Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Les liaisons fragiles. La rhétorique du concernement dans la Correspondance de Laclos

par

Paul Pelckmans

Publiée voici près de vingt ans dans ses Œuvres complètes,1 la Correspondance de Laclos ne semble guère avoir retenu l'attention de la critique. Laurent Versini y avait consacré, en marge de son travail d'éditeur, un rapide - et excellent - inventaire panoramique;2 la grande biographie de Georges Poisson, qui remplace désormais la vieille synthèse d'Emile Dard,3 en profite pour mieux jalonner le parcours d'une vie. Personne n'a encore cherché, que je sache, à scruter ces lettres pour elles-mêmes ou à les interroger au-delà de la personnalité propre de leur auteur.

Le récent retour académique aux correspondances4 y trouverait pourtant une pâture de choix. Le dossier, tout d'abord, est exemplairement maniable : ces quelque deux cent cinquante missives restent confortablement en-deçà des abondants envois des Voltaire, Diderot ou George Sand. Elles datent presque toutes de la dernière décennie de la vie de Laclos et s'y concentrent autour de deux temps forts, la fin de la Terreur et les campagnes allemande et italienne du Consulat; cet ensemble restreint ne laisse pas de proposer des séries complètes ou du moins très suivies. J'ajouterai que, de s'inscrire en des absences prolongées et lointaines, les lettres de Laclos se trouvent être exceptionnellement lisibles. La proximité favorise les demi-mots, les allusionsà un vécu partagé que les éditeurs se voient alors obligés de préciser par une annotation touffue. Le prisonnier coupé du monde, puis le général en campagne est au contraire amené à «tout dire», à circonstancier ses tranches de vie : ses correspondants sont par la force des choses à peu près aussi

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ignorants du détail concret de ses entours quotidiens que peut l'être le lecteurmoderne.

La présente étude voudrait interroger ce document si bien taillé sur mesure dans une perspective un peu particulière. Les biographes de Laclos ont souligné à l'envi le décalage frappant entre sa correspondance et son œuvre la plus connue : l'époux sentimental et vertueux, le père de famille attentif est en effet à mille lieues de Valmont. Reste qu'on s'est le plus souvent contenté de noter ce contraste et de ne pas trop s'attarder au premier : l'abondante phraséologie sentimentale est reconnue comme un trait d'époque — et à vrai dire comme un de ses traits les plus datés, nettement moins attachant, par exemple, que la cynique désinvolture des libertins. Il m'a semble que ces protestations un peu poisseuses valaient pourtant qu'on les lise de près : le triomphe du sentiment, les effusions des belles âmes sont le point de départ d'un intimisme qui aura été un des traits anthropologiques les plus marquants de notre modernité et, du coup, un terroir essentiel de la culture épistolaire.

Comment interroger efficacement la rhétorique du sentiment? Il n'est déjà pas évident qu'il ait pu s'agir, précisément, d'une rhétorique. Les cœurs sensibles dédaignent les étiquettes convenues et le froid apparat du monde; ils préfèrent les épanchements immédiats, l'accent sans apprêt de la nature et des impulsions spontanées de l'émoi. Qu'il en résulte un discours abondant, le contraire serait plus surprenant : la parole, ici, jaillit sans retouches ex àbundantia coráis, tout effort de concision serait lui aussi un façonnage, partant un artifice. Il est plus étrange que ces effusions censées moduler à chaque fois les tréfonds d'une âme dégagent si peu de notes personnelles. D'un roman ou d'une correspondance à l'autre, l'extase ou l'attendrissement n'en finissent pas de rabâcher des formules cent fois reprises. La sensibilité ne requiert aucun apprentissage, chacun est censé la tirer de son propre fonds; ses envolées n'en articulent pas moins un discours aussi stéréotypé que les étiquettes auxquelles, dans une antinomie de même très répétée, les belles âmes aiment opposer leur naturel.

Cela revient à dire que l'abandon aux émotions est lui aussi un fait de culture. Les âmes sensibles ne se contentent pas de ne jamais refréner leurs élans; elles les cultiveraient plutôt, ne dédaignant aucune occasion, les recherchant au contraire, de faire montre de leur ferveur. Tant d'insistance finit même par devenir suspecte : tout se passe comme si ces emphases pour nous lassantes cherchaient à surclasser un soupçon contraire, le soupçon d'on ne sait quelle inqualifiable froideur qu'il serait constamment besoin de conjurer. La réflexion anthropologique récente fournit, je crois, de quoi mieux nommer ce soupçon. Les débuts de notre modernité y apparaissent

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souvent comme une véritable mutation, le passage d'un très ancien holisme à un individualisme largement inédit. Evolution complexe, que nous n'avons pas à résumer;5 il nous suffit ici que ce passage, dont les Lumières marquent à l'évidence un temps fort, n'allait pas, ne pouvait pas aller sans repentirs ni hésitations. Le nouveau quant-à-soi de l'individu moderne lui valait une liberté inimaginable jusque là; il devait apparaître aussi, aux heures sombres, comme un esseulement angoissant ou une indifférence criminelle. On n'avaitpas toujours bonne conscience à se cantonner à part, la crainte s'imposaitqu'il n'y eût décidément, comme Diderot l'affirmait dans une célèbre maxime du Fils naturel, que le méchant qui fût seul. Le culte de la sensibilité tenterait alors d'instaurer une proximité de rechange. L'attachement imprescriptibleà quelques intimes prend la relève des insertions quasi instinctives de l'esprit holiste, qui étaient désormais récusées comme autant de préjugés.

Ersatz forcément peu sûr : participant elles aussi de la dérive individualiste qui était la dynamique fondamentale du siècle, les belles âmes se sentaient secrètement capables des pires ruptures. Le sentiment impliquait un choix du cœur, auquel l'individu s'identifiait plus volontiers qu'aux vieilles obligations imposées; ce choix était par définition révocable, il avait cette fragilité de n'être en dernière analyse qu'une humeur. Des esprits forts pouvaient s'en délecter; c'est à ce chant du départ insolite que Valmont, défié par Mme de Merteuil, n'a pas le courage de se refuser :

On s'ennuie de tout, mon Ange, c'est une Loi de la Nature; ce n'est pas ma
faute.

Si donc je m'ennuie aujourd'hui d'une aventure qui m'a occupé entièrement
depuis quatre mortels mois, ce n'est pas ma faute, (p. 328)

La rhétorique du sentiment pourrait bien être, telle est du moins mon hypothèse
,6 une façon plus sophistiquée, parce que plus tourmentée, de dénier
cette «faute»-là.

Prisonnier puis général de brigade, Laclos écrit surtout à sa femme. Ses lettres cherchent d'abord à confirmer une affection conjugale que les séparationsprolongées ne sont pas admises à entamer. Pareil souci est déjà en tant que tel un trait d'époque. On l'imaginerait difficilement au XVIIe siècle, tant il a partie liée avec une nouvelle valorisation de la vie privée, qui fait préférer le mariage d'amour et ses attachements passionnés au prosaïsme des alliancestraditionnelles. La correspondance la plus célèbre du XVIIe siècle est à cet égard assez atypique, Mme de Sévigné déplore inlassablement de se voir séparée de sa fille; encore convient-il de ne pas oublier que son chef-d'œuvre de l'épistolaire est en fait une invention du XVl.ir, les cœurs sensibles découvrantune aïeule. La Marquise est d'ailleurs, tout au long de ses lettres, la première à s'étonner d'une passion qu'elle appréhende manifestement commequelque

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mequelquechose de tout à fait exceptionnel et presque d'incongru. Laclos,
lui, n'a jamais peur de se donner en spectacle ou de se livrer à une ferveur
indue : à la différence de la Marquise, il se trouve accordé à un ton ambiant.

Les longues protestations cherchant à mitiger la nouvelle sécession individualiste, celle-ci n'y transparaît guère en direct. Tout au plus la devine-t-on à travers la reprise insistante du vieux topos de Y aurea mediocritas. Le paysan de la tradition préférait la régularité de ses humbles travaux aux fastes inquiets des princes. Laclos avait quelques raisons de comprendre ces inquiétudes; ses replis dérivent vers un détachement plus immédiat, un manque d'intérêt fondamental pour tout ce qui dépasse le cadre étroit du foyer. Le prisonnier rêve de se «retrouver auprès de [sa femme] et loin de tous les autres» (p. 871); le général dédaigne la gloire, voire le plaisir plus modeste de faire enfin ses preuves, pour songer seulement au retour :

Une médiocre aisance, telle que la famille puisse subsister sans privations réelles, et notre réunion non interrompue, voilà le vrai bonheur dont tout autre, quoique plus brillant peut-être, ne serait au plus qu'une copie imparfaite, et jamais l'équivalent, (p. 957)

Un encrier renversé par un enfant amène à renoncer de même à la gloire
littéraire7 :

Il ne sait pas que cette encre qu'il a versée aurait suffi peut-être pour assurer l'immortalité à tel qui l'eût su bien employer, mais pourvu qu'il sache t'aimer, c'en est assez dans ce moment pour votre bonheur à tous deux et quand on est heureux qu'a-t-on besoin de gloire? (p. 1002)

Restée seule à Paris, Mme Laclos a peur d'aller dans le monde. Retrouvant un bon sens sommaire,8 soucieux aussi sans doute de ménager par personne interposée quelques relations utiles, son mari l'engage à prendre sur elle; il montre plus qu'il ne voudrait - ou peut-être sans s'en rendre compte - qu'il est fort proche de son humeur sauvage :

Que tu n'aies pas l'amour du monde, je le conçois; mais que tu t'y croies déplacée au point de craindre d'y paraître, c'est véritablement une erreur trop singulière et trop forte pour être tout à fait naturelle, et je me crois sûr qu'il entre un peu de vapeurs dans ton opinion. Tu sais bien que les distractions sont le seul remède à ce mal, et je te demande en grâce non seulement de ne pas t'y refuser, mais de te forcer même à en prendre, (p. 986)

La semonce suivante suggère que des passages répétés par le monde lui
feront «retrouver [s]a solitude avec plus de plaisir» (p. 987); c'est reconnaître
assez clairement que le coude-à-coude encombré a peu de charmes propres.

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Rites

Ces quelques notations, je serai le premier à en convenir, ne font guère le poids; aussi bien la rhétorique du sentiment s'efforce-t-elle précisément à peser dans le sens contraire, à soustraire quelques relations privilégiées à cet universel détachement qui est l'avers de la nouvelle liberté. Entreprise fragile, nous l'avons dit, et qui ne dédaigne donc pas les petits profits : la tendresse s'atteste entre autres d'apprécier les moindres coïncidences. Le prisonnier se félicite que sa cellule donne sur l'est :

Je suis au levant, comme toi; ainsi, quand je verrai le soleil sur mon lit, je me
dirai qu'au même moment nous partageons ses rayons, et je les en trouverai
plus doux. (p. 804)

Quelques jours plus tard, il remarque qu'il s'est trouvé écrire à sa fille juste au moment où celle-ci avait eu, à la table de famille, un mot touchant au sujet de son père; Mme Laclos est priée «de le lui faire observer» (p. 814). Remerciant pour une bouteille «d'excubac», Laclos voudrait que sa femme s'en fût offert une de son côté9 :

Nous nous trouverions peut-être en boire à la même heure, (p. 825)

Les lettres du général ne comportent plus ce genre de coïncidences. Expédiées d'Allemagne ou d'ltalie, elles cheminent trop longtemps pour permettre encore de tels recoupements. N'empêche qu'on peut toujours rêver - en profitant par exemple des conventions astreignantes par lesquels nos correspondants s'aménagent des échanges aussi réguliers que possible; il suffit alors d'un regard sur le calendrier pour espérer que, tel jour, on serait à écrire simultanément10 :

Il est midi et demi en ce moment. Je me crois sûr que tu m'écris aujourd'hui; je
me plais à penser que, peut-être, nous nous écrivons en même temps, et que
nous sommes réunis d'action comme de sentiments, (p. 967)

On peut aussi programmer les coïncidences. Dans sa prison de Picpus, Laclos s'arrange pour partager, en esprit, le déjeuner de famille du décadi : la famille ayant des habitudes très régulières, le prisonnier, qui mange lui aussi largement à ses heures," déjeune au même moment et ne pense entretemps qu'aux siens. Il s'agit d'un véritable rituel, qui se répète de décade en.décade; la réunion, pour être imaginaire, se fait même assez consistante pour comporter ses aléas. Tel décret de la Convention qui instaure des fêtes des vertus familiales fournit une lecture très appropriée :

Demain, comme de coutume je me rendrai d'intention [au déjeuner de famille]
et je me propose, aussitôt après ce déjeuner, de relire le décret. Je suis sûr
de le lire avec plus de plaisir encore que je n'en ai eu aujourd'hui, (p. 803)

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Le prisonnier explique aussi qu'aux déjeuners il a accoutumé de penser plus
à ses enfants qu'à sa femme; l'explication s'enlise en des formules assez
confuses, qui n'en attestent que mieux la qualité de l'entente entre les époux :

Voilà de ces phrases qui ne sont peut-être pas bien claires pour l'intelligence, mais que le cœur comprend à merveille; et je suis bien sûr que le tien n'a pas lu celle-ci sans y répondre de suite, et sans avoir besoin de réflexion ni de commentaire, (p. 821)

Ces motifs convaincants souffrent pourtant des exceptions. La Fête de l'Être Suprême appelle des pensées sérieuses; Laclos choisit, en s'en expliquant, de les partager plutôt avec sa femme.12 D'autres déjeuners sont égayés par un espoir de libération rapide13 ou au contraire attristés par le retard d'une lettre.14

Laclos dit volontiers qu'il se rend15 au déjeuner de famille. Le verbe, sous la plume du prisonnier, fait fi de contraintes évidentes pour mieux transformer les retrouvailles imaginaires en événement effectif. Interdit de toutes performances réelles, l'épistolier fait du zèle verbal : ces déjeuners sont autant de déclarations, qui prouvent semaine après semaine la force et la permanence du lien. L'enjeu s'exprime le plus nettement quand un jour, pour des raisons de régime, les menus se font très dissemblables :

Je me rendrai bien exactement, d'intention, au déjeuner de famille du décadi prochain; mais ce sera avec du lait dont je me trouve bien. Cela ne vous empêchera pas, j'espère, de déjeuner tous trois avec ce qui vous fera le plus de plaisir; ce n'est pas la ressemblance dans le manger, c'est la réunion des sentiments et pensées qui doit faire le charme et le mérite de ce repas de famille, (p. 849)

Cela peut s'énoncer aussi avec les mots de Jean-Jacques :

Je pourrais dire avec Rousseau, et comme St.Preux : «Julie, Julie, nos cœurs
n'ont jamais cessé de s'entendre», (p. 857)

Ces imaginations réalistes se rattachent-elles au volontarisme de l'individu moderne, toujours porté à préférer sa vérité personnelle à celle du monde? L'époux passionné ressemble au moins à Valmont en ce que lui aussi est un virtuose de la «pensée volontaire».16 Séparé des siens, Laclos invente avec un bon siècle d'avance sur les Symbolismes les délices du voyage immobile - et en profite pour retourner chez lui. La première lettre du général cultive, à sa table solitaire à l'auberge de Meaux, un étrange entêtement de l'imagination, dédaigneux une fois de plus de la courte vue du commun des mortels :

Je ne serai pas aussi séparée de toi que l'apparence pourrait te le faire croire. Sois bien assurée que, malgré mes 120 lieues de route, il ne se passera point d'heure où je ne me reporte auprès de toi (...). Or, quand je serai près de toi, il te sera bien facile d'être près de moi, et, dans le fait, nous ne serons séparés

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qu'aux yeux des imbéciles... On aura beau dire, ce n'est pas là un sophisme, et
je persiste dans mon sentiment (p. 873)

Et Laclos de s'impatienter que sa femme ne le suive pas sur cette voie royale :

La seule chose qui me contrariait, c'est que je me disais de temps en temps : «mais elle, elle ne dîne pas avec moi» : car, permets-moi de te le dire, ma chère amie, tu ne soignes pas assez ce talent que l'imagination te rendrait bien facile, de remplacer la réalité par un peu d'imagination, (p. 874)

Le rituel des déjeuners ne reprend pourtant pas : la vie du général est plus accidentée que celle du prisonnier et se prête mal aux mises en scène minutées. Un jour, Mme Laclos prend une initiative dans ce sens; son mari se voit forcé de répondre par une protestation générale :

Adieu, bonne chère amie, je vous remercie tous du déjeuner de famille, et je
vous porte tous dans mon cœur en tous temps et en tous lieux, (p. 957)

Lui-même doit se contenter de porter des toasts à sa femme :

Je boirai à ta santé, mentalement, pendant le déjeuner. Tu vois que ma tendresse
s'exprime comme celle de Charles, (p. 1024)

Laclos souligne l'adverbe : cela aussi contribue à mieux réaliser l'adresse. L'intempérance de Charles, ce petit dernier dont le bel appétit fait une plaisanterie coutumière des lettres,17 crée un parallélisme de plus. Parallélisme qui glisse au moins une fois vers la réciprocité; à l'abri de la note grotesque, le toast, affirmé du coup quotidien, devient alors une manière de communion :

]e lui rends tous les jours son toast avec du kirswasser (...). Quoique le verre
soit petit, tu te doutes bien qu'il s'y trouve une grande place pour toi. Je t'y
campe au beau milieu, et nos trois enfants autour de toi, et puis j'avale, (p. 941)

Le dernier retour immobile date comme il se devait du lit de mort. Laclos s'éteint loin des siens, à Tárente. A un moment où ses lettres se font très brèves et qu'il fait transmettre les nouvelles courantes par son aide de camp, il choisit d'écrire lui-même qu'il a fêté de son côté, ou plutôt, par un ultime retour, l'anniversaire de sa femme :

Le 27 thermidor, 15 août, je me suis réuni de cœur et d'âme à toute la famille,
pendant la matinée; et quoique j'y aie versé quelques larmes, cette matinée a été
douce, (p. 1126)

Enfantillages

Laclos termine un jour sur «les plus tendres baisers de l'amour et de Yidentité»(p.
913); le mot souligné, plutôt inattendu, figure un passage à la limite

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de ces coïncidences qui matérialisent en quelque sorte la proximité des cœurs. Leur ferveur trouve aussi à s'attester par l'importance qu'on attache ostensiblement aux minuties. Tout un ensemble de détails bas ou oiseux, qui ne devraient pas retenir l'attention d'un honnête homme, deviennent soudaindignes d'intérêt - et sont affichés comme étant dignes d'intérêt - du moment qu'ils concernent l'autrui aimé. Laclos «voudrai[t] savoir jusqu'au moindre détail de la famille» (p. 106); ce goût reste assez neuf pour qu'il lui arrive de s'en étonner et, du coup, de fournir des raisons :

Je te donne ces détails de ménage par ce que je sais que tu as la bonté de t'y intéresser. Je compte bien que je trouverai dans tes lettres tous les détails de ton intérieur. C'est le moyen d'être séparé le moins possible; considérés sous ce point de vue, ils me deviendront bien précieux, (p. 893)

Quand le fils aîné Etienne part pour son premier poste d'attaché, lui aussi est
sommé de ne pas lésiner sur les précisions :

Donne-nous des détails de ton voyage, des chemins, des auberges, de la voiture,
du domestique, enfin de tout ce qui tient à toi, ne fut-ce que par un fil. (p.
1085)

Parmi les minuties ainsi valorisées, il en est une qui mérite une mention particulière. On est en effet frappé, en inventoriant ces lettres, de voir que bon nombre de paragraphes où Laclos se montre friand de détails se trouvent parler du même souffle de son intérêt pour ses enfants. Il s'agit souvent de détails de sensibilité, un mot tendre d'une enfant pour sa mère18 ou pour le père absent;19 l'intérêt s'attache aussi bien aux «détails matériels» (p. 833), que l'épistolier lit «avec un intérêt bien sensible et bien vrai» (p. 836). Ailleurs, le propos se fait plus explicite :

Parle-moi de nos enfants; c'est un sujet qui ne te déplaît pas à traiter. Soulanges
travaille-t-elle bien, et Charles est-il purgé? Je voudrais savoir jusqu'au moindre
détail de la famille. Dis-leur à tous combien je m'occupe d'eux, (p. 1096)

Comment comprendre cette curiosité privilégiée? Inquiet de la rougeole de
son fils cadet, Laclos apprécie de pouvoir en parler autour de lui :

Ce pauvre Charles! Il n'y a pas de jour où je ne parle de lui ici. Les étrangers permettent plus facilement ces détails de l'enfance, en sorte que j'en ai fait, en quelque manière, le prête-nom de tous les objets de mes affections, et il m'en est devenu plus cher. (p. 932)

L'explication un peu étrange a au moins le mérite d'attester que les «détails de l'enfance» suscitaient dans les armées du Consulat un intérêt très partagé. On comprend moins bien, en ce siècle des âmes sensibles, pourquoi les autres «objets» - pluriel lui-même surprenant dans la mesure où, les enfants

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écartés, il ne peut guère s'agir ici que de la seule Mme Laclos — auraient à ce point besoin d'un prête-nom. Tout se passe en somme comme si Laclos reprenait la vieille antinomie entre le foyer et «les étrangers» pour exprimer de façon très approximative une tout autre logique : ces enfants «prête-nom» ont, je crois, de fortes chances d'être surtout des garants.

On se souvient que l'invention de l'enfance figurait, voici un tiers de siècle,20 la première trouvaille de ce qui pouvait s'appeler alors la nouvelle histoire. La thèse a été très contestée depuis; en subsiste au moins l'évidence que l'Ancien Régime finissant mettait une nouvelle emphase à s'intéresser au premier âge. Sans nier la sincérité des sentiments si hautement proclamés, il n'est pas interdit de penser que les cœurs sensibles aimaient aussi en faire étalage; s'il est vrai, comme je le soutiens ici, que la sensibilité avait congénialement besoin de s'attester, de faire ses preuves, l'attendrissement devant l'enfance, cette engeance jusque-là négligeable, démontrait une manière de surabondance affective. Les «détails de l'enfance» seraient alors des minuties au second degré, des précisions inutiles sur des comparses. Qui savait se passionner pour si peu, prouvait une sensibilité infinie.

Le propos contourné sur les prête-nom suffirait à indiquer, si on ne s'en doutait déjà, qu'il a dû s'agir une fois de plus d'un calcul largement inconscient, qui ne s'étale donc pas à fleur de texte. J'observerai pourtant que Laclos souligne plus souvent son intérêt ('Dis-leur à tous combien je m'occupe d'eux'...) qu'il ne réagit concrètement aux détails qu'on lui mande. Il ne tarit pas non plus sur les lettres qu'il voudrait écrire en particulier à ses enfants; l'intention vaut apparemment pour le fait, Laclos trouve très rarement le temps de leur écrire vraiment - à tel point que ce dialogue se réduit en somme aux excuses et aux explications que Mme Laclos est constamment priée de leur transmettre.21 L'épistolier n'a pas vraiment rompu avec la pratique plus cavalière d'une autre époque; son amour pour ses enfants est d'abord un thème de l'échange sentimental avec leur mère, il se profile comme un parachèvement de la sensibilité apprécié pour l'essentiel tel qu'en lui-même. Laclos délivre même une fois ce prix d'excellence à une femme qui n'avait pas eu l'occasion de le mériter; Mme de Marmont

est à la fois sensible et raisonnable; elle est bonne épouse et il ne lui manque
que des enfants pour être une excellente mère de famille, (p. 1051)

Raisons suffisantes

On ne s'étonnera donc pas si les sentiment propres de la prime enfance
permettent surtout d'attester, comme autant de reflets, l'affection combien
plus précieuse de l'épouse :

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Je suis bien sensible à tout l'amour que Charles me témoigne, et je t'en fais de
bien sincères remerciements. C'est véritablement à toi qu'ils sont dus; car
assurément à son âge on n'a de sentiments que ceux qu'on nous inspire, (p. 979)

L'assurance retrouve une note très ancienne; les enfants n'entrent pour de bon dans les échanges du sentiment qu'au moment où eux aussi sont en mesure d'y faire leurs preuves. Laclos inaugure la lignée des pères modernes soucieux des notes d'école de leur progéniture; il voudrait que son aîné apprenne l'orthographe rien que pour prouver sa tendresse filiale :

Je lui ai dit que je désirais qu'il s'appliquât assez pour être bientôt assez fort pour
m'écrire tout seul; je verrai bientôt s'il m'aime, en effet, autant qu'il le dit et que
je désire; car si cela est, il fera sûrement ce que je lui ai demandé, (p. 796)

L'argument revient dans les lettres du général,22 qui s'adresse désormais à des
adolescents; eux aussi devraient mettre tout leur zèle à faire le bonheur de
leurs parents :

Si tu savais, mon bon ami, quelle satisfaction tu nous causes à tous quand tu
nous donnes lieu d'être contents de toi, tu ne voudrais plus t'occuper d'autre
chose que d'en chercher toujours de nouvelles occasions (p. 1091)

La tendresse fournit une raison suffisante, ou du moins décisive, qui fait pâlir toutes autres considérations : le sens du devoir ou l'intérêt bien entendu s'effacent au profit de la raison du cœur. On a souvent noté que le roman sentimental tend à confondre vertu et sensibilité; c'est encore une façon de confirmer celle-ci que de la montrer capable de motiver à elle seule tout ce qui, jusque-là, relevait des convenances ou du sens moral.

Marivaux préférait déjà l'altruisme quasi instinctif de Mme de Miran aux bienfaits de devoir. Laclos, sans vraiment la trahir, retouche cette page célèbre dans le sens qu'on devine : l'obligeance spontanée du modèle prend une note plus «expansive», le sens du devoir paraît au contraire «entaché» d'office «d'orgueil et d'égoïsme» (p. 811).23 L'épistolier ne pouvait connaître Kant, qui sera seulement traduit en français à la toute fin du siècle; il se trouve prendre l'exact contrepied de la Praktische Vernunft (1786), où le philosophe ne sépare sans doute si rigoureusement la moralité de tout ce qui est penchant ou émotion que pour contrecarrer la submersion ambiante de l'impératif moral par l'émoi. Laclos s'en fait à son tour l'interprète; l'émotion, à la limite, serait préférable au bienfait :

Je ne veux pas devoir de reconnaissance à celui qui n'a rien fait que pour augmenter son mérite à ses yeux ou à ceux des autres. Je préfère une larme échappée de l'œil de celui qui s'afflige de ne pouvoir me secourir dans mes peines, (p. 812)

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Kant n'aurait pas manqué d'observer que pareille préférence, très respectable tant qu'elle est le fait de bénéficiaires en souffrance, risque de dégénérer, du moment qu'on s'en aviserait du côté des bienfaiteurs, en la pire des hypocrisies.

Colonisant la vertu, l'émoi s'impose du coup comme Yunum necessarium. La sensibilité se substitue au devoir; elle supplée tout aussi avantageusement au talent. Laclos retrouve - avec quelque ironie - un propos boulevardier de Favart pour déclarer que tels vers de mirliton étaient

Bons, excellents, quoique mauvais,
Car c'est le cœur qui les a faits, (p. 808)

Les annexions de la sensibilité ne seraient pas complètes si elle ne finissait aussi par figurer l'unique bonheur. Laclos aura, sa vie durant, cédé à bien d'autres appels; cela n'interdit pas les professions de foi exclusives. Le sentiment

nous rend susceptibles du seul véritable bonheur que nous puissions goûter
dans ce court trajet qu'on nomme la vie : quelle que soit sa durée, on n'a vécu
que par les affections qu'on a inspirées ou ressenties (....). Quant à moi, quel
que soit l'avenir, j'aurai toujours fourni une carrière complète, puisque j'aurai
su t'aimer et me faire aimer de toi. (p. 796)

Déchirements

Pareilles assurances engagent-elles quelque soupçon que ce soit? S'il n'y avait que ces bulletins de conquête, on serait en effet tenté d'y reconnaître une assurance peu tourmentée24 : pour autant que le goût, le devoir, voire peutêtre le bonheur sont autant d'aspects de la vieille insertion perdue, la sensibilité, ici, semble bien près de réussir la relève qu'on en attendait. La réussite reste pourtant assez fragile pour se saisir avidement de tout supplément de preuve. La sagesse des nations savait depuis toujours qu'à quelque chose malheur est bon. Les âmes sensibles en profitent pour des étalages pathétiques, qui attestent à chaque fois la profondeur sentie du lien un instant compromis. «Le plaisir séduit, mais les peines attachent» (p. 800); en résulte, en ces parages où tout le monde a peur de se trouver trop peu «attaché», comme une prédilection secrète pour tout ce qui permet de déployer la preuve du contraire.

La correspondance autorise en tant que telle ses affres. Laclos n'en finit pas d'élaborer des calendriers pour ajuster au mieux ses envois ou ceux de sa femme aux départs des courriers; ces computs laborieux prouvent que la régularité des échanges correspond à un besoin vital :

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Songe donc que je n'existe que par notre correspondance. Le courrier passé, le
courrier futur, voilà ma vie : le reste n'est que de la végétation, (p. 949)

Comme les communications de la Terreur ou de la guerre restent inévitablement
précaires, les arrangements aboutissent surtout à multiplier les retards;
ils se soldent à chaque fois par une inquiétude disproportionnée. Les lettres

du 7 et du 10 avaient trop retardé pour ma tranquillité; à présent que je les ai reçues, je trouve tout simple que quelques lettres retardent; il ne faut pour cela que quelque négligence et rien n'est plus naturel; mais l'inquiétude ne raisonne pas ainsi, surtout quand elle porte sur ce qui nous est le plus précieux, et les miennes portaient sur toi et nos enfants : voilà à la fois la cause et l'excuse des plaintes que je t'ai faites sur ce retard. Je me les reproche car je m'imagine bien qu'elles auront encore augmenté tes peines, déjà trop fortes; mais je ne te promets pas de ne pas recommencer à la première occasion pareille, (p. 825)

II «recommence» souvent - et va même parfois, les jours où il réussit le tour
de force de rester raisonnable, jusqu'à prévoir des inquiétudes qu'il ne ressent
pas encore :

Je commence par te dire que la dernière que j'ai reçue de toi est du 24 et que j'espérais en recevoir une hier 26. Cependant je mets toujours le premier retard sur le compte de la poste, et mon inquiétude ne commencera que demain si je n'ai point de tes nouvelles, (p. 835)

L'aspect incantatoire de ces tracas se vérifie quand on voit que Laclos rate parfois un départ du courrier par un empêchement de dernière minute, qui ne lui laisse plus le loisir d'écrire encore sa lettre; il lui faut plus d'une demiannée pour s'aviser de la solution pourtant évidente qui consiste à profiter du premier moment libre «sans s'embarrasser si c'est ou non jour de courrier» (p. 948), de façon à avoir toujours un envoi prêt. Cette grave décision une fois prise, l'épistolier vient à expédier des feuillets écrits en deux temps; il y gagne de répéter deux fois les formules affectueuses de la fin - et de pouvoir souligner ce supplément de plaisir :

Adieu, bonne chère amie; il est assez joli de t'écrire en deux volumes, cela fait
qu'on t'embrasse deux fois au lieu d'une; fais-en de même à nos enfants, (p.
1002)

Le général cultive une autre inquiétude encore. Les lettres qui lui arrivent en
Allemagne ou en Italie étant vieilles d'au moins une semaine, les nouvelles
qu'il apprend risquent toujours d'avoir déjà abouti à une suite plus fâcheuse :

Comment savoir, comment deviner ce qui a pu se passer en sept jours? Peutêtre
au moment où je t'écris... Oh, pourquoi faut-il qu'aujourd'hui 26 thermidor,
je ne puisse véritablement exister qu'à la date du vingt, (p. 932)

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Une légère indisposition peut s'aggraver, un mal contagieux faire d'autres
victimes. Le silence, qui pis est, est aussi inquiétant qu'une nouvelle fâcheuse;
on n'est jamais sûr, à cent lieues, de la santé des siens :

Tu ne me donnes pas de nouvelles de tes nerfs. Sois plus exacte, je t'en prie, sur
l'article de ta santé. Ma tranquillité y tient, (p. 921)

Attestant là encore le souci par les précautions insistantes qu'il prend pour
s'en garder, Laclos a vite fait de stipuler une règle de franchise absolue :

Promets-moi, bien solennellement, de ne jamais me laisser ignorer la moindre
maladie, soit de toi, soit de nos enfants. Tu sentiras facilement que, sans cette
convention rigoureuse, je serais dans de perpétuelles inquiétudes, (p. 939)

L'«article de la santé» justifie une sollicitude de tous les jours. Il n'y faut même pas de risques graves. Sur ce point aussi les minuties, les bobos dont on aurait honte de parler en public et dont on ne s'inquiéterait pas pour soimême, ne donnent que mieux la mesure d'une préoccupation en quelque sorte absolue. Angoisse qui, lorsqu'elle se combine avec quelque retard, semble servir comme d'écran à une inquiétude plus proprement relationnelle; la dénégation fondamentale de la rhétorique du sentiment s'étale alors presque en toutes lettres :

Non sûrement, ma chère amie, ton silence de cinq jours et non pas de trois ne m'avait fait élever aucun doute sur tes sentiments, mais bien de vives inquiétudes sur ta santé. Il me serait plus facile de te croire morte que de te croire un tort; mais comme tous deux anéantiraient à jamais, pour moi, tout espoir de bonheur, les expressions ont dû être les mêmes, (p. 867)

Les «expressions» se ressemblent mieux encore dans une lettre de la dernière maladie, où le malade, pour prévenir des inquiétudes qui paraissent encore excessives, rappelle la «convention rigoureuse» qu'on vient de voir. L'objurgation, pour qui ignorerait le contexte, suggérerait plutôt un soupçon d'infidélité :

Lorsque nous nous sommes promis, bonne chère amie, une inaltérable sincérité, c'est que nous avons senti qu'elle seule pouvait fonder une inaltérable confiance; en tenant de mon côté ce traité fidèlement, j'ai droit d'exiger que tu le tiennes de même; ainsi lorsque je vais te dire tout, je te conjure de régler ton imagination et de croire ce que je te dis, tout ce que je te dis, rien que ce que je te dis. (p. 1123)

II se pourrait donc bien que la vogue des problèmes de santé déborde les incertitudes inhérentes à un commerce lointain. La douleur du corps avait été longtemps un spectacle à la fois familier et indécent, qu'on évitait de toute façon d'étaler; l'intimisme y découvre, à la première comme à la

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seconde personne, de quoi convertir - au sens quasi analytique du terme - ses incertitudes honteuses. C'est peut-être la raison secrète pour laquelle l'individu moderne a fini par devenir si souffreteux. Laclos se trouve tout au plus au seuil de cette dérive;25 il vient déjà àse plaindre que sa femme se montre souvent d'une négligence déplorable :

Ma bonne amie, ne plaisante pas, je te prie, avec ta santé; songe qu'elle n'est pas
à toi seule. Mari et enfants la réclament, en usufruit et en propriété, (p. 976)

Mais c'est bien sûr surtout les séparations qui permettent de se proclamer inséparables. La correspondance n'existerait pas sans de nombreux départs; ce sont autant d'occasions à ne pas rater pour qui veut donner sa (dé) mesure. Le général s'empresse d'écrire dès sa première étape :

Tu seras peut-être étonnée, ma chère amie, que je t'écrive dès ce soir; mais il m'a paru que notre séparation avait été, pour ainsi dire, déchirée et j'essaie ce soir de la découdre. Je voudrais qu'il se mêlât au moins quelque douceur à la peine que tu ressens. Ce n'est pas que je m'en fâche : et comment m'en fâcherais-je? j'en ressens non seulement une sorte de joie, mais encore un peu d'orgueil, (p. 873)

Ne nous demandons pas trop quelle dissonance a pu troubler le départ. Pour qui adore renchérir, la moindre fausse note justifie d'infinies retouches. Le paragraphe, avec la fâcherie possible que le général s'empresse de nier,26 conviendrait assez bien à une scène de larmes un peu longue, dont le partant, après l'avoir d'abord savourée, avait pu un moment s'impatienter; la «joie» et l'«orgueil»27 d'avoir inspiré une si tendre affection n'auront pas tardé à reprendre le dessus.

Une demi-année plus tard, le départ du fils aîné pour son internat de
Fontainebleau, auquel le général assiste en esprit, donne lieu à une nouvelle
scène de larmes :

Avec quelque courage que tu me parles le 15 du départ de ton fils pour le 18, je n'en suppose pas moins qu'il t'aura été pénible. C'est le moment où les petits défauts disparaissent. J'apprendrai avec plaisir que cet événement n'aura point altéré ta santé; et je calcule toujours que le 3 du mois prochain, j'aurai de tes nouvelles directes, qui seront du 23 ou même du 24. (p. 974)

C'est vraiment les grandes orgues! Le paragraphe combine les computs laborieux, les inquiétudes de santé et le pathétique des séparations qui fait oublier les «petits défauts». On hésitera peut-être à reconnaître à travers ceux-ci la fêlure secrète que je crois sous-jacente à la rhétorique entière du sentiment; la réaction de Laclos au «courage» de son fils, qui a apparemment su partir sans déchirements excessifs, indiquerait pourtant que ce soupçon n'était pas loin :

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Tu me parles du départ de ton fils et il paraît par ce que tu m'en dis qu'il y a mis plus de courage que toi. J'espère que dans ce courage-là tu n'as pu remarquer aucune diminution de tendresse pour toi et je le présume à la manière dont tu me parles de lui... (p. 982)

L'absence se prolongeant, le pathétique des adieux se déguste quelquefois de façon indirecte. L'épistolier n'est guère porté à beaucoup parler de ses subordonnés; il consacre un paragraphe à une mésaventure de son aide de camp, qui, parti retrouver les siens, s'est vu écourter sa permission et n'y gagne ainsi que «le nouveau chagrin d'une séparation». Il y avait là une note émouvante à ne pas rater :

Je te raconte cette histoire parce que j'en suis vraiment affecté, et que d'ailleurs
elle n'est sûrement pas étrangère à ton cœur. (p. 992)

Laclos tient aussi à marquer l'anniversaire de son départ par une «occupation commemorative» : il consacre une matinée entière à «parcourir presque toutes les lettres» qu'il avait reçues de sa femme, y découvrant comme de bien entendu «de nouvelles raisons de [I]'aimer davantage» (p. 1065). La trouvaille la plus inattendue est de savourer le chagrin de la séparation à l'occasion d'une bonne nouvelle. Laclos se montre très heureux de savoir son frère cadet de retour à Paris : il y avait de quoi puisque «Choder» avait longtemps été retenu en Turquie par les hasards de la guerre; on avait même perdu sa trace au cours de sa traversée. Laclos se réjouit aussi que Choder pourra quelque peu le remplacer auprès de Mme Laclos; il s'empresse d'ajouter, aux lisières du serment d'amour et du déni, que cet espoir ne diminue en rien son chagrin :

A présent je ne te regarde plus comme isolée; je vois auprès de toi un autre moi-même, et il me semble que notre éloignement ne pèse plus que sur moi, ce qui me le rend moins pénible. Ce sentiment que je t'exprime peut-être mal n'est pas du tout, tant pour mon compte que pour le tien, un moindre désir de se réunir, ni même un moindre regret d'être séparé; mais c'est ce désir et ce regret séparés de toute autre cause que de nos mutuelles affections. La peine n'est pas moins vive, mais elle a moins d'âcreté; elle serre le cœur, mais elle ne le corrode pas. (p. 1055)

Les frères ne se retrouvent ensemble à Paris que pour quelques mois; le départ de Choder pour son poste suivant se trouve ensuite coïncider avec celui d'un autre ami de la famille et avec le passage du fils cadet à l'internat. L'unique lettre à Choder de la Correspondance - je veux dire bien sûr des lettres conservées - orchestre goulûment ce triple chagrin. Mme Laclos ne manque pas d'en tomber malade. Son mari, par une de ses phrases à double

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versant dont nous commençons à avoir l'habitude, note que la tendresse
comporte bien des tracas :

On a beau dire du mal de ses ennemis, il est bien rare qu'ils nous causent
autant de peine que nos amis; et encore y perd-on de maugréer à son aise. (p.
1084)

On aurait aimé l'entendre «maugréer» avec quelque détail; Laclos préfère enchaîner sur un satisfectit au sujet de sa fille, âgée alors de quatorze ans. Catherine-Soulange lui avait autrefois paru «plus spirituelle que sensible» (p. 800); aussi est-il tout heureux de la voir faire ses preuves :

Soulange aussi a connu, dans cette double occasion, et je pense, pour la première
fois, les larmes qui viennent du cœur. C'est l'époque de sa puberté
morale, (p. 1084)

La mort amène un déchirement suprême. Le deuil retrouve donc, à son tour qui est le dernier, l'accent apologétique qui caractérise toutes les grandes heures du sentiment. Les âmes sensibles ont l'orgueil de leur chagrin; Laclos se vante, qu'on me passe le terme, d'un «long regret» de dix ans :

J'ai toujours soutenu que c'était une véritable consolation que de sentir qu'on était inconsolable; et que la chose la plus capable d'augmenter un grand chagrin était l'idée que peut-être on s'en consolerait. J'étais jeune quand je disais cela, on me taxait d'exaltation; je suis vieux maintenant, et mon expérience n'a fait que me confirmer dans ce sentiment. Je regrette encore mon père comme au premier jour, et ce long regret est la seule consolation que j'éprouve de sa perte, (p. 840)

On se sent presque méchant d'observer que ce deuil lancinant n'affleure toujours que cette seule fois. Les décès actuels de la correspondance donnent lieu à tout un affairement, un mélange d'effusions et de prudences qui attestent à la fois la profondeur du coup et le souci de ne pas en perdre le bénéfice. Quand Laclos demande à sa femme de transmettre ses condoléances à une amie de la famille devenue veuve, il s'agit de bien plus que d'une formule

Je ne doute pas que tu ne voies Mme de St-Remi le plus qu'il te sera possible. Si tu en trouves l'occasion, fais-lui mention de moi et de tout l'intérêt que tu sais bien que je prends à elle. Je n'ose pas lui écrire dans ces premiers moments. Je désire pourtant qu'elle sache que personne ne partage plus vivement et plus sincèrement ses justes regrets, (p. 897)

Mme Laclos s'entend conseiller, à la même occasion, de modérer son deuil,
qui compromettrait sinon sa «tranquilllité physique et morale» (p. 897).
Conseil assez mal suivi : on devine à travers la lettre suivante des soins assez

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pénibles auprès de la veuve et de la mère du défunt. Tout se passe comme si
Laclos, à vrai dire, ne s'était pas attendu pas à moins :

Je ne puis qu'être très satisfait que cela ait été ainsi. Tu as trouvé ton courage
dans ton cœur, cela est tout à fait digne de toi; tu y trouveras aussi ta récompense,
(p. 898)

On se doute que le conseil de modération était meilleur à donner qu'à recevoir
: il attestait surtout la sollicitude du conseiller...

Les historiens de la mort nous ont appris comment l'intolérance à la séparation remodèle, en cette fin du XVIIIe siècle, jusqu'aux conceptions populaires de l'au-delà : les délices traditionnels de la visio dei y composent de plus en plus avec l'espoir de se réunir àde chers disparus.28 De tempérament décidément profane, Laclos ne rêve jamais ce genre de retrouvailles. Reste que la seule immortalité qu'on le voit un instant escompter est elle aussi de trempe sentimentale :

Quelque chose qui puisse arriver, je me console par cette idée que tu seras pour moi la postérité; et que ma mémoire trouvera un asile dans ton cœur. Le cœur pur et sensible d'une bonne mère est un panthéon qui en vaut bien un autre, (p. 802)

Laclos avoue deux lignes plus bas qu'il a aussi «concouru pour l'autre» Panthéon, à cette époque dans toute la nouveauté de sa destination memoriale. La sensibilité, en véritable «panacée universelle» (p. 1054) qu'elle est, prend encore la relève de la gloire.

Comment conclure? On ne saurait, de toute évidence, prétendre inventorier la rhétorique du sentiment sur la foi d'une seule correspondance. Pour mesurer valablement l'ampleur du phénomène, il faudrait une enquête internationale, poursuivie au large d'une archive quasi infinie : le XVIIIe commence à disposer d'un réseau postal de plus en plus dense et fiable, qui favorise un peu partout les confidences écrites. Une recherche qui saurait embrasser l'ensemble de cette production ne manquerait d'ailleurs pas de découvrir que l'emphase sentimentale, pour y être largement prédominante, ne la submerge pourtant pas tout entière. Un brillant épistplier comme le prince de Ligne, pour nous en tenir à ce seul exemple, ne proteste de ses attachements qu'en termes mesurés; tout au plus lui arrive-t-il de pasticher quelquefois, entre gens du monde, les emphases que Laclos et ses émules avaient tellement besoin de prendre au sérieux.

La présente étude voudrait avoir suggéré, fût-ce sur la foi d'un seul exemple,que ce sérieux recelait un profond désarroi. Il suffit d'avoir feuilleté quelques dizaines de lettres du XVIIIe siècle finissant pour savoir que les rites, les enfantillages et les déchirements dont j'ai essayé de retrouver la

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logique secrète y représentent des recours très partagés; comme on n'était jamais sûr d'avoir suffisamment conjuré la scandaleuse indifférence que ces insistances cherchaient à dénier, l'enquête élargie qu'il faudra bien un jour entreprendre trouvera sans doute à définir quelques autres stratégies encore, que Laclos aurait pour sa part moins pratiquées. L'épistolier que nous avons considéré d'un peu près est incomparablement plus quelconque que l'auteur des Liaisons dangereuses; rien ne le prédestinait dès lors à orchestrer une version à quelque degré que ce soit exhaustive d'une antienne qu'il reprenait après bien d'autres. Du moins nous aura-t-il permis d'indiquer combien la prolixité pour nous lassante des cœurs sensibles était, d'un bout à l'autre, foncièrement sur la défensive.

Paul Pelckmans

Anvers (UFSIA)



Notes

1. Laclos: Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Laurent Versini. Gallimard, Paris, 1979. Nos références à Laclos renvoient à cette édition.

2. Laurent Versini: «Laclos reconsidéré d'après la Correspondance complète» in: Approches des Lumières, mélanges offerts à Jean Fabre. Klincksieck, Paris, 1974, p. 547-60.

3. Emile Dard: Le général Choderlos de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses, Libraire Académique Perrin, Paris, 1920; Georges Poisson: Choderlos de Laclos ou l'obstination. Grasset, Paris, 1985.

4. Cf. par exemple les études rassemblées par R. Chartier dans La correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle. Fayard, Paris, 1991, et le récent numéro thématique de Romantisme (90/1995: 'J'ai toujours aimé les correspondances...').

5. Cf. àce sujet les études classiques de Louis Dumont: Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne. Seuil, Paris, 1983; L'idéologie allemande. France-Allemagne et retour. Gallimard, Paris, 1991.

6. Je me permets de renvoyer, pour une discussion plus détaillée, au premier chapitre de mon Isabelle de Charrière. Une correspondance au seuil du monde moderne. Rodopi, Amsterdam, 1995. ('Les surenchères du concernement', p. 13-49.)

7. Laclos, on le sait, pensait parfois àun second roman, qui aurait cherché à «rendre populaire cette vérité qu'il n'existe de bonheur que dans la famille» (p. 1064); il lui arrive aussi - l'événement prouve que c'était son humeur la plus fréquente - de préférer ce bonheur au livre : Si j'avais plus de courage, je ferais des livres; mais je suis devenu si bête que je n'ai pas la moindre idée : je suis, comme toi, absorbé dans celle de ma famille, et je m'y trouve si bien que je n'ai pas le courage d'en sortir, (p. 985) Signalons au passage que la même profession de bêtise se retrouve dans la seule lettre conservée de Mme Laclos : Je suis une stupide bête qui végète en bonne mère, en bonne femme, heureuse des sentiments que mon époux et mes enfants me donnent (p. 969)

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7. Laclos, on le sait, pensait parfois àun second roman, qui aurait cherché à «rendre populaire cette vérité qu'il n'existe de bonheur que dans la famille» (p. 1064); il lui arrive aussi - l'événement prouve que c'était son humeur la plus fréquente - de préférer ce bonheur au livre : Si j'avais plus de courage, je ferais des livres; mais je suis devenu si bête que je n'ai pas la moindre idée : je suis, comme toi, absorbé dans celle de ma famille, et je m'y trouve si bien que je n'ai pas le courage d'en sortir, (p. 985) Signalons au passage que la même profession de bêtise se retrouve dans la seule lettre conservée de Mme Laclos : Je suis une stupide bête qui végète en bonne mère, en bonne femme, heureuse des sentiments que mon époux et mes enfants me donnent (p. 969)

8. Cf. par exemple p. 981 : «notre esprit a besoin de passer du monde àla solitude et de la solitude au monde comme notre corps du repos au mouvement et du mouvement au repos.»

9. Même note au sujet d'un pot au contenu non spécifié, quelque friandise sans doute ou simplement du «bon beurre»; Mme Laclos en ayant reçu pareillement, ce sera «encore un moyen de [se] rapprocher d'intention» (p. 866)...

10. Laclos se targue aussi quelquefois d'une préoccupation quasi permanente, que sa femme peut donc rencontrer à chaque fois qu'elle y pense : A quelque moment que ce soit, tu pourras toujours te dire, sans crainte de te tromper, que je suis de tout mon désir en tiers dans ta conversation, (p. 926) Tu peux bien te dire et te répéter à tous les instants du jour, et encore à beaucoup de ceux de la nuit, il pense à moi... (p. 1108)

11. «Le Picpus n 'était pas une véritable prison, mais un exemple de ce qui existait déjà sous l'Ancien Régime sous le nom de 'pensions bourgeoises'» (G. Poisson, op. cit., p. 362; italiques de GP).

12. Cf. p. 829.

13. Cf. p. 856.

14. Cf. p. 865.

15. Cf. pp. 803, 831, 845, 849, 852, 856, 861, 865...

16. Georges Poulet: Etudes sur le temps humain 11. Pion, Paris, 1951, p. 71 («Chamfort et Laclos»).

17. Cf. pp. 910,923,928.

18. Cf. p. 800.

19. Cf. p. 835.

20. Cf., bien sûr, le livre pionnier de Philippe Ariès: L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime. Pion, Paris, 1960.

21. Cf. par exemple pp. 896, 899,941,947,983,998,1030...

22. Cf. pp. 947, 1047, 1086,1089.

23. Comment ne pas noter que Marivaux indiquait de son côté que la bonté immédiate de son personnage n'allait pas non plus sans certain égoïsme, celui-ci fût-il des plus respectables : Jamais elle ne fut généreuse à cause qu'il était beau de l'être,.mais à cause que vous aviez besoin qu'elle le fut; son but était de vous mettre en repos, afin d'y être aussi sur votre compte. (La vie de Marianne, éd. Deloffre, Garnier, Paris, 1963, p. 169)

24. Encore est-il significatif que l'égoïsme émerge si vite comme antitype de la bienfaisance émue. Le soupçon tant soit peu arbitraire pourrait bien comporter une part de projection.

25. Je note au passage que ce thème de la santé, si fréquent dans les correspondances du XVlir", reste largement absent du roman sentimental : l'imprimé s'astreint plus longtemps aux sujets nobles.

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Résumé

Prisonnier sous la Terreur, puis général de brigade du Consulat, Laclos échange avec les siens une copieuse correspondance, qui est un parfait spécimen de la rhétorique du sentiment alors en vogue. Rhétorique au premier regard stéréotypée et monotone, que la critique a rarement scrutée de près, mais qui prend un nouvel intérêt quand on y reconnaît un point de départ de l'intimisme moderne. La soudaine émergence de celui-ci reste un des aspects les plus énigmatiques des débuts de notre modernité; la présente étude suggère d'y reconnaître un phénomène essentiellement compensatoire, une tentative de dénier la nouvelle distance interhumaine que la montée des individualismes ne pouvait manquer d'entraîner. La rhétorique du sentiment cherchait à conjurer ces dérives, à sauvegarder au moins une proximité élémentaire avec quelques intimes. Proximité forcément précaire, qui ne négligeait donc aucune occasion de faire ses preuves; les lettres de Laclos permettent d'ébaucher une première typologie de cette apologie toujours menacée.



26. Même empressement au sujet de quelques réactions un peu vives au retard d'une lettre, que Mme Laclos risquerait d'interpréter comme un reproche; cf. surtout p. 934 («je t'en prie, ne prends pas cela pour un reproche») et 1020 («une expression qui pût avoir l'air d'un reproche»). Laclos aura cherché à faire preuve d'une exquise sollicitude; elle se profile aussi, deux siècles plus tard, comme une extrême prudence, qui souligne une fois de plus la fragilité profonde d'un lien qui requiert tant de précautions. On retrouve les mêmes infinies prudences au sujet d'un placement que Mme Laclos a dû décider de son propre chef (cf. pp. 1043, 1044, 1057) ou de telles «inquiétudes quineine peuvent qu'aggraver (une) situation pénible (...) sans pouvoir y remédier», (p. 1122)

27. Le terme indique à sa façon que les déchirements sont bien une performance, une belle attitude qui, en dépit de bien d'insistances de sens contraire, n'est pas vraiment spontanée puisqu'on se félicite d'avoir su la "(faire) prendre élégamment. Cf. aussi : Je ne me vante pas de ces sentiments, ce n'est qu'une dette bien juste que j'acquitte; mais j'ai le mérite de la payer avec grand plaisir, (p. 1014)

28. Cf. à ce sujet Ph. Ariès: «L'histoire de l'au-delà dans la chrétienté latine», in: Ariès et al.: En face de la mort. Privât, Toulouse, 1983, p. 12-45.