre de la lecture des citations bibliques. Le destinataire de ces leitmotive est donc uniquement le lecteur implicite, qui est seul à pouvoir les décoder dans l'ordre de la lecture. Par contre, les témoins-personnages de la nouvelle, enfermés dans le temps de l'univers narré, n'ont pas accès à ce réseau biblique dans son ensemble, présenté dans l'ordre de la lecture. Ne possédant pas cette clé de la vérité synthétisante, les personnages sont confinés dans l'erreur du choix fantastique.

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La dernière remarque nécessaire avant d'aborder l'analyse du récit allégorique, concerne la dimension temporelle de celui-ci. Le don de la grâce efficace janséniste, prédestinée depuis la nuit des temps, ou plus précisément en dehors du temps, est un phénomène atemporel. Or, narrer un tel phénomène implique forcément un déroulement temporel, propre au discours narratif. C'est le plan allégorique de la nouvelle qui permet cette narration atemporelle apparemment impossible, car, au niveau figuré de l'allégorie, le temps réel n'existe pas. Le récit allégorique analysé ci-dessous est une représentation narrativement diachronique d'un phénomène qui ne se comprend que dans une perspective atemporelle.

2.2. Un récit allégorique.

Le premier verset du réseau biblique se trouve au métaplan du texte. Le titre, Le voyageur sur la terre, renvoie au psaume CXIX, 19 : «Je suis un étranger sur la terre.» Le croyant est un exilé sur la terre qui cherche l'éternité, sa patrie perdue. Un texte contemporain, Pamphlet contre les Catholiques de France de 1923, témoigne de l'importance de ce thème pour Green à cette époque (voir par exemple les articles 92, 116 et 180 du pamphlet).

Le deuxième verset, placé dans l'introduction extradiégétique (p. 16), est la formule du registre mortuaire, Mort par la Visitation de Dieu, renvoyant à Isaïe X,3. Dans l'allégorie, l'ambiguïté entre rappel divin et euphémisme pour la folie, exprimée par ce verset sur le plan fantastique, est abolie pour céder la place à une signification synthétisante englobant les deux. La folie de la foi est un thème cher à Julien Green, développé non seulement dans Le voyageur sur la terre, mais aussi dans Pamphlet contre les catholiques de France, dans le drame intitulé L'Ennemi (1954) et dans le roman Chaque homme dans sa nuit, (1960). Pour Green, l'homme pécheur étant absolument incapable de choisir le bien par sa propre volonté, l'élection divine est un acte de violence, combattu en vain par l'élu résistant de toutes ses forces, et dont l'effet : l'état de grâce, implique une transformation si totale de la nature humaine que, du point de vue terrestre, l'élu est considéré comme un homme fou. - Le sort de Daniel doit se lire dans cette perspective double et pourtant unique. Dans un passage central du manuscrit, Daniel se décrit luimême comme un être dirigé par des forces dont l'intention lui échappe :

Je suis sujet à des accès de terreur dont je ne parviens à démêler ni l'origine ni la raison (...). Pourquoi ne suis-je pas comme tout le monde? J'ai quelquefois le sentiment qu'il y a derrière tout ce que je fais, derrière tout ce que je pense toutes sortes de choses que je ne comprendrai jamais. Ne viennent-elles pas de moi, de mon cerveau? Et si elles viennent de moi, pourquoi me restent-elles étrangères? Est-ce que je ne m'appartiens pas? Est-ce qu'il y a une partie de moi-même qui est hors de ma portée?

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Ces pensées (...) m'ont presque toujours occupé, tout au moins depuis que je me suis mis à réfléchir sur moi-même. Quelquefois elles prennent dans mon esprit un aspect terrifiant et, d'une manière que je ne peux décrire avec exactitude, elles semblent revêtir une apparence physique et devenir hostiles, (p. 45-46)

Ce passage équivoque exprime aussi bien la schizophrénie que la direction
divine. Daniel est l'élu chez qui la grâce prédestinée se manifeste sous forme
de folie.

Le but de l'itinéraire spirituel, la purification de l'âme, est donné dans l'introduction avec le verset biblique suivant : «Comment donc un jeune homme purifiera-t-il sa voie?» (du psaume CXIX.9) finissant ainsi : «En accomplissant vos paroles.» Cette citation est utilisée à la fois comme titre du manuscrit de Daniel et comme épitaphe sur sa tombe (p. 16).

L'univers allégorique, avec ses personnages allégoriques incarnant des abstractions, symbolise les forces naturelles et métaphysiques déterminant le sort de l'homme. La maison de l'onde de Daniel représente la condition de l'homme naturel en état de péché, suspendu entre foi et concupiscence. La maison est décrite en fonction de ses chambres, domaines de leurs occupants, incarnant Le Rationalisme, L'Eglise Catholique, La Grâce Suffisante et L'Elu.

Au niveau terrestre du rez-de-chaussée demeurent la tante et l'oncle. La demeure de l'onde est la bibliothèque. Ce sceptique misanthrope voué à ses livres (pp. 26,28) est le Rationalisme athée, en proie à l'ennui, manifestant la concupiscence du libido sciendi. La tante catholique, qui enseigne à Daniel les croyances élémentaires de l'Eglise, est une femme superficielle, uniquement occupée à s'entendre parler. Elle représente L'Eglise catholique, c'est-à-dire l'aspect institutionnel et extérieur du catholicisme. Daniel, exposé à ces deux forces opposées, reste foncièrement intouché par leur influence : «naturellement religieux» (p. 28) sans avoir la vocation; fort attiré par les livres de la bibliothèque - symboles du libido sciendi - sans pour autant tomber dans le puits de l'ennui, où se trouve l'oncle. Deux forces opposées, toutes deux essentiellement terrestres, qui incarnent la communication impossible et, par là, la non-influence sur Daniel; leurs paroles n'arrivent pas à s'introduire dans son âme.

Daniel, l'Elu, occupe une chambre symboliquement placée au dernier étage. Sa chambre est située entre celle du grand-pèrè et une chambre vide, hantée (p. 17). Le grand-père catholique incarne la Grâce Suffisante. Ancien capitaine, sa profession évoque le caractère militant de la Compagnie de Jésus, et son peu d'impact sur l'action montre que c'est sous l'optique jansénistequ'est vue cette personnification de la grâce des molinistes. De même, le thème de la communication impossible rend l'idée janséniste de la nonopérativitéde

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opérativitédela grâce suffisante : «Le matin, le capitaine entrait brusquementdans ma chambre et criait : «Debout!»» (p. 18). Mais cet appel au réveil religieux est inefficace, car «une ancienne blessure au cou l'empêchait de parler comme il voulait» (p. 18-19).

Dans la chambre hantée demeure la Grâce Efficace (on le comprendra plus tard dans le récit (p. 51), lorsque le directeur du journal nous apprendra qu'à Fairfax, on soutient que la chambre louée de Daniel est hantée - cette même chambre où la Grâce Efficace a opéré la conversion de Daniel). Pendant toute son enfance, Daniel est consolé par les mots inscrits au-dessus de la porte de sa chambre : «Souviens-toi qu'il y a dans cette pièce quelqu'un qui te voit et t'écoute en silence.» La Grâce Efficace, qui «hante» la pièce voisine en attendant le moment prédestiné de s'abattre sur sa proie, protège cet enfant voué à la grâce, ce qui explique le peu d'emprise de la vie quotidienne sur son âme.

Un lieu de prédilection pour les promenades de Daniel est le cimetière de Bonadventure, situé dans les environs. Ce cimetière symbolise à la fois la faiblesse de la foi et la faiblesse de la volonté, sans la grâce. Ce sens est généré par le verset : «II dort sous l'ombre, dans le secret des roseaux» (Job, XL, 16). Epitaphe du tombeau de la tante (et, comme le souligne Daniel (p. 27), très peu dans l'esprit de cette bavarde extravertie), ce verset exprime l'état d'âme de Daniel : «II me semblait que d'une certaine manière je dormais, moi aussi, sous l'ombre et dans le secret» (p. 29). L'âme de Daniel, pas encore réveillée par la grâce, dort sous l'ombre, et sa faible volonté est symbolisée par le roseau du verset, image traditionnelle de la faiblesse humaine, mais qui évoque également le début du célèbre fragment 222 (Lafuma) des Pensées de Pascal : «l'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature.» - Mais ce cimetière est situé près du port, et souvent Daniel y regarde «le mouvement de l'eau sous le ciel» (p. 29). L'eau du port, c'est Dieu. L'élément de l'eau est utilisé comme symbole de Dieu partout dans ce texte (ainsi que dans beaucoup d'autres œuvres greeniennes, voir par exemple L'autre).

Ce n'est pas Daniel lui-même qui prend la décision de se rendre sur le chemin du salut. Le «grand-père-Grâce Suffisante» lui donne une somme d'argent pour aller faire ses études à Fairfax (p. 30-31). Cet argent représente les secours célestes accordés à tous les hommes, suffisants pour nous rendre capables de coopérer avec Dieu et ainsi de mériter le salut par nos bonnes actions dans le monde. Mais l'argent donné à Daniel ne lui procure pas la force d'agir sous cette grâce suffisante. Daniel n'a pas le pouvoir prochain de prendre la bonne décision (p. 31-32), et cette démonstration de l'insuffisance de la grâce suffisante - «cette suffisance qui ne suffit pas» dont parle Pascal dans la quatrième lettre des Provinciales (p. 77, éd. Gallimard, 1966) - exprimela critique janséniste de cette grâce moliniste. Sous l'impression de

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cette défaite de sa volonté, le jeune homme, au cours d'une promenade dans le cimetière de Bonadventure, médite ainsi (p. 32) : «Je m'aperçus alors que ma distraction m'avait conduit dans un bosquet désert d'où l'on voyait, entre les arbres, les grands roseaux noirs se pencher sur l'eau boueuse». Paradoxalement,c'est dans ce décor, image de sa faible volonté (les grands roseaux) ainsi que de sa faible foi (l'eau boueuse), qu'il trouve en lui la force pour agir:

II fallait prendre une décision et la prendre tout de suite; cette idée se présenta à moi avec tant de force que je m'arrêtai.(...). Je demeurai un instant enchanté de cette solitude et je formais mentalement le projet d'y revenir, quand je mépris à dire tout haut, et presque malgré moi : «Je n'y reviendrai pas puisque je pars demain.» A ce moment, je vis un promeneur qui se dirigeait de mon côté. (p. 32; nous soulignons)

On saura plus tard (p. 47) que ce «promeneur», c'est Paul, La Grâce Efficace personnifiée. Fait significatif: ce n'est qu'au moment précis de l'arrivée de La Grâce Efficace, que Daniel peut agir. Sa décision de partir n'est pas générée par sa volonté humaine aidée par la grâce suffisante, mais dictée exclusivement par la grâce efficace.

2.3. Paul : la grâce efficace.

Daniel est dirigé à Fairfax où, dès son arrivée, Paul réapparaît. Daniel, qui a, lui-même, «montré si peu de décision» (p. 38), est frappé par la facilité avec laquelle les obstacles sont surmontés, après l'arrivée de Paul : «je m'étonnais que tout se fût fait si vite et, malgré tant d'hésitation de ma part, si simplement. Du reste, depuis que j'avais quitté la maison de mon oncle, je n'avais pas rencontré un seul obstacle à mes desseins. Cependant je m'étais attendu à beaucoup de difficultés parce qu'il me paraissait normal qu'il dût y en avoir» (p. 38). Le caractère divin de Paul ressort clairement de cette description de Daniel :

II y a quelque chose de si singulier dans son regard, quelque chose de si calme et de si terrible, qu'il semble que son visage rayonne. Je sens qu'il ne peut ni se tromper, ni faire le mal. Je sens de plus que, sans me mépriser, il voit toute la faiblesse qu'il y a en moi, et qu'il est seul à pouvoir me guider, (p. 49)

Ville d'enseignement, Fairfax est le lieu de l'âme en état de guérison par la grâce. Dans cette partie de l'allégorie s'effectueront la purification et la conversion de l'élu. L'inscription au-dessus de la porte de l'université est le verset suivant (p. 35) : «Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre» (Jean, V111,32). Paul lit l'inscription à haute voix, «en ajoutant, comme si ce qu'il disait était la suite du verset qu'il venait de lire : «Et cette vérité ne se

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trouve pas aussi facilement que vous semblez le croire, ni de la manière que vous l'entendez»» (p. 37). C'est le don gratuit de la grâce efficace qui accorderala vérité religieuse à Daniel, et c'est le détachement du monde par la mort salutaire prédestinée qui libérera cet élu.

Dans ce récit de la purification et de la conversion, il faut noter l'ordre des événements, ainsi que les fonctions instrumentales de Paul et de Daniel, car c'est à travers ces deux procédés narratifs qu'est produit le sens janséniste des deux processus.

A Fairfax, tous les actes, comportements et sentiments de Daniel seront déterminés par Paul. La purification de l'âme ne s'effectue pas avec la coopération d'un Daniel voulant mériter la grâce, mais comme un processus mené exclusivement par Paul (la Grâce Efficace). Ce n'est pas Daniel qui fait le premier pas en implorant le secours de Paul, c'est Paul qui décide de venir à son secours, lui apportant un don gratuit. Le processus purificateur s'effectue à l'aide des mêmes objets symboliques que ceux utilisés dans la première partie de l'allégorie : les livres et l'argent. Paul brûle les livres que Daniel a apportés de la bibliothèque de l'oncle, le libérant ainsi du libido sciendi (p. 47). Il y a ici un contraste radical entre l'efficacité instantanée de cette entreprise menée par Paul et les échecs continuels des actes purificateurs analogues de la tante de Daniel. Parmi les notes rédigées le soir par son mari, la tante-incarnation de l'Eglise brûle toutes celles «qui lui semblaient de la mauvaise espèce» (p. 25). Mais ces actions, répétées tous les matins, sont autant d'épurations ratées : l'oncle restera athée impur, car (en accord avec le jansénisme) les sacrements de l'Eglise n'ont aucun effet sur ceux qui n'ont pas reçu le don de la grâce efficace. - Ensuite, Paul libère Daniel de son attachement aux biens matériels, le libido dominandi, en lui volant son argent (p. 48). Les verbes «brûlep> et «voler» sont significatifs : à aucun moment du processus Daniel n'a-t-il pris l'initiative lui-même; il reste un objet passif subissant la volonté dominatrice de son ami. L'ordre des événements est tout aussi significatif: le consentement de Daniel n'est obtenu qu'après sa purification, où Paul implante ses idées dans un Daniel déjà dépouillé de ses biens terrestres : ««II [Paul] est bon et c'est à lui que tu dois demander de te venir en aide». (...) Ces idées se pressaient dans mon cerveau avec tant de force que j'en étais étourdi comme on peut être étourdi au milieu d'un tumulte» (p. 48).

Dans la scène de la conversion, on voit le même ordre janséniste des étapes du processus, et la même distribution des fonctions instrumentales des personnages. C'est la grâce - don gratuit - qui opère la conversion, et non pas une conversion voulue par l'homme qui opère l'accord d'une grâce

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méritée. Pascal définit ainsi le rapport janséniste entre volonté humaine et
grâce divine :

Jamais la grâce n'est reçue ni désirée que quand elle opère elle-même cet effet,
il n'est pas vrai que les justes aient ce pouvoir prochain par lequel leur libéral
arbitre pourrait opérer cet effet. (Ecrits sur la grâce, p. 328)

L'état d'âme de Daniel juste avant sa conversion montre clairement sa faiblesse et sa résistance orgueilleuse (p. 49-50) : «mon orgueil me retint. (...) J'étais l'image de l'incertitude et de la crainte. (...) Mon orgueil souffrait cruellement parce que je m'étais humilié.» Cette barrière d'orgueil n'est pas ôtée par la volonté de Daniel méritant ainsi la grâce. Au contraire : la barrière d'orgueil est ôtée sans la coopération de Daniel, l'humilité chrétienne est implantée en lui, résultant en sa conversion, au sens janséniste :

Je ne peux dire avec quelle violence cette idée se présenta à moi, c'était comme si une lumière éclatante se précipitait dans mon âme et retournait ma vie. Comment avais-je pu me tromper si longtemps et m'attacher à des livres, à mon argent, à moi-même, à ma tranquillité? (...) Je fus si ému de cette espèce de révélation (...) Maintenant le monde pouvait finir et la vie se retirer de moi. Toutes les choses visibles n'existaient que pour ma tentation et, par un mouvement de l'âme qui me brisa, je renonçai en un instant à la possession de toutes ces choses, à toute affection de la terre, à tout espoir de bonheur sur terre. J'eus l'impression que mon esprit se séparait alors de ma chair et que j'étais arraché à moi-même, (p. 50)

Comme nous venons de le voir, le déroulement du processus purificateur, ainsi que celui de la conversion, suit la conception janséniste de la distribution des rôles humain et divin : la fonction instrumentale conductrice de Paul dans l'action montre la toute-puissance de la grâce, et la fonction noninstrumentale de Daniel montre l'impuissance totale de la volonté humaine. Nous pouvons donc conclure que dans ce récit allégorique la seule grâce agissante est la grâce efficace janséniste.

Revenons au problème posé dans 1.2, à propos de l'expression «un ange envoyé par Dieu», utilisée par Fongaro dans son interprétation janséniste de la fonction de Paul. Pour Fongaro, cette figure angélique s'introduit dans le monde réel du texte. Pourtant, la présence réelle d'une force divine est incompatible avec une lecture janséniste de la nouvelle, le jansénisme étant une doctrine a-mystique. La lecture janséniste présuppose un plan textuel situant les événements racontés en dehors de l'espace réel. L'analyse cidessus a démontré que le déroulement narratif, contenant une représentation dramatisée de la grâce efficace, ne se passe pas au niveau de la réalité, mais en dehors du temps et de l'espace, au plan figuré de l'allégorie.

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2.4. La course mortelle/salutaire prédestinée.

Le manuscrit de Daniel finit après la scène de la conversion, et c'est le témoignage du docteur Thornton, qui raconte la dernière étape de l'allégorie : le salut prédestiné s'accomplissant par la course folle et la chute finale dans l'abîme divin. Cette course prédestinée a été préparée depuis le début de l'histoire, par le biais de la narration répétée d'une telle course. La fonction de ces répétitions est de produire le sentiment de l'inévitable et, partant, de la prédestination, dans l'esprit du lecteur. Et comme celui-ci sait, dès l'introduction editoriale, que cette course aura lieu, l'effet prédestinant des coursessuccessives est encore plus fort.

Le premier signe de mort violente par la main de Dieu est la peur enfantine de Daniel de voir la flèche de l'église s'abattre sur la maison et le tuer : «dans l'horrible crainte où j'étais de mourir de mort violente, je me jetais à genoux près de la porte et priais avec ferveur pour que ma vie fût épargnée» (p. 20).

a) La légende irlandaise de Frank Mac Kenna (p. 23-24), racontée souvent par la tante, est prémonitoire de la mort de Daniel. Frank Mac Kenna, à la suite de sa désobéissance à la loi divine, disparut dans la montagne, «poussé à la mort par quelque chose d'irrésistible» (p. 23). La mort de Daniel aura lieu dans des circonstances semblables : course dans la montagne, mort terrible par la main de Dieu.

b) Les rêves prémonitoires : ce rêve qui revient trois fois de suite pendant deux nuits consiste en deux parties. La première partie, racontant l'arrachement de l'âme à la prison du corps dont les membres sont rompus, est suivie par une deuxième partie, qui raconte le même processus, mais sous forme d'une course nocturne en compagnie de Paul vers le gouffre (p. 43-44). Ils montent la berge du fleuve; Paul est devant Daniel, «et tout à coup Paul se mit à courir en élevant les bras et en criant : «La fin de la coursel.» (p. 43). Ces paroles sont une allusion à deux versets de saint Paul : «Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu'un seul remporte le prix? Courez de manière à le remporter» (I Cor., IX, 24), et «J'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi» (II Tim., IV, 7). Ensuite, Paul prend Daniel par la main et ils vont jusqu'à l'abîme : «Du fond du gouffre arrivait jusqu'à nous un mugissement énorme. (...) je vis de grandes eaux bouillantes qui se précipitaient avec violence entre deux murailles de rochers (...) j'apercevais un abîme d'où montaient des cris lointains, mais des vagues impétueuses le recouvraient aussitôt. Alors j'entendis la voix de Paul qui criait «La source des eaux vives!» (p. 44). Ce verset est une référence à L'Apocalypse, VII : la source des eaux vives, c'est Dieu. Ainsi, le chemin parcouru dans ce rêve représente la vie dans le monde dont l'âme se détachera; pour l'élu ayant gardé la foi, la course finira par l'unir à Dieu.

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Le paysage onirique est identique à la topographie réelle de Fairfax, et après ce rêve, répété six fois, Daniel connaît par cœur «cette course nocturne, je savais qu'après avoir passé l'Université, je prendrais la route qui menait au bois, et ce bois je le traverserais et j'arriverais ainsi à la route qu'il fallait suivre jusqu'au bout. Là, j'entendrais le mugissement des grandes eaux» (p. 44).

c) La promenade diurne. Le lendemain matin, Daniel, dirigé par Paul, écrit les paroles de celui-ci sur une feuille de papier. La source des eaux vives! (p. 45). C'est à la fois l'écriture automatique d'un schizophrénique, et l'annonce du salut prédestiné. Ensuite, il fait une promenade identique à la course nocturne, montant la berge menant au gouffre (p. 45-47), sous l'impression d'être poursuivi. Il se met à courir en criant, puis revient sur ses pas. Au retour, il rencontre l'ecclésiastique, avec qui il a une conversation sur les livres impurs (p. 46-47). Cette rencontre est un prélude à la purification : rentré dans sa chambre, il découvre que Paul a brûlé ses livres.

d) La course finale. Tous ces récits répétés annoncent au lecteur l'inévitable accomplissement de cette course mortelle, où Daniel sera jeté dans l'abîme salutaire. Paul avait annoncé l'accomplissement de la prédestination, dans un billet adressé à Daniel : «II viendra quelqu'un de fort qui te prendra sous sa garde (...) si tu ne lui résistes pas» (p. 51). Daniel ne résistera pas, car ce «quelqu'un» l'a déjà pris sous sa garde en lui accordant sa grâce efficace. La situation de Daniel exprime le paradoxe janséniste de l'élu : sa volonté d'être sauvé est un effet de la grâce efficace, «la volonté de l'homme n'étant pas la cause de la volonté de Dieu, au lieu que la volonté de Dieu est la cause et la source et le principe de la volonté de l'homme, et qui opère en lui cette volonté» (Ecrits sur la Grâce, p. 323).

C'est le docteur Thornton qui rapporte l'accomplissement prédestiné du salut : la course depuis la salle à manger de la pension vers le fleuve. Daniel, terrifié, attend l'arrivée de Paul : «Son regard était fixé sur la porte (...). J'eus envie de lui demander ce qu'il regardait avec une telle attention, quand je m'aperçus qu'il parlait tout seul» (p. 63). Le lecteur sait que ce monologue fou est une conversation avec Paul, et «tout à coup Daniel se leva et se dirigea vers la porte (...). Il me semblait que Daniel n'arriverait jamais à cette porte et qu'il allait tomber. Enfin, il mit la main sur le bouton qu'il tourna vivement. Il sortit. Arrivé sur le porche il se mit à courir» (p. 63). On connaît la suite...

Nous pouvons donc conclure que l'allégorie analysée ci-dessus raconte le salut prédestiné de l'élu frappé par la grâce - et frappé par la folie aussi : la projection de la grâce efficace dans l'élu est, du point de vue humain, un dédoublement schizophrénique de la personnalité. Dans ce contexte, le nom de Paul n'est nullement un hasard, car Saint Paul adopte cette perspective

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double dans le verset : «la folie de Dieu est plus sage que les hommes» (I Cor.,
25).

Le calvinisme étant également une doctrine de la prédestination, il faut préciser en quoi la prédestination janséniste se distingue de celle des calvinistes. Il y a une différence décisive entre les deux prédestinations en ce qui concerne la certitude humaine. Comme on le sait, la prédestination calviniste est caractérisée par la certitude de l'élu, obtenue par les signes de son progrès éthique dans le monde. La notion janséniste de la prédestination, par contre, est toujours accompagnée de l'incertitude humaine :

Qui est-ce qui sait en cette vie s'il est prédestiné? Il est nécessaire que cela soit caché. (...) (p. 335). Et c'est pour cette raison que, comme tous les hommes ignorent s'ils seront de ce nombre, tous doivent être dans la crainte, puisqu'il n'y a point de justes qui ne puissent à toute heure tomber; comme il n'y a point de pécheur qui ne puisse à toute heure être relevé, la grâce de prier pouvant toujours être ôtée et donnée. (Pascal, Ecrits sur la grâce, p. 333)

C'est d'une telle incertitude fondamentale, qu'il est question dans Le voyageur sur la terre. D'abord, Daniel lui-même n'a, à aucun moment du récit, la certitude d'être élu. Et, fait encore plus significatif : même la voix narrative omnisciente de l'allégorie est soucieuse d'exprimer son incertitude quant à l'intention divine. Cette incertitude est exprimée par le verset biblique Mort par la Visitation de Dieu. Julien Green lui-même commente ainsi la signification de ce verset : «Visitation ofGod se dit tantôt de la dispensation d'une grâce, tantôt, et plus souvent, d'un châtiment d'origine céleste» (Pléiade I, p. 1048, note 1). Ainsi, ce verset éveille notre incertitude quant au sort du protagoniste : Daniel est-il prédestiné au salut, ou est-il damné par Dieu?

La voix narrative allégorique est narrativement omnisciente en ce qui concerne la perspective à adopter, c'est-à-dire la perspective surnaturelle de l'élu. Mais en renonçant à l'omniscience divine donnant accès à l'intention de Dieu, cette voix narrative s'enferme en même temps dans la perspective humaine de l'incertitude. C'est cette combinaison de l'omniscience narrative avec l'ignorance humaine, combinaison adoptée par l'instance narrative de l'allégorie, qui produit le sens janséniste de la prédestination. Sans cette incertitude humaine quant à l'intention du Dieu Caché, Le voyageur sur la terre serait une allégorie calviniste sur l'élu triomphant, dans le style du Pilgrim s Progress de John Bunyan.

3. Conclusion

Le présent article a démontré la co-existence de deux perspectives interprétativesdans
Le voyageur sur la terre, établies par une grande complexité narrativequi,

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tivequi,à l'aide des codes appartenant à deux genres bien distincts, véhicule
le sens fantastique et le sens janséniste de l'histoire.

Par une technique plus subtile qu'on ne le voit en général dans la littérature fantastique, comprenant l'ancrage de l'hésitation fantastique dans le seul lecteur implicite en passant à côté du personnage principal, le conte fantastique, maintenant jusqu'au bout l'hésitation entre étrange-folie et merveilleux-grâce est l'un des exemples rares du fantastique pur.

Cette ambiguïté, maintenue rigoureusement au niveau fantastique, se dissipe dans l'allégorie pour céder la place à une synthèse englobant étrangefolie et merveilleux-grâce. Cette synthèse exprime une interprétation toute particulière de la nature de l'élu prédestiné à la grâce efficace janséniste : l'élu frappé par la grâce devient un être incompatible avec le monde, et, du point de vue terrestre, il est considéré comme frappé par la folie. Le niveau allégorique s'établit par les versets bibliques donnant la perspective chrétienne du chemin du salut. Le plan figuré du genre allégorique, plaçant le récit en dehors du temps et de l'espace, rend possible la représentation narrative de la prédestination et de la grâce efficace jansénistes. Les fonctions instrumentales des personnages allégoriques - l'échec du grand-père-Grâce Suffisante, l'efficacité toute-puissante de Paul, la faible volonté de Daniel - déclenchent l'interprétation janséniste de l'action : la grâce efficace. Les répétitions narratives de la course mortelle et salutaire procurent au lecteur le sentiment d'un déroulement prédestiné.

L'allégorie, indifférente au doute fantastique entre réel et surnaturel, puisqu'il s'agit du récit figuré d'un itinéraire spirituel, évoque pourtant, elle aussi, un doute. Mais un doute d'un tout autre caractère : non pas entre naturel et surnaturel, mais entre élection et perdition divines, exprimant ainsi l'incertitude humaine propre au jansénisme, face à la question du salut. C'est dans le verset Mort par la Visitation de Dieu, citation clé de la nouvelle, que se réunissent les doutes des deux plans textuels : pour le récit fantastique, hésitation entre étrange-réel et merveilleux; pour l'allégorie, incertitude quant à l'intention du merveilleux-divin.

En considérant la co-existence des deux niveaux narratifs de la nouvelle, tout donne à conclure que le rapport entre ces deux niveaux est celui d'une subordination du conte fantastique à l'allégorie janséniste. Le fantastique, soulignant l'hésitation, le doute, l'erreur, fonctionne comme un arrière-plan nécessaire à l'allégorie car, en renforçant dans l'esprit du lecteur le sentiment d'une incertitude humaine inévitable, le niveau fantastique sert à exclure l'interprétation calviniste et à maintenir le caractère janséniste de la prédestination.

Ainsi, les deux lectures de la nouvelle, loin de s'exclure mutuellement,
doivent se dérouler simultanément : le lecteur doit éprouver, en lui-même,

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la certitude d'une intervention divine - établie par l'allégorie - et l'incertitude humaine quant à l'intention du Dieu Caché - suggérée dans l'allégorie, et renforcée par le fantastique - pour avoir plein accès à la vision du monde janséniste de la nouvelle.

Anne Loddegaard

Université de Roskilde, Danemark

Résumé

Le voyageur sur la terre comporte deux niveaux de signification, établis à l'aide des codes appartenant à deux genres bien distincts. La lecture selon l'un ou l'autre code focalise des éléments textuels différents, activant ainsi deux perspectives interprétatives. La technique narrative du conte fantastique (un exemple rare du fantastique pur) maintient jusqu'au bout l'hésitation entre étrange (folie) et merveilleux (intervention divine). L'allégorie janséniste, mise en évidence par bon nombre de versets bibliques ainsi que par la fonction allégorique de certains personnages, synthétise l'étrange-folie et le merveilleux-divin: l'élu prédestiné à la grâce efficace est en effet frappé de folie. Les deux lectures, au prime abord contradictoires, se soutiennent et se complètent : subordonné à l'allégorie, l'arrière-plan fantastique sert à exclure une interprétation calviniste de la prédestination.



Notes

1. La première œuvre littéraire de Green, la nouvelle Christine, a paru en 1924. Le voyageur sur la terre, de 1926, est sa deuxième publication. Dans cet article, la pagination renvoie à l'édition de la Pléiade, Gallimard, 1972.

2. Voir par exemple Michèle Radot :Le sens du mystère dans l'œuvre romanesque de Julien Green, Paris, 1988; Annie Brudo : Rêve et fantastique chez Julien Green, PUF, 1995.

Ouvrages cités

Green (1926): Le voyageur sur la terre. Gallimard, la Bibl. de la Pléiade, 1972.

Todorov 1970: Introduction à la littérature fantastique. Editions du Seuil, Coll.
'Poétique'.

Fongaro 1954: L'existence dans les romans de Julien Green, Rome.

Pascal (1656): Les provinciales. Gallimard, Le Livre de Poche, 1966.