Revue Romane, Bind 32 (1997) 1

Denis Apothéloz : Rôle et fonctionnement de l'anaphore dans la dynamique textuelle. Librairie Droz, Genève-Paris. 1995. 349 p.

Lita Lundquist

Avec ce livre, Apothéloz révèle un projet qui ne peut que réjouir ceux et celles qui s'intéressent à l'anaphore : modéliser le fonctionnement dynamique des rappels anaphoriques en travaillant sur des textes attestés et en focalisant sur les environnements discursifs des différentes formes anaphoriques. Un projet qui apporterait un nouveau souffle aux études sur les anaphores, études qui, trop souvent fondées sur des exemples construits, ne théorisent que les caractères intrinsèques de la forme anaphorique. Pour réaliser son projet, et dans la perspective d'encodage qu'il s'est choisie, Apothéloz se propose de définir un ensemble de «descripteurs destinés à identifier les principales contraintes exercées par le contexte sur le choix des expressions anaphoriques» (p. 14).

Avant d'en arriver là (chap. 4, 5 et 6), l'auteur prépare le fondement théorique à ses analyses, en présentant, dans les trois premiers chapitres, la problématique de l'anaphore dans ses perspectives linguistiques (chap. 1,60 p.), et développementales (chap. 2, 20 p.), et d'une manière plus spécifique en présentant (chap. 3, 58 p.) le traitement de la cohésion textuelle chez Halliday et Hasan.

A l'aide d'une sorte de glossaire, Apothéloz présente au chapitre 1 des notions clés organisées autour des trois questions : anaphores et référence, anaphores et deixis, et types d'anaphores. Il s'agit d'un aperçu, utile mais trop sommaire pour ne pas contribuer à l'hétérogénéité notionelle et définitoire qui règne déjà dans ce domaine. Dans la partie suivante, par contre, Apothéloz entre de façon plus détaillée dans la discussion théorique sur l'anaphore telle que cette discussion s'est engagée dans des contextes anglophones - par exemple Prince et Clark pour l'introduction de la catégorie de réfèrent «inférable», et Givon et Ariel pour la notion d'accessibilité - autant que francophones; entre autres Kleiber, Corblin et Marandin sont abondamment cités pour leurs études du défini opposé au démonstratif. Dans cette présentation théorique, qui pourtant est pragmatique dans sa focalisation sur l'aspect de l'encodage, on peut s'étonner de ne pas voir cité l'article substantiel et concis de Levinson Pragmatics and thè Grommar ofAnaphora (1987).

Dans cette introduction aux théories portant sur l'anaphore en tant que reprise ou
substitution, Apothéloz souligne, à juste titre, qu'une forme anaphorique lexicale
peut avoir d'autres fonctions que celle du simple rappel, étant donné que «toute

Side 150

expression coréférentielle peut être l'occasion d'apporter des informations inédites sur le réfèrent» (p. 51), et conclut, à juste tire nous semble-t-il, qu'on a négligé «la fonction de catégorisation cognitive qu'ont nécessairement les choix lexicaux dans les expressions référentielles». Parmi ces besoins communicationnels autres que référentiels, Apothéloz relève les fonctions argumentative, émotionnelle, informative,pédagogique et macrotextuelle. Un autre domaine où nous souscrivons aux points de vue de l'auteur (voir Lundquist et Jarvella 1994, et Jarvella, Lundquist et Hyônà 1995), c'est son insistance sur le rôle de la prédication dans le fonctionnementde l'anaphore, surtout associative, dont le mécanisme repose sur des connaissancesgénérales supposées partagées (voir p. 41 ), et contenues autant dans la prédicationet «sa virtualité sélective», reliée aux stéréotypes et aux scénarios, que dans la référence.

Le chap. 2, qui présente des résultats expérimentaux sur l'utilisation et le développement de l'anaphore et des stratégies de texualisation chez l'enfant (Karmiloff-Smith et Hickmann), développe la perspective de l'encodage, tout en préparant la voie aux analyses ultérieures, analyses dont les corpus sont partiellement composés de textes écrits par des enfants.

Le travail de recherche le plus proche des préoccupations d'Apothéloz est sans doute celui de Halliday et Hasan Cohésion in English (1976) auquel il consacre tout le chapitre 3 en vue d'extraire de leur cinq «types de dispositifs de la cohésion textuelle», des notions qui puissent servir ensuite à la construction des «descripteurs». Il est étonnant de voir se faire une telle insistance sur ces cinq dispositifs : référence, substitution, ellipse, conjonction et cohésion lexicale; d'abord, parce qu'ils sont pour une large part typiques de l'anglais et que leur transposition au français ne va donc pas sans problèmes, comme Apothéloz l'indique aussi lui-même; ensuite, parce que leur opérationnalité pour l'analyse empirique est douteuse, vu la difficulté qu'il y a à distinguer les cinq catégories. C'est d'autant plus étonnant qu'Apothéloz , tout en adoptant leur focalisation sur la «texture», formule une critique assez sévère de l'approche de Halliday et Hasan, laquelle «hypertrophie le texte en tant que produit, au détriment des processus, notamment cognitifs et intersubjectifs, qui interviennent au cours de sa production. (...) [Ils] accordent trop de place aux séquences linguistiques explicitement produites, et situent systématiquement les opérations interprétatives dans le texte plutôt que dans un extérieur du texte. Il en résulte une conception typiquement logocentrique et antécédentiste des faits d'anaphore» (p. 145).

Après ces trois chapitres introducteurs, clairs dans la présentation de notions, perspicaces dans les évaluations critiques des manques des précurseurs, et prometteurs dans les annonces d'une approche nouvelle - unifiée et empirique - de l'anaphore dans son fonctionnement dynamique textuel, le lecteur est bien impatient de voir se réaliser le projet.

La première phase consiste dans l'élaboration de la méthode d'analyse, plus spécifiquement dans l'élaboration des descripteurs, destinés à paramétrer le contexte (chap. 4, 30 p.). Distinguant entre l'expression anaphorique elle-même, l'avant et l'après - qui tous deux en conditionnent l'emploi (p. 160), comme clairement mis au

Side 151

point dans un schéma de la représentation discursive des différentes configurations (p. 161), - Apothéloz en vient à établir trois groupes de descripteurs : celui de l'expression anaphorique (au nombre de quatre), celui du contexte gauche (au nombre de huit), et celui du contexte droit (au nombre de quatorze). Il n'est pas question ici de présenter en détail ces vingt-six descripteurs (et les subdescripteurs), qui peuvent paraître parfois ad hoc et difficilement manipulables, étant donné qu'ils se basent sur des critères tantôt syntaxiques (la fonction syntaxique de l'expression anaphorique = descripteur 4; ), tantôt syntactico-lexicaux (la forme de l'expression anaphorique = descripteur 1), tantôt sémantiques (relation avec l'antécédent = descripteur 2), tantôt pragmatico-cognitifs (présence d'un objet saillant = descripteur7; «l'ancienneté textuelle» d'une anaphore - descripteur 8), tantôt informatifs (répartition de l'information et détachement à gauche ou droite = descripteur 12-15) et tantôt numériques (nombre d'objets activés = descripteur 5, et degré d'éloignementrelativement à la précédente désignation = descripteur 7.1.). A cette multidimensionnalité de l'appareil méthodologique, s'ajoute un certain flou concernantl'unité d'analyse : la clause, qui, empruntée à Berendonner, n'est que sommairementprésentée comme «unité minimale à fonction communicative (...) capable d'opérer une transformation de la présentation» (p. 159). Une segmentation de textes attestés selon ce principe ne paraît pas évidente.

La deuxième phase du projet (chap. 5,20 p.) présente le corpus, qui se compose de deux corpus enfants et de deux corpus adultes, chacun comportant des textes écrits de type argumentation formelle et de type argumentation naturelle. Ces deux fois deux paramètres, croisant âge et types de texte, permettront à Apothéloz de tirer certaines conclusions développementales et typologiques dans l'utilisation d'expressions anaphoriques. Ici, l'auteur présente aussi de brefs échantillons d'identification des liens de cohésion, établis d'une part d'après la méthode de Halliday et Hasan, et d'autre part, selon les vingt-six descripteurs.

Or, c'est au chapitre 6 (env. 100 p.) que commence l'étude véritable de l'environnement des expressions anaphoriques. Celle-ci est menée selon les deux procédés : Halliday/Hasan d'un côté, surtout pour une caractérisation générale des textes, et les descripteurs de l'autre. Le chapitre contient également une analyse plus détaillée du SN démonstratif dans un des quatre corpus, le corpus adulte, forme argumentative naturelle. Dans un cas comme dans l'autre, les analyses et les observations d'Apothéloz sont riches et fines, et nous ne pouvons en retenir que quelquesunes.

Pour le profil des textes à partir de leurs emplois anaphoriques, il est intéressant de
voir mise au clair la corrélation entre choix de forme anaphorique et paramètres tels
que âge, type de question, engagement et nombre d'objets évoqués dans les textes.

En ce qui concerne les paramètres des deux contextes, Apothéloz relève, pour le contexte gauche, l'importance de paramètres tels que l'empan textuel, la fonction syntaxique et la forme de la précédente désignation. Importante aussi est la notion d'objet construit, à savoir «des objets qui sont élaborés à partir d'informations explicitement formulées (prédication, contenu propositionnel, autres objects de discours)» (p. 232 s.), à distinguer d'objets identifiés au moyen d'une expression

Side 152

référentielle. «Qu'un texte soit particulièrement riche en objets construits est une caractéristique importante» (p. 234), comme c'est le cas pour les textes d'argumentationnaturelle rédigés par les enfants qui abondent en pronoms démonstratifs neutres {ce, cela), «dans des propositions consistant en des jugements épistémiques ou évaluatifs», présentant par là l'avantage «d'épargner au scripteur la recherche d'une dénomination ou de pallier une lacune lexicale» (p. 284). Pour le contexte droit, c'est le nombre d'objets contenus dans la clause et par conséquent la présence d'autres expressions référentielles qui importent pour le choix d'anaphores.

De la partie qui récapitule les principales caractéristiques de l'environnement qui semblent avoir conditionné la sélection d'une forme anaphorique particulière au profit d'une autre, nous n'en mentionnerons que quelques-unes. Le SN défini semble être favorisé dans des fonctions syntaxiques autres que sujet et dans des contextes à distance comportant des rivaux référentiels localement plus saillants. Les SN démonstratifs «tendent à être nombreux quand la précédente désignation de l'objet est soit très proche, soit lointaine» (p. 278). Cette description, qui n'évite pas un certain flou, trouve son explication par le fait que «les SN démonstratifs tendent à se polariser autour de deux fonctionnements : l'un impliquant un objet qui a une saillance locale élevée, l'autre qui a une saillance locale faible mais une saillance cognitive élevée», point de vue qui, tout intéressant qu'il soit, demande amplement «à être vérifié et approfondi» (p. 278). Les pronoms personnels seraient «un indice de stabilité attentive» (p. 280), et rempliraient surtout chez les enfants «une stratégie de sujet thématique». Pour les déterminants possessifs, Apothéloz note justement leur caractère «d'expression bi-référentielle» et de «subordination», notions que l'on pourrait avec profit mettre en corrélation avec la notion de «référence point» de Langacker (1993). Finalement, les pronoms démonstratifs neutres tendent à «construire» leur objet comme déjà indiqué, mais peuvent aussi servir à «recentrer l'attention sur un objet», ou à «maintenir une certaine ambiguïté sur l'identité exacte de l'objet» (p. 284), ce qui expliquerait le taux élevé des formes neutres dans les corpus enfants.

Suit la partie destinée à l'analyse des SN démonstratifs tirés du corpus adultes, textes argumentatifs naturels, où Apothéloz distingue entre fonctions de schématisation, et fonctions textuelles (fonction «démarcative» ou «relatives au pilotage de l'attention»). Ici, les conclusions nous paraissent un peu hardies, d'autant plus que le matériel est trop mince pour permettre des conclusions vraiment valables. Apothéloz établit par exemple 8 types de fonctions de schématisation sur la base de 17 occurrences de SN démonstratifs non coréférentiels (opposés aux 20 SN démonstratifs référentiels). Par ailleurs, cette différenciation très fine, toute perspicace qu'elle soit, nous semble aller contre le désir de description unifiée, exprimée par Apothéloz luimême.

Le chapitre 6 est extrêmement détaillé, et il semble urgent comme le fait aussi l'auteurd'en proposer une synthèse. En mettant en contraste les descripteurs et les paramètres qu'ils permettent de saisir, Apothéloz dégage trois axes principaux conditionnant l'emploi anaphorique : l'empan textuel, large ou étroit, de l'objet désigné, l'opérativité discursive, faible ou forte, de l'expression sélectionnée, et la saillance locale, faible ou forte, de l'objet au moment de sa désignation (p. 303), trois

Side 153

notions par lesquelles Apothéloz contribue, comme on le voit, à notre compréhensiondes
fonctions cognitives et discursives des formes anaphoriques.

Il est difficile dans le compte rendu d'un travail empirique de rendre justice à tous les détails contenus dans les analyses, résultats et conclusions. Il est beaucoup plus facile de diriger la critique sur différents aspects, auxquels ne peut éviter de s'exposer une étude linguistique sur corpus. Par exemple concernant le choix même du corpus qui peut, dans le livre d'Apothéloz, avoir été influencé par un emprunt ad hoc, plutôt que par un choix réfléchi. Pour la méthodologie aussi, il y aurait sans doute des critiques à formuler, surtout concernant l'absence de statistiques tendant à valider ou à invalider les conclusions tirées des résultats des analyses. D'une part, Apothéloz relève lui-même, dans son bilan (chapitre 7, 20 p.), ces problèmes et ces difficultés, et d'autre part, ces types de problèmes ne cachent ni l'absolue nécessité d'analyses empiriques dans la recherche sur les anaphores, ni le bien-fondé de l'approche cognitivo-discursive développée ici. Que le projet ait été mené à bien par Apothéloz avec courage, conviction et élégance n'en constitue qu'une raison de plus de lire ce livre qui contribue considérablement à élargir nos connaissances sur les fonctionnements de l'anaphore dans la dynamique textuelle.

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague

Bibliographie

Jarvella, R. J., Lundquist, L. & Hyòna, J. (1995): «Text, topos, and mental models»,
Discourse Processes, 20, p. 491-518.

Langacker, R.W. (1993): «Reference-point Constructions», Cognitive Linguistics, vol. 4-1,
p. 1-38.

Levinson, S. (1987): «Pragmatics and the Grammar of Anaphora : a partial pragmatic
Réduction of Binding and Control Phenomena», journal ofLinguistics, vol. 33.

Lundquist, L., & Jarvella, R. J. (1994): «Ups and downs in scalar inference», Journal of
Semantics, 77, p. 33-53.