Revue Romane, Bind 32 (1997) 2

Le conditionnel : temps ou mode? Arguments syntaxiques1

par

Lofti Abouda

Aujourd'hui, en linguistique, presque plus personne ne considère la forme
en -rait comme un mode. Les arguments avancés pour affirmer la nature
temporelle du conditionnel (COND) sont essentiellement de trois types2 :

1. Arguments diachroniques.

Dans son ouvrage de 1939, et suite à Brunot (1905 & 1922) et Guillaume (1929), Wagner a souligné que, d'un point de vue étymologique, le conditionnel était un temps : il s'agissait à l'origine d'une forme de l'indicatif. Il note que le fait de considérer le conditionnel à la fois comme un mode et un temps revient à envisager d'un point de vue diachronique 1' «une des plus étonnantes évolutions (de temps en mode ou inversement) qui soit»...3

2. Arguments morphologiques.

La morphologie du conditionnel démontre clairement le rapport qu'entretient
cette forme verbale avec à la fois l'imparfait (IMP) et le futur (FUT),
deux temps qui appartiennent indiscutablement à l'indicatif (IND).

3. Arguments analogiques.

On distingue habituellement un 'conditionnel-temps' et un conditionnelmode',en cette analyse par l'existence d'un certain nombre d'emploisoù le conditionnel exprime une modalité et ne renvoie pas à une tranchedu Temps.4 Or, plusieurs temps de l'indicatif, et notamment, l'imparfait et le futur, ne s'emploient pas exclusivement pour situer un procès dans le Temps mais dénotent différentes valeurs modales. On ne considère pas pour autant I'IMP, le FUT, etc. comme des modes. Il n'y a a priori aucune raison qu'on réserve un traitement particulier au conditionnel et qu'on parle à son

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propos de 'mode' sous prétexte qu'il a de nombreuses valeurs modales. La
distinction entre mode et modalité, si elle a un sens à propos de la plupart des
formes verbales (F.V.),5 devrait s'étendre au conditionnel...

En réalité, ces différents arguments ne sont pas aussi solides qu'ils en ont l'air. Et dans un autre cadre, nous pourrions sinon les réfuter, du moins relativiser leur importance. Ainsi, par exemple, refuser a priori, comme le fait Wagner, qu'une forme verbale puisse passer d'une catégorie à une autre n'est pas fondé. Nous avons même des raisons de soutenir la thèse inverse. En effet, l'on a constaté, dans de nombreuses langues, le passage d'une F.V. de la catégorie de l'aspect à celle du temps. L'on pourra même dire la même chose à propos du passé composé (PC) en français qui, au moins dans un certain nombre d'emplois, n'est plus un accompli du présent mais se présente comme l'équivalent temporel du passé simple (PS) et appartiendrait donc, en l'occurrence, à la catégorie du temps et non plus à celle de l'aspect.

On ne peut donc pas exclure le passage d'une forme donnée d'une catégorie
à une autre, que cette catégorie soit d'ailleurs grammaticale ou syntaxique
.6

D'autre part, il convient de préciser qu'aucun argument proprement historique n'a été apporté par Wagner pour démontrer la nature temporelle du conditionnel. Nous dirions même qu'il a porté, d'un point de vue diachronique, un coup décisif à cette idée, défendue entre autres par Brunot, en soulignant que les emplois temporels et modaux du conditionnel ont paru à la même époque. Et si Wagner, à la fin de son ouvrage, se range dans l'école de Brunot et Guillaume, il le fait en synchronie et en apportant des arguments empruntés à la psychomécanique du langage.

Quant aux arguments morphologiques, un simple examen des données suffit à relativiser leur importance. D'une part, la distinction entre modes ne se fait pas exclusivement, loin de là, sur le plan morphologique, et, d'autre part, l'accumulation des deux morphèmes du FUT (-r) et de l'iMP {-ai-) ne peut pas signifier automatiquement, en bonne méthode, l'appartenance de la forme en -rait à l'indicatif.

Enfin, l'argumentation analogique est loin d'être décisive puisque son 'axiome' de départ n'est rien d'autre que l'objet lui-même de la démonstration, à savoir «le conditionnel est un temps de l'indicatif». Il suffirait qu'on refuse ce point de départ en proposant l'axiome inverse pour que l'argumentation n'ait plus la même portée...

Tout cela pour dire que les arguments qui ont été avancés pour démontrer la nature temporelle de la forme en -rait sont loin d'être suffisants. La question que nous nous posons et qui constitue le titre de cet article reste donc d'actualité : le conditionnel : temps ou mode?

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Mais, débattre du statut modal et/ou temporel du conditionnel présuppose
logiquement que l'on ait une définition claire à la fois du temps verbal et du
mode.

Une définition claire de ces deux catégories verbales, cela implique, entre autres, que ladite définition doive s'appliquer sur un critère (ou un ensemble de critères hiérarchisés) bien clair, qu'on utilise dans les différentes phases de l'analyse, à propos de tous les modes et temps.

Malgré quelques tentatives intéressantes (comme, par exemple, celle de
Confais (1990) et celle de Curât (1991)), cette clarté théorique souhaitée
demeure, au mieux, au stade programmatique.

Ainsi, à propos du mode, l'on définit, par exemple, le subjonctif (sub) en se fondant soit sur sa morphologie, soit sur sa valeur sémantique. On définit parfois l'indicatif sur la base de sa morphologie, alors que l'impératif, qui emprunte sa morphologie ou bien à l'indicatif, ou bien au subjonctif, se définit soit sémantiquement, soit syntaxiquement par la non-réalisation lexicale du sujet...

Il n'est pas impossible que tous ces niveaux (syntaxe, morphologie et sémantique) participent à la distinction entre les différents modes verbaux. Il faut toutefois proposer une classification homogène qui s'appuie sur une hiérarchisation claire de ces différents niveaux d'analyse.

La question n'est pas simple, puisque, aujourd'hui, grammairiens et linguistes ne s'entendent même pas quant au nombre de modes en français (cela varie grosso modo entre quatre et six), et s'ils sont d'accord à propos du nombre, les modes ne sont pas nécessairement les mêmes.7

La catégorie du temps verbal n'est pas mieux définie et plusieurs thèses s'affrontent : la thèse du temps référentiel, la thèse du temps subjectif, la thèse du temps textuel, la thèse pragmatique, etc. Cet affrontement n'oppose pas des thèses qui divergent simplement à propos de méthodes, de procédures techniques, ou sur tel ou tel point de détail, mais touche au statut même de la catégorie du temps : son lien avec le Temps extra-linguistique, son rôle discursif, son statut monosémique et/ou polysémique, etc.

Si le désaccord est aussi total à propos de la définition même de ces deux
catégories, comment pourrions-nous nous entendre sur le statut catégoriel
de la forme en -mit?

La réponse ne nous semble possible que si nous attaquons de front plusieurs
problèmes à la fois.

Comment pourrons-nous construire la valeur8 d'une F.V. x donnée?

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définition D2 construite par opposition à d'autres formes verbales du système.

Autrement dit, il ne suffit pas d'observer les emplois de l'iMP, par exemple, et d'en conclure qu'il aurait comme valeur un trait 'Rupture' ou changement repère'.9 Encore faut-il que ce trait, supposé résumer les emplois de l'iMP, ne soit pas vérifié à propos d'autres formes verbales, par exemple, le conditionnel. A moins que l'on ait une explication valable de cette coïncidence' priori inattendue parce qu'il n'y a aucune raison que deux formes différentes d'un même système aient la même valeur interprétative (une définition doit convenir à tout le défini et au seul défini).

La définition en extension pose d'autres problèmes autrement plus complexes : y a-t-il un sens à opposer, par exemple, l'infinitif (inf) à une forme verbale comme le PS? Même en y répondant positivement, il nous semble clair que l'opposition PS/INF est moins 'intuitive' que l'opposition FUT/IMP, par exemple, ou celle, encore plus évidente, entre le FUT et le FUT accompli. Autrement dit, les catégories du temps, du mode et de l'aspect, indépendamment des valeurs interprétatives qu'elles peuvent avoir, se présentent d'abord à nos yeux comme différents groupements de F.V.

Sur quelle(s) base(s) sont fondés ces groupements?

Les définitions onomasiologiques de ces catégories, même si elles sont
nécessaires, ne sont pas de nature à trancher le débat.

Au fil des réflexions, il nous a semblé possible d'interpeller la syntaxe. Notre idée de départ était de faire un inventaire exhaustif de toutes les structures syntaxiques qui admettent le conditionnel, et de les comparer par la suite aux structures syntaxiques qui admettent le subjonctif et/ou l'indicatif.10 Le travail d'inventaire s'est fondé sur l'observation d'un corpus constitué de quelques trois cents énoncés." L'inventaire en lui-même est bien entendu loin d'être suffisant et ne constitue qu'une première étape dans notre démarche. L'étape suivante, plus importante à nos yeux, consiste en l'analyse de ces données, analyse fondée sur la modification, contrôlée, de certains éléments, essentiellement syntaxiques, dans les différents énoncés observés. C'est ce qui nous permet de comparer l'acceptabilité des différentes F.V. par rapport aux structures syntaxiques dans lesquelles elles sont insérées.12

Structures syntaxiques

Toute classification syntaxique, aussi descriptive soit-elle, présuppose un cadre théorique donné. Or, il n'est pas certain que les modèles théoriques existants puissent, tels quels, rendre compte, d'une façon adéquate et économique,de tous les phénomènes syntaxiques qui sont ici pertinents, c'est-àdireles phénomènes qui jouent, d'une manière ou d'une autre, un rôle dans le choix du mode verbal. Plus particulièrement, la représentation syntaxique

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des traits du mode, du temps et de l'aspect, le statut du ditique sujet, la
valeur et l'étendue du trait lexical des différents mots qu-, etc., se trouvent
aujourd'hui au centre d'un débat qu'il nous est difficile de trancher ici.

Pour toutes ces raisons, il convient de préciser que la classification syntaxique qui suit ne reflète pas toujours une analyse syntaxique fine : son objectif est moins de proposer une telle analyse que de souligner les contrastes qui opposent les différentes structures considérées en rapport avec l'élément ici pertinent, à savoir le mode verbal.

A propos de la classification syntaxique elle-même, nous distinguons deux grands types de phrases : les phrases indépendantes et les phrases complexes. Celles-ci représentent trois types différents de liens syntaxiques : l'hypotaxe, la parataxe et la subordination lâche.

Nous définissons l'hypotaxe comme étant un lien syntaxique qui s'établit entre deux phrases par le fait que l'une d'entre elles occupe une position dans l'autre. Nous dirons alors qu'une proposition A est enchâssée dans une catégorie majeure (X") de la proposition B. A l'intérieur de cette classe, nous distinguerons, pour des raisons pédagogiques, les propositions selon la nature catégorielle de X", X" pouvant avoir comme valeur N(om), V(erbe) ou A(djectif). Il est possible d'opérer un classement syntaxique plus fin en se fondant sur d'autres sous-critères syntaxiques...

La parataxe est un lien syntaxique qui s'établit entre deux phrases sans que l'une n'occupe une position dans l'autre. Il s'agit en fait d'une juxtaposition entre deux propositions dont chacune est localement complète. Milner (1989) avance, à juste titre, que ce type de liens est fondé sur les places et non sur les positions.

Quant à la subordination lâche, nous lui donnons ici un statut bien précis qui n'est pas toujours en accord avec les définitions les plus courantes : il s'agit du lien syntaxique qui s'établit entre une proposition et un constituant en position adjointe (noté ici S-A'). Autrement dit, la proposition (S-A') en question n'est sous-catégorisée par aucun constituant X" de la phrase supérieure.Cette classe de structures, qu'on peut aussi appeler la classe des circonstancielles, désigne un seul type fondamental de constructions syntaxiquesmais regroupe plusieurs classes propositionnelles classiques : hypothétiques,circonstancielles, temporelles, conditionnelles, causales, etc.13. Les structures qui sont inventoriées ci-dessous ne représentent qu'un premier niveau d'enchâssement. On peut rencontrer un système d'enchâssement plus complexe où un élément dominant une phrase est lui même dominé par un élément supérieur : c'est le phénomène syntaxique que nous désignons par N-ENCHÂSSEMENT et qui paraît trop complexe pour être traité ici. De même, faute d'avoir un nombre suffisamment représentatif d'exemples, ni les comparatives,ni

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paratives,niles corrélatives, ni les consécutives ne seront traitées dans
l'inventaire qui suit.

I. Phrase indépendante

1. La phrase ne commence pas par un mot -qu,

1.1. Avec Inversion Sujet-Verbe.

Depuis Benveniste (1966) et Kayne (1973), il semble largement admis que le sujet, notamment en cas d'inversion, a des comportements syntaxiques différents selon qu'il s'agit d'un Groupe Nominal (GN) lexical ou d'un clitique (Cl). Sans entrer ici dans les détails syntaxiques et techniques,14 nous nous proposons de distinguer les deux sous-cas suivants : (i) le sujet est un clitique; (ii) le sujet est un GN lexical.

1.1.1. Le sujet est un clitique.

Il semble que la structure syntaxique considérée ici donne lieu à des énoncés appartenant principalement à deux types d'environnements sémantiques : l'interrogation et l'exclamation - environnements qui ne jouent pas un rôle décisif dans l'apparition du mode verbal, mais que nous distinguons ici pour la clarté de l'exposé.

1.1.1.1. [+ Interrogation].

Les données qui nous semblent ici pertinentes peuvent être soulignées par les
exemples suivants :

(1) a. Vit-il à Paris?
b. Vivrait-il à Paris?
c. *Vive-t-il à Paris?

D'après ces exemples, l'indicatif et le conditionnel sont tous les deux possibles
alors que le subjonctif est exclu.

1.1.1.2. [+ Exclamation].

Ici, les données sont un peu plus complexes, notamment à cause de la présence
d'un certain nombre d'emplois, que l'on pourrait juger 'marginaux',
mais qui requièrent toutefois une explication.

Soit les exemples suivants15 :

(2) a. Est-il aimable (sot/bête)!
b. L'aime-t-il sa petite femme!

Nous n'avons réussi à trouver aucun exemple au conditionnel dans des phrases comme (2) et il nous semble effectivement que cette F.V. est difficilement acceptable dans ce genre d'environnements. Mais en y voyant de plus près, l'on se rend compte que des exemples à l'indicatif (autres que le

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présent, et peut-être l'imparfait) sont au moins aussi difficilement acceptables:

(3) a. ?Serait-il aimable!
b. ??Fut-il aimable!

Certes, nous n'avons pas un nombre suffisamment représentatif de ce genre d'exemples, et il est en conséquence un peu difficile de juger de leur acceptabilité; mais il convient de préciser que le conditionnel se comporte dans ces structures d'une façon analogue à celle d'un certain nombre de temps de l'indicatif. Cette constatation, prudente, suffit au besoin de notre démonstration.

D'autre part, même si les exemples (2) sont extrêmement contraints,16 il
serait intéressant de pouvoir les traiter par opposition à l'exemple (4), même
si ce dernier est au moins tout aussi contraint :

(4) Puisse-t-il être reçu!

Des exemples comme (4) au subjonctif sont en réalité très majoritairement exclus et ne sont possibles qu'avec les deux verbes modaux pouvoir et devoir (dans la première proposition d'une concessive en ce qui concerne ce dernier). Dans son étude sur le système hypothétique du français, Wagner (1939) a consacré un grand paragraphe sur ces 'auxiliaires' qui font partie dans sa terminologie des 'verbes réfractaires' et qui ont eu comme particularité diachronique de résister à la terminaison indicative et à celle en -mit. Synchroniquement, il serait possible de les distinguer syntaxiquement des autres verbes puisque leurs structures ne sont pas identiques à celles qui sont étudiées dans ce paragraphe. L'on pourrait donc raisonnablement les considérer comme des cas marqués (à la fois syntaxiquement et sémantiquement) et les écarter des cas étudiés ici.

1.1.2. Le Sujet est un GN lexical.

Les exemples pertinents sont les suivants :

(5) a. Vive le Roi!
b. *Vitleßoi!
c. 'Vivrait le Roi!

(6) a. Soit un triangle ABC.
b. *Est un triangle ABC.
c. *Serait un triangle ABC.

(7) a. Fasse le Ciel!
b. "Fait le Ciel!
c. 'Ferait le Ciel!

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On serait donc a priori tenté de soutenir l'hypothèse suivante : lorsque le sujet inversé est un GN lexical, le subjonctif est obligatoire. Toutefois, on signale la possibilité d'un certain nombre d'exemples à l'indicatif dans des tours qui semblent à première vue faire partie des structures syntaxiques étudiées ici :

(8) a. Dans la forêt vivait un vieil ermite.
b. De janvier 1922 à août 1923 a vécu, au troisième étage de cet immeuble
avec Hadley, son épouse, l'écrivain américain Ernest Hemingway.17

Nous avons essayé de démontrer ailleurs (Abouda, 1995, op. cit.) qu'avec les exemples (8) nous n'avons pas affaire à une structure syntaxique identique à celle des exemples (5)-(7).18 La question qui mérite en revanche d'être posée ici est la suivante : le COND est-il exclu des structures semblables à (8)?

Soit les exemples suivants :

(9) a. ??Dans la forêt vivrait un vieil ermite. b. De janvier 1922 à août 1923 aurait vécu, au troisième étage de cet immeuble avec Hadley, son épouse, l'écrivain américain Ernest Hemingway.

S'il est, pour des raisons sémantiques qui nous semblent évidentes, difficilement
acceptable en (9a),19 le conditionnel est parfaitement possible dans (9b).

Le conditionnel se comporte donc, là aussi, d'une manière très analogue à
celle des temps de l'indicatif.

Si l'on veut bien faire abstraction des modaux pouvoir et devoir - ou plutôt leur réserver un traitement particulier en les considérant comme marqués -, il nous semble qu'il y a une distribution claire entre les structures syntaxiques qui admettent le subjonctif et celles qui admettent l'indicatif et le conditionnel. A propos de ce premier cas observé (1-1.1.), notre hypothèse sur la distribution SUB-IND-COND prendra donc la forme suivante :

(Hl) Si dans une phrase ne commençant pas par un mot -au, nous avons
affaire à une inversion sujet-verbe, alors :

• si le sujet de la phrase est un ditique, l'indicatif et le conditionnel sont tous
les deux possibles, le subjonctif est exclu - exception faite des modaux
pouvoir et devoir;

• si le sujet est un GN lexical, nous avons deux possibilités :

- si c'est le verbe qui se déplace à gauche du sujet dans la position COMP,
alors le subjonctif est obligatoire;

- si c'est le sujet qui se déplace à droite du verbe dans une position adjointe
au GV, le subjonctif est exclu, l'indicatif et le conditionnel sont
tousles deux possibles.

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Cette hypothèse ne souffre aucune exception et semble même être généralisable
aux autres modes 'reconnus' du français.

1.2. Sans Inversion Sujet-Verbe

Soit les exemples suivants :

(10) a. Je voudrais quatre souris blanches.
b. Il arrivera demain matin.
c. Pierre venait tous les jours.

(11) a. *I1 vienne.
b. *Pierre vienne.

(12) a. Le Ciel fasse que vous ayez raison!
b. Dieu vous bénisse!

Si l'on fait abstraction des exemples de type (12) qui peuvent être considérés comme marqués (leurs sujets appartiennent à une classe sémantique fermée, bien particulière et facilement repérable : le Ciel, Dieu, le Destin), seuls l'indicatif et le conditionnel sont possibles. D'où notre deuxième hypothèse (H2) :

(H2) Dans une phrase sans mot -qu, si la position canonique du sujet est remplie (par un GN, un Cl, ou un S), alors l'indicatif et le conditionnel sont possibles, le subjonctif est exclu (à moins que le GN sujet soit de la classe {Dieu, Destin, Ciel}).

2. La Phrase commence par un mot -qu.

Pour la clarté de l'exposé, il convient de distinguer ici entre deux sous-cas :

2.1. Avec Inversion Sujet-Verbe.

Soit les exemples suivants :

(13) a. Que ferait-/fait-il? - a'. *Que fasse-t-il?
b. Que ferait/fait Pierre? - b'. *Que fasse Pierre?

(14) a. Où va/irait-il? - a'. *Où aille-t-il?
b. Où va/irait le monde? - b'. *Où aille le monde?

(15) a. Que n'écrit-il en prose! - a'. *Que n'écrive-t-il en prose!
b. Que ne l'ai-je su! - b' *Que ne l'aie-je su!

Certes, il est difficile d'avoir des exemples de type ( 15) au conditionnel. Mais
il convient de préciser que ces tours, non seulement excluent le conditionnel,

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mais semblent s'employer avec seulement certaines formes verbales de l'indicatif (par exemple, entre autres, le PS nous semble totalement exclu). Sans aller jusqu'à démontrer comment les tours (15) sont extrêmement contraints et se distinguent de la plupart des énoncés relevant de ce genre de structures, il nous suffit de dire que le conditionnel ne se distingue pas des F.V. de l'indicatif puisque certaines de ces formes sont, dans des énoncés comme (15), tout aussi inacceptables que le conditionnel.

Il est donc possible de soutenir, là aussi, que, dans ce genre de structures,
l'indicatif et le conditionnel sont tous les deux possibles alors que le subjonctif
est totalement exclu.

2.2. Sans Inversion Sujet-Verbe.

Examinons les exemples suivants :

(16) a. Qu'il est beau! - a'. Qu'il serait beau! (dans son nouveau costume)
b. Qu'il est bête! - bl.b1. Qu'il serait bête! (s'il faisait cela)
c. Où il va? - c'. Où il irait?

Les exemples (16) n'ont pas d'équivalents au subjonctif. Ce n'est pas le cas
du tour (17) qui, lui, ne s'emploie qu'avec ce mode :

(17) Qu'il vienne! -~* Qu'il vient! / "Qu'il viendrait!

Dans ce cas aussi (1-2.), il nous semble qu'il y a une répartition claire entre
les emplois du subjonctif d'une part, et les emplois de l'indicatif et du conditionnel,
de l'autre. On peut donc énoncer l'hypothèse suivante (H3) :

(H3) Si une phrase indépendante commence par un mot -qu de type exclamatif
ou interrogati/, alors l'indicatif et le conditionnel sont tous les deux possibles,
le subjonctif est exclu.
Si, au contraire, la phrase commence par la conjonction que (sémantiquementvide),
le subjonctif est obligatoire (et donc, l'indicatif et le conditionnel
sont exclus).

II. Phrase complexe

A. Un Système de deux propositions en Lien Lâche (proposition en position
adjointe + proposition matrice).

1. Dans la matrice.

A l'exception de quelques tours archaïques notamment avec le plus-queparfait du subjonctif (dit 'conditionnel passé 2e2e forme'), comme dans (18), l'apparition du subjonctif ou de l'indicatif obéit grosso modo aux mêmes règles observées ci-dessus dans (I) :

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(18) La Marie eût été jolie si le travail et le labeur ne l'eussent prématurément
vieillie.

2. Dans la position adjointe.

2.1. S-A ' est régie par une préposition.

Certaines prépositions admettent le conditionnel, d'autres l'excluent parce qu'elles imposent le mode subjonctif aux phrases qu'elles sous-catégorisent {sans que, pour que...). Il se trouve, là aussi, que les prépositions qui admettent le conditionnel sont celles-là mêmes qui admettent les temps de l'indicatif:

(19) a. [La France] répondra aussi àce que l'Afrique lui dira, suivant que
l'Afrique décidera de s'associer à elle, ou suivant que, selon une hypothèse
que je rejette absolument, elle se refuserait à le faire.
b. Après que les genêts auraient perdu leurs fleurs, les grandes digitales
fleuriraient.
c. Après que Pierre est parti, je suis resté seul toute la soirée.20

Il y a donc une distribution complémentaire entre les prépositions qui admettent l'indicatif et le conditionnel (et qui excluent donc le subjonctif) et celles qui excluent l'indicatif et le conditionnel en régissant une proposition obligatoirement au subjonctif.

D'autre part, nous formulons l'hypothèse que les prépositions 'vides' sont neutres quant au mode de la proposition régie. Autrement dit, à la différence des prépositions pleines dont chacune impose un mode particulier (soit le subjonctif : pour, sans, avant, etc.; soit l'indicatif et le conditionnel : dès, selon, suivant, etc.), les prépositions 'vides' à et de n'imposent pas, par elles-mêmes, un mode particulier à la proposition qu'elles 'dominent'. Ce serait donc au verbe ou au nom auquel elles sont attachées de déterminer le statut modal de la proposition dominée.21

2.2. S-A ' est introduite par une conjonction.

Là aussi, il nous semble qu'il y a une répartition claire entre les conjonctions
qui imposent le subjonctif et celles qui l'excluent en imposant l'indicatif ou
le conditionnel.

Si, quand, comme (si), etc. admettent n'importe quel temps de l'indicatif,
ainsi que le conditionnel :

(20) a. Mais s'il serait fâché de sa défaite, en serait-il vraiment surpris?
b. [...] comme si je n'aurais pas été capable de me défendre.
c. Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.

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S'il est vrai que les grammairiens citent encore quelquefois des exemples au
subjonctif avec la conjonction si :

(21) Si Sylvain eût vécu, il ne t'aurait jamais abandonnée.

l'on pourrait légitimement se demander si ces tours ne sont pas tombés en
désuétude.

Que, employé en tête de phrase, impose le mode subjonctif à la proposition
qu'il domine :

(22) a. Qu'il vienne et nous irions au cinéma.
b. *Qu'il viendrait et nous irions au concert.
c. *Qu'il vient et nous irions au concert

B. Les deux propositions sont en lien parataxique.

Les grammairiens citent quelques exemples au subjonctif de cette construction,
à vrai dire aujourd'hui assez rare :

(23) a. Leur père eût été malade (que) ces mauvais enfants n'eussent pas
appelé le médecin.
b. En eût-elle conçu le projet, elle n'en aurait certes pas eu le courage
c. Fût-il en fureur, je lui résistais.

Les exemples au conditionnel et à l'indicatif sont beaucoup plus courants et
naturels :

(24) a. Il ferait bon, n'était cette brise trop fraîche.
b. Les provinciales seraient sérieuses, plus personne ne les lirait.
c. N'étai(en)t ses mains, cette fille serait jolie.
d. Il vient, je sors immédiatement!

C. L'une des deux propositions est enchâssée dans une catégorie majeure
(X") de l'autre proposition.

1. Dans la phrase matrice.

Si l'on fait abstraction de constructions archaïques (cf. Le ciel fasse que vous
ayez raison1.), le subjonctif n'est possible que si la phrase matrice commence
par la conjonction que; dans ce cas, il est d'ailleurs obligatoire :

(25) a. Qu'il dise à Pierre que nous n'arriverons que le soir.
b. *Qu'il dirait à Pierre...
c. * Qu'il dit à Pierre...

Si la phrase matrice ne commence par aucun mot -qu, ou si elle commence
par un mot -qu de type exclamatif ou interrogatif (quand, où, que, qui, etc.),

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le subjonctif est exclu, l'indicatif et le conditionnel sont possibles, ainsi que nous l'avions vu ci-dessus en (I). D'une façon générale, on peut donc dire que l'apparition du subjonctif et de l'indicatif-conditionnel dans cette classe obéit aux mêmes règles que celles observées dans la classe des indépendantes, règles énoncées dans les hypothèses (H.l), (H.2) et (H.3).

2. Dans la subordonnée

2.1. Dépendante d'un verbe

COMPLETIVES (y compris les interrogatives indirectes).

Ici, les données se compliquent. Certains verbes supérieurs en raison de leur
sémantisme inhérent (ex. exiger, vouloir, tenir à, etc.) imposent le mode
subjonctif dans la subordonnée :

(26) a. J'exige qu'il vienne.
b. *J'exige qu'il vient/viendrait.

D'autres, au contraire, n'imposent pas le subjonctif au verbe subordonné qui
s'emploie alors soit à l'indicatif soit au conditionnel :

(27) a. Je pense qu'il est/serait malade,
b. *Je pense qu'il soit malade.

Toutefois, si le verbe supérieur est modifié par une négation ou une interrogation
totale, le subjonctif, sans être obligatoire, devient possible dans la
proposition subordonnée22 :

(28) a. Je ne pense pas qu'il est/serait malade,
b. Je ne pense pas qu'il soit malade.

(29) a. Penses-tu qu'il est/serait malade?
b. Penses-tu qu'il soit malade?

Enfin, il y a une troisième classe de verbes qui se trouvent dans une zone frontalière et qui régissent une proposition soit à l'indicatif/conditionnel, soit au subjonctif. Il nous semble que l'apparition du mode est dans ce cas déterminée par le sens inhérent de l'unité lexicale verbale supérieure. Un argument en faveur de cette hypothèse, soulignée déjà par plusieurs grammairiens et linguistes, est l'existence d'un certain nombre de verbes qui, selon le mode qu'ils imposent dans la subordonnée, révèlent des sens distincts. C'est par exemple le cas de comprendre :

(30) a. J'ai compris que Pierre voulait se reposer.
b. J'ai compris que Pierre aurait voulu se reposer.

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Dans (30), comprendre a le sens de 'se rendre compte'.

(31) Je comprends que Pierre veuille se reposer.

Ici, au contraire, comprendre a le sens de 'admettre'.

2.2. Dépendante d'un nom.

2.2.1. Complétives.

Il nous semble que les mêmes règles observées à propos des complétives
dépendantes d'un verbe restent ici valables : tout dépend donc du sémantisme
inhérent au nom supérieur :

(32) a. Le désir qu'on réussisse ce projet dépasse tous les autres sentiments,
b. *Le désir qu'on réussit/réussirait ce projet...

(33) a. La certitude que Paul réussira/réussirait soutenait Marie dans
l'épreuve,
b. *La certitude que Paul réussisse...

2.2.2. Relatives.

a °) Sans antécédent.

Ici, le subjonctif nous semble exclu alors que l'indicatif et le conditionnel
sont tous les deux possibles :

(34) a. Ils étaient tenus de servir où il plairait/plaisait au prince de les envoyer,
b. *Ils étaient tenus de servir où il plaise au prince de les envoyer

(35) a. Qui ferait cela est/serait un fou.
b. *Qui ferait cela soit un fou.

b °) Avec antécédent.

• L Antécédent est un sujet.

Il nous semble que l'emploi du subjonctif est ici impossible, à moins que la relative ait un antécédent introduit par un indéfini avec l'expression d'une condition sur le prédicat de la phrase relative, c'est-à-dire par un élément de type le premier, le seul, le plus, etc. Quant à l'indicatif et le conditionnel, ils sont tout à fait possibles :

(36) a. La seule personne qui ait été/a été/aurait été témoin du fait est décédé.
b. La personne qui a été/aurait été témoin...
c. *La personne qui ait été témoin...

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• L'Antécédent est un complément d'objet.

Si la phrase matrice est positive, le subjonctif, sans être obligatoire, est possible

(37) a. Je cherche une voiture qui soit non polluante.
b. Je cherche une voiture qui serait non polluante.
c. Je cherche un appartement qui a une vue sur un jardin.

Si la phrase matrice est négative ou interrogative (avec inversion du clitique sujet), «le subjonctif paraît être la construction normale», selon l'expression de M. Cohen (1965 : 174). Mais les exemples au conditionnel ou à l'indicatif ne nous paraissent pas systématiquement exclus :

(38) a. Il n'y avait personne qui pût/pouvait/aurait pu la prendre.
b. Y a-t-il un homme qui soit/est (vraiment)/serait capable de s'opposer
à cette injustice?

Conclusion

Tout au long de ce travail, nous avons essayé de démontrer les deux données
complémentaires suivantes :

(i) A chaque fois que, dans une structure syntaxique donnée, un temps de
l'indicatif est possible, il peut être remplacé par un conditionnel.

(ii) Si le conditionnel est employé dans une structure donnée, il peut être
remplacé, presque à chaque fois,23 par au moins un temps de l'indicatif.

Cette identité syntaxique entre les structures qui admettent le conditionnel et celles qui admettent l'indicatif n'est pas, à nos yeux, une donnée triviale. Malheureusement, elle a souvent été négligée et n'a pas suscité, à notre connaissance, l'intérêt qu'elle mérite.24 Pourtant, plus que les données diachroniques, morphologiques ou analogiques, c'est bien cette identité syntaxique entre structures de l'indicatif et structures du conditionnel qui nous semble apporter l'argument décisif en faveur des partisans de la thèse temporelle du conditionnel.

En effet, cette identité des structures constatée serait bien singulière, voire surprenante, si l'on maintenait l'hypothèse selon laquelle le conditionnel serait un mode distinct de l'indicatif. Nous avons ailleurs (Abouda, 1995) développé l'idée, plus décisive, que les modes verbaux - en français - entretiennentun rapport étroit, génétique, pourrait-on dire, avec la syntaxe. C'est même ce rapport entre la catégorie du mode verbal et la structure syntaxique qui serait le seul critère valable pour distinguer entre les différents modes du français, infinitif et impératif compris. L'une des conséquences de cette

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constatation, que, faute de place, l'on dira ici d'une façon elliptique et sous
forme d'hypothèse, serait de maintenir que :

(H.4) Chaque mode verbal aun ensemble de structures syntaxiques (> 1)
obligatoire.

Or, comme on l'a vu tout au long de cet inventaire, nulle part le conditionnel n'est syntaxiquement obligatoire : il est simplement toujours possible. Sachant, d'autre part, qu'il s'emploie dans les mêmes structures syntaxiques que l'indicatif, l'on dira que le conditionnel n'est pas un mode : il s'agirait d'un temps de l'indicatif...

Mais si l'ensemble de structures syntaxiques où le conditionnel est obligatoire
est vide, il arrive, et même très souvent, que l'emploi de la forme en
-rait soit préférable à toutes les autres formes verbales de l'indicatif.

(39) a. Je voudrais une baguette
b. Je veux une baguette!
c. J'ai voulu une baguette

Les phrases (39, b & c) ne sont pas grammaticalement incorrectes. Ceci n'empêche pas que, dans certains contextes énonciatifs (par exemple dans une boulangerie), elles puissent sembler inadéquates ou carrément bizarres. Mais là, l'on quitte le plan de l'acceptabilité syntaxique pour parler de l'adéquation en tant que phénomène sémantico-pragmatique. Autrement dit, si les données syntaxiques influencent, et dans certains cas déterminent, l'apparition de tel ou tel mode verbal, le choix entre une forme temporelle (ou aspectuelle) et une autre s'opère au niveau de la sémantique, au sens large, et non pas au niveau de la syntaxe. Ce n'est donc pas un hasard si le domaine de Chronos a toujours été un objet de la sémantique et de la logique, presque jamais celui de la syntaxe ...

Lotfi Abouda

Université de Paris VII



Notes

1. Ce travail reprend l'objet d'une communication présentée àla journée de linguistique à l'Université de Louvain - campus de Courtrai, le 20 mai 1995. Une première version a été modifiée suite aux remarques constructives de H. Huot (Paris VII) et M. Herslund (Copenhague); qu'ils soient ici remerciés. Je remercie également A. Boushaba (talana) et P. Jalencques (Paris VII) pour avoir lu ce travail et discuté avec moi la validité d'un certain nombre d'exemples construits ou modifiés.

2. On fait ici abstraction de l'argumentation originale de G. Guillaume dans Temps et verbe (1929). En effet, ses arguments ne sont pas recevables en dehors du strict cadre de la psychomécanique du langage.

3. Wagner (1939, p. 42).

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4. Nous proposons de rendre compte de l'opposition, qui existe dans certaines langues comme l'allemand (Zeitvs Tempus) ou l'anglais {timevs tense), entre le temps extralinguistique et le temps en tant que catégorie linguistique, en notant le premier Temps et le second temps.

5. L'expression «forme verbale» (notée ici «F.V.») désigne, dans notre terminologie, toutes les réalisations morphologiques d'un lexème verbal donné, et, lorsqu'il s'agit d'une F.V. finie, pour une personne donnée. Il s'agit donc d'une expression générique qui désigne toutes les combinaisons possibles des catégories grammaticales du temps, du mode, de l'aspect et, éventuellement, de la personne.

6. Un exemple intéressant de «glissement catégoriel» sur le plan syntaxique est le passage du 'semi-verbe' kâna du statut catégoriel 'verbe' à celui de 'particule hypothétique' en arabe tunisien. Pour plus de détails, cf. Abouda, L'Expression de l hypothèse en français et en arabe, 1992, mémoire de maîtrise de lettres modernes, sous la direction de G. Bergounioux, Université d'Orléans.

7. A titre d'exemples, nous pouvons citer Brunot et Bruneau (indicatif, impératif, conditionnel, subjonctif) et Martinet (impératif, subjonctif, infinitif, participe)...

8. Ou plutôt «les valeurs d'une F.V.». Mais la question de la polysémie verbale est un problème tellement complexe qu'on se refuse de l'aborder ici. Pour plus de détails sur cette question, cf., par exemple, Confais (1990).

9. Trait utilisé dans le travail, remarquable, de Lebaud (1993) pour rendre compte de tous les emplois de I'IMP.

10. Dans les travaux que nous avons pu consulter, on néglige, trop souvent à nos yeux, l'étude de l'indicatif et de ses rapports avec les structures syntaxiques. Cet état des choses reflète une hiérarchisation sémantique, héritée de la tradition, entre les modes SUB et IND, hiérarchisation qui fait de ce dernier la forme 'non-marquée' le mode 'zéro', une espèce de forme 'résiduelle'qu'on n'emploie que si l'on n'a pas quelque chose de particulier à exprimer. Nous jugeons cette attitude à la fois abusive (si l'on veut s'en tenir aux données strictement morphologiques, c'est plutôt l'iND qui nous paraît être le mode marqué puisqu'il contient un morphème de temps que ne contient plus aujourd'hui le SUB) et peu féconde puisqu'elle empêche de voir un certain nombre de données intéressantes.

11. Cf. Abouda, L. : Syntaxe et sémantique du conditionnel en français moderne : préliminaires. Mémoire de DEA, sous la dir. de H. Huot, Juin 1993, Paris VII. Il conviendrait de relativiser l'importance de ce travail, vu que le corpus observé est loin d'être exhaustif. Nous allons bientôt nous consacrer à une vérification plus systématique de nos hypothèses sur un corpus plus vaste et plus moderne : le COSTO (Corpus de Stockholm), constitué de 13 numéros du Monde et 13 numéros de Y Express : cf. Engwall & Bartning ( 1989).

12. Ce travail nous a mis sur la piste d'une hypothèse qui prétend pouvoir définir syntaxiquement la catégorie du mode verbal. Cf. "Abouda, L: «Vers une localisation syntaxique des modes verbaux. Cas de la phrase simple», communication présentée au 1" colloque Chronos, Université du Littoral, Dunkerque, novembre 1995. [A paraître dans Cahiers Chronos, 2.]

13. Milner (1989) ne semble distinguer que deux types de liens syntaxiques : l'hypotaxe et la parataxe. Si nous avons bien compris le texte de Milner, ce que nous appelons dans ce travail «subordination lâche» ferait partie, selon lui, de l'hypotaxe. Quant à nous, nous donnons une définition plus restrictive de l'hypotaxe (sous-catégorisation par un constituant de la phrase matrice). La subordination lâche paraît alors comme un type particulier de liens syntaxiques qui ne partage pas les mêmes propriétés que la parataxe et l'hypotaxe. Si nous tenons à distinguer ainsi ces trois liens syntaxiques, c'est qu'il nous semble que nous n'avons pas affaire aux mêmes jeux temporels et modaux selon que l'on a affaire à un lien lâche, à une dépendance stricte ou à une juxtaposition. Mais quelle est la différence précise entre subordination lâche et parataxe? Il nous semble que le critère fondamental de distinction est que les propositions en lien paratactique ne peuvent pas changer de place sans que la phrase ne change de sens; au contraire, avec la subordination lâche, chacune des propositions peut facilement changer de place sans que l'on assiste à une modification sémantique énorme. Soit les exemples suivants de subordination lâche : (i) Si Pierre finissait ses devoirs, il viendrait (i1) Pierre viendrait s'il finissait ses devoirs Certes, entre (i) et (i'), il y a une différence sémantique : (i) se présente comme une hypothétique et ne dit rien sur le cas où Pierre ne finirait pas ses devoirs alors que (i') se présente comme une conditionnelle : la condition sine qua non à la venue de Pierre est la fin de ses devoirs... Mais la nuance sémantique entre (i) et (i') n'est pas comparable à cette autre différence qu'on trouve entre les phrases (ii) et (ii1) qui sont des exemples de parataxe (ii) II finirait ses devoirs, il viendrait (ii') II viendrait, il finirait ses devoirs Ici, la différence sémantique entre les deux phrases est maximale : la protase de la phrase (ii) devient l'apodose de (ii') et vice versa. Une hypothèse serait de dire qu'en cas de lien syntaxique lâche, des mots comme si, parce que, puisque, etc. en tête de l'une des deux propositions, permettent à cette proposition de changer de place du fait même qu'elle porte en elle (grâce aux mots 5/, etc.) le rôle sémantique qu'elle est censée exprimer. Au contraire, lorsqu'il n'y a aucun mot de types si, parce que, etc., les propositions ne peuvent pas changer de place puisque c'est la place qui assigne à chacune d'entre elles le rôle sémantique...

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13. Milner (1989) ne semble distinguer que deux types de liens syntaxiques : l'hypotaxe et la parataxe. Si nous avons bien compris le texte de Milner, ce que nous appelons dans ce travail «subordination lâche» ferait partie, selon lui, de l'hypotaxe. Quant à nous, nous donnons une définition plus restrictive de l'hypotaxe (sous-catégorisation par un constituant de la phrase matrice). La subordination lâche paraît alors comme un type particulier de liens syntaxiques qui ne partage pas les mêmes propriétés que la parataxe et l'hypotaxe. Si nous tenons à distinguer ainsi ces trois liens syntaxiques, c'est qu'il nous semble que nous n'avons pas affaire aux mêmes jeux temporels et modaux selon que l'on a affaire à un lien lâche, à une dépendance stricte ou à une juxtaposition. Mais quelle est la différence précise entre subordination lâche et parataxe? Il nous semble que le critère fondamental de distinction est que les propositions en lien paratactique ne peuvent pas changer de place sans que la phrase ne change de sens; au contraire, avec la subordination lâche, chacune des propositions peut facilement changer de place sans que l'on assiste à une modification sémantique énorme. Soit les exemples suivants de subordination lâche : (i) Si Pierre finissait ses devoirs, il viendrait (i1) Pierre viendrait s'il finissait ses devoirs Certes, entre (i) et (i'), il y a une différence sémantique : (i) se présente comme une hypothétique et ne dit rien sur le cas où Pierre ne finirait pas ses devoirs alors que (i') se présente comme une conditionnelle : la condition sine qua non à la venue de Pierre est la fin de ses devoirs... Mais la nuance sémantique entre (i) et (i') n'est pas comparable à cette autre différence qu'on trouve entre les phrases (ii) et (ii1) qui sont des exemples de parataxe (ii) II finirait ses devoirs, il viendrait (ii') II viendrait, il finirait ses devoirs Ici, la différence sémantique entre les deux phrases est maximale : la protase de la phrase (ii) devient l'apodose de (ii') et vice versa. Une hypothèse serait de dire qu'en cas de lien syntaxique lâche, des mots comme si, parce que, puisque, etc. en tête de l'une des deux propositions, permettent à cette proposition de changer de place du fait même qu'elle porte en elle (grâce aux mots 5/, etc.) le rôle sémantique qu'elle est censée exprimer. Au contraire, lorsqu'il n'y a aucun mot de types si, parce que, etc., les propositions ne peuvent pas changer de place puisque c'est la place qui assigne à chacune d'entre elles le rôle sémantique...

14. Il ya sur cette question une littérature très importante. Nous renvoyons aux travaux cités ci-dessus, ainsi qu'à Huot (1987). Pour une discussion syntaxique de l'inversion du clitique sujet et son rapport avec les modes verbaux dans le cadre de Government and Binding Theory, cf. Abouda (1995, op. cit.).

15. (2a) est emprunté à Huot (1991), (2b) à Milner (1978).

16. Abstraction faite des contraintes temporelles auxquelles nous avons fait allusion cidessus, les unités lexicales (U.L.) CRUCIALES (au sens de Milner (1978)) appartiennent exclusivement à la classe d'éléments NON-CI.ASSIFIANTS : une phrase comme *est-il médecin! est inacceptable. Nous renvoyons à Milner (op. cit.) pour une étude exhaustive sur le lien entre U.L. et exclamatives.

17. Phrase surprise sur la façade d'un immeuble parisien du 5e5e arrondissement.

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18. Plusieurs indices suggèrent en effet que dans l'exemple (8) c'est le GN sujet qui se déplace à droite du verbe, dans une position adjointe, alors que dans (5)-(7) c'est, au contraire, le verbe qui se déplace vers la position COMP, à gauche du sujet, ce dernier demeurant dans sa position 'naturelle'.

19. Mais, dans (9a), la plupart des temps de l'indicatif, autres que I'IMP, sont tout aussi inacceptables que le conditionnel.

20. Il est vrai qu'aujourd'hui, l'on entend de plus en plus souvent, et chez des personnes de plus en plus cultivées, après que suivi d'un subjonctif (sous l'effet de avant que, semble-t-il), ce qui est considéré par la grammaire normative comme une aberration'. l'on soit d'accord avec les uns ou les autres, il est intéressant de noter que si l'on accepte le conditionnel après cette préposition, tous les temps de l'indicatif nous paraissent naturels et vice versa.

21. Huot (1986), même si elle est en désaccord avec cette hypothèse, reconnaît que le sens de l'élément introducteur de la préposition à dominant une complétive est, le plus souvent, très proche du sens inhérent aux éléments (N, A ou V) qui dominent directement une complétive et qui imposent le subjonctif. De là à soutenir que les prépositions à et de sont neutres quant au choix modal et que c'est l'élément introducteur de ces prépositions qui impose donc le mode à la proposition qu'il domine indirectement via la préposition vide, il n'y a qu'un pas, un pas que nous franchissons d'autant plus volontiers que plusieurs indices, dans l'analyse elle-même de Huot, semblent aller dans ce sens : par exemple, il est difficile de soutenir que c'est la préposition vide qui détermine le mode dans le cas, très courant, de T'effacement' de cette préposition. Cf. : (i) Je suis fâché de ce que vous ne m'avez pas prévenu (ii) Je suis fâché de ce que vous ne m'ayez pas prévenu (iii) Je suis fâché que vous ne m'ayez pas prévenu (iv) *Je suis fâché que vous ne m'avez pas prévenu

22. Plusieurs autres paramètres, comme la nature de la personne et le temps du verbe introducteur, jouent également un rôle crucial dans l'apparition du subjonctif. On trouvera un inventaire exhaustif de toutes ces données dans Boysen (1971) et, suite à lui, Huot (1986).

23. Nous n'excluons pas bien sûr a priori qu'il y ait des contraintes sémantiques qui rendent le conditionnel, dans certains énoncés, la seule forme verbale possible, à côté du subjonctif. Cela ne remet nullement en cause l'hypothèse que nous aimerions ici défendre. En effet, il arrive que certains temps de l'indicatif soient exclus, pour des raisons sémantiques, d'une structure syntaxique qui n'admet pourtant que ce mode : (i) * Pendant tout le voyage Sophie chantait (exemple emprunté à Lebaud (1993)). La conséquence de cette exclusion est qu'un temps de l'indicatif pourrait être, dans un énoncé donné, obligatoire. Mais il s'agit là pour nous d'une contrainte sémantique et non pas syntaxique (cf. plus bas).

24. L'une des raisons qui pourraient expliquer ce peu d'intérêt porté àla question est sans doute cette hiérarchisation abusive, déjà soulignée dans la note (10), qui fait de l'indicatif un mode 'zéro', une hiérarchisation qui a peut-être empêché de voir les structures syntaxiques de l'indicatif dans leur globalité.

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Résumé

A observer les différents arguments habituellement avancés pour affirmer la nature temporelle du conditionnel, l'on comprend pourquoi une toute petite minorité de linguistes résiste toujours contre ce traitement. Il est vrai que les arguments en question - à la fois diachroniques, morphologiques et analogiques - ne sont pas décisifs. Nous avons alors pensé pouvoir interpeller la syntaxe. Or, en comparant les structures syntaxiques du conditionnel aux structures syntaxiques de l'indicatif et du subjonctif, l'on peut constater des analogies frappantes entre les deux premiers types de structures. Cela constitue un nouvel argument en faveur du statut temporel (v5 modal) du conditionnel.



24. L'une des raisons qui pourraient expliquer ce peu d'intérêt porté àla question est sans doute cette hiérarchisation abusive, déjà soulignée dans la note (10), qui fait de l'indicatif un mode 'zéro', une hiérarchisation qui a peut-être empêché de voir les structures syntaxiques de l'indicatif dans leur globalité.

Travaux cités

Abouda, L, 1995: «Vers une localisation syntaxique des modes verbaux. Cas de la phrase
simple», rr colloque Chronos, Dunkerque, novembre 1995. A paraître in: Cahiers
Chronos, 2.

Benveniste, E., 1966: Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard.

Boysen, G. 1971: Subjonctif et hiérarchie. Etude sur l'emploi du subjonctif dans les propositions
complétives objets des verbes en français moderne, Odense.

Brunot, F., 1905: Histoire de la langue française des origines à nos jours, A. Colin, 1966.

Cohen, M., 1965: Le Subjonctif en français contemporain, SEDES.

Confais, J.-P., 1990: Temps, mode, aspect. Presses universitaire du Mirail, Toulouse.

Curât, H., 1991: Morphologie verbale et référence temporelle en français moderne, Droz,
Genève.

Engwall, G. & Bartning, 1., 1989: «Le COSTO : description d'un corpus journalistique»,
Moderna Sprâk, vol. 83,4, p. 343-348.

Guillaume, G., 1929: Temps etverbe, Honoré Champion, 1965.

Huot, H., 1986: «Le Subjonctif dans les complétives : subjectivité et modalisation», in:
M.Ronat & D.Couquaux (éd.) :La Grammaire modulaire, Ed. de Minuit, p. 81 -111.

— 1987: «Morphosyntaxe du verbe français et inversion du clitique sujet». Travaux de
linguistique, Gand, 14/15.

- 1991: «Quelques aspects syntaxiques de la non-assertion», Actes du XVlir Congrès
International de Linguistique et de Philologie Romanes, Université de Trêves (Trier),
1986, t. 11, p. 389-401. Tübingen, Max Niemeyer Verlag.

Kayne, R., 1973: «L'inversion du sujet en français dans les propositions interrogatives»,
Le Français moderne, 41, 1, p. 10-42 &2, p. 125-151.

Lebaud, D., 1993: «L'lmparfait : indétermination aspectuo-temporelle et changement de
repère», Le Gré des langues, 5, p. 160-176.

Martinet, 1979: Grammaire fonctionnelle du français, CREDIF, Didier.

Milner, J.-G, 1978: De la syntaxe à l'interprétation : Quantités, insultes, Exclamations, Ed.
du Seuil.

- 1989: Introduction cl une science du langage, Ed. du Seuil.

Wagner, R.-L., 1939: Les Phrases hypothétiques commençant par 'si' dans la langue française
des origines à la fin du XVF siècle, Droz.