Revue Romane, Bind 32 (1997) 1

Catherine Fuchs : Paraphrase et énonciation. Collection L'Homme dans la langue. Ophrys, Paris, 1994. 185 p.

Maj-Britt Mosegaard Hansen

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On sait que les paraphrases occupent une place assez centrale en linguistique, étant donné qu'elles sont souvent invoquées pour appuyer des analyses à tous les niveaux (syntaxique, sémantique, pragmatique). Toutefois, la notion de paraphrase ellemême reste malheureusement assez floue, et les chercheurs sont loin de s'accorder sur ce qu'il faut considérer comme des paraphrases acceptables. Depuis sa thèse de 1980 {Paraphrase et théories du langage, thèse de Doctorat d'Etat, Université de Paris VII), Catherine Fuchs (CF) se propose de relever ce défi théorique, son objectif étant la formulation d'une théorie linguistique de la paraphrase qui puisse intégrer la perspective enunciative. Le volume - fort intéressant - dont il est question ici représente donc sa plus récente contribution à cette discussion.

Dans la première partie du livre, intitulée Du discours à la langue, CF présente et met en contraste deux manières bien connues d'aborder l'étude de la paraphrase. La première, appelée ici approche 'traditionnelle', est celle de la paraphrase en discours, c'est-à-dire de la reformulation textuelle, telle qu'elle se manifeste par exemple en rhétorique (reformulation à visée imitative) et dans l'exégèse biblique (reformulation à visée explicative). Il s'agit là d'une approche largement empirique et pré-théorique, pour laquelle la pratique reformulative est à concevoir moins comme la reproduction d'un contenu figé que comme une suite de variations sur un même thème.

Sur le plan théorique, l'activité discursive de reformulation textuelle, aussi bien intralinguale qu'interlinguale (i.e. la traduction), peut selon CF être conçue comme un système 'à transfert', le passage du texte-source au texte-cible se décomposant en trois processus : le passage interprétatif du texte-source à une représentation de son contenu, la transformation de ce contenu, et enfin la production du texte-cible à partir du contenu transformé. L'hypothèse d'un processus de transformation du contenu original nous oblige d'une part à reconnaître le caractère non réflexif, non transitif et non symétrique de la reformulation, et d'autre part il devient nécessaire de postuler un 'seuil de distortion' à la fois quantitatif et qualitatif pour pouvoir rendre compte des limites de la déformabilité du sens.

Dans ce premier chapitret CF introduit, comme d'ailleurs dans le reste du livre, un bon nombre de concepts et de distinctions utiles, mais elle s'attarde peut-être trop sur les diverses formes que peut prendre la reformulation textuelle, sur l'évolution historique de l'appréciation de l'activité de paraphrasage elle-même, et sur les vertus formatrices de l'exercice de reformulation, aujourd'hui peu prisé en milieu scolaire. Bien que ces réflexions ne soient pas inintéressantes en soi, il nous semble qu'en tant qu'étude linguistique, le chapitre perd de son unité, car on a quelque peu l'impressiond'avoir

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siond'avoiraffaire à deux essais différents, destinés à des publics différents, mais qui
ont été fusionnés en un seul.

Le deuxième paradigme étudié dans cette partie du livre est celui des approches linguistiques 'classiques' (i.e. surtout le structuralisme et la linguistique generative). Ici, la paraphrase est appréhendée comme une relation essentiellement statique entre formulations en langue, et définie en termes d'une équivalence sémantique entre phrases, c'est-à-dire qu'un ensemble paraphrastique quelconque se caractériserait par l'existence d'un invariant au niveau du sens dénotatif objectif. Cependant, comme l'auteur le fait remarquer, une telle définition est pour le moins problématique, car la paraphrase linguistique devrait alors vérifier les trois propriétés de transitivité, de symétrie et de réfiexivité qui caractérisent la relation d'équivalence, ce qui suppose d'une part que la représentation sémantique du départ soit conçue comme univoque et à valeurs référentielles constantes, et d'autre part que les différences sémantiques qu'il peut y avoir entre phrases dites équivalentes soient considérées comme non pertinentes au niveau de la langue. La dimension énonciative se trouve ainsi évacuée du champ de la langue, réduisant cette dernière à une sorte de code. En même temps, ce parti pris théorique semble aboutir à un paradoxe, du moins pour l'analyse des phrases à contexte 'opaque', car si l'invariant sémantique postulé se situe au niveau du sens purement linguistique, et qu'il doive donc être défini de manière intensionnelle et non pas extensionnelle, on pourra difficilement faire abstraction du niveau énonciatif, qui fait justement intervenir des questions de points de vue divergents.

CF s'applique en outre à montrer, à l'aide d'un échantillon concret tiré d'une expérience psycho-linguistique, la difficulté - voire l'impossibilité - qu'il peut y avoir à décrire les variations formelles entre paraphrases d'un même ensemble sans prendre en compte les variations de sens. Or, les différences sémantiques susceptibles d'être décrites dans le cadre d'une théorie donnée dépendent étroitement du nombre et de la nature des niveaux de constitution de la phrase qu'elle distingue, et formuler une théorie de la paraphrase linguistique reviendrait donc à formuler une théorie de la grammaire tout court.

Dans la deuxième partie, La dynamique de la signification, CF jette les bases d'une approche linguistique alternative, qui serait capable de s'articuler à la problématique discursive de reformulation. Reconnaissant que l'établissement d'une relation de paraphrase entre deux (ou plusieurs) énoncés passe nécessairement par l'interprétationde ces mêmes énoncés, l'auteur se situe dans le cadre de la linguistique énonciativeau sens 'restreint' de A. Culioli (c'est-à-dire que nous avons affaire à une théorie de renonciation qui ne se référerait, pour l'analyse du sens des énoncés, qu'aux «paramètres linguistiques constitutifs de la situation d'énonciation» (p. 84), en contraste avec une approche énonciative «au sens large» qui serait «co-extensive au champ entier de la pragmatique» (p. 85)). Dans l'approche choisie, la signification d'un énoncé est vue comme résultant de l'interaction d'opérations énonciatives ayant pour support un certain nombre de catégories grammaticales, dites «marqueurs énonciatifs». Malheureusement, la notion même de «marqueur énonciatif» n'est pas tout à fait claire. Comme l'auteur affirme à la page 85 qu'il s'agit par exemple de

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catégories telles que la personne, le temps, l'aspect, la modalité et la détermination, l'on pourrait supposer qu'un marqueur serait une unité linguistique fonctionnant comme indice des relations entre l'énoncé et son cadre situationnel. Cependant, CF semble plus loin utiliser le terme de «marqueur» pour désigner également des paires de lexèmes tels que voir/regarder, savoir/connaître, ou bien des constructions syntaxiquestelles que l'inversion du sujet dans les relatives, à propos desquelles la définitionproposée ci-dessus est sans doute moins heureuse.

Notant (p. 98) que les marqueurs énonciatifs (ici, il doit bien s'agir de l'acception que nous venons de proposer) sont en général hautement polysémiques, CF est amenée à défendre - à partir d'une discussion très intéressante de la plurivocité constitutive de tout énoncé - une conception dynamique de la signification (d'inspiration quelque peu guillaumienne, nous semble-t-il) où «le sémantisme de base d'un marqueur énonciatif polysémique est conçu comme un potentiel de sens, représentable comme un espace sémantique multidimensionnel dans lequel les significations en co-texte couvrent des régions plus ou moins vastes, et (où) le processus interprétatif peut alors être décrit comme le mouvement qui, en fonction des éléments du co-texte, construit une dynamique sur cet espace» (p. 115)

Cela étant, la parenté sémantique qui fonde la relation de paraphrase ne peut être réduite à une équivalence fermée et statique; l'objectif de la linguistique n'est donc plus de «dire si, oui ou non, deux énoncés sont des paraphrases l'un de l'autre, mais dans quelles conditions interprétatives ils pourraient être traités comme tels» (p. 129-130). l'établissement d'une relation de paraphrase ne relève pas de la langue, mais résulte au contraire d'une stratégie cognitivo-langagière, accomplie in situ , et qui consiste à identifier momentanément les significations de deux énoncés donnés. C'est ici que la notion de «seuil de distortion», introduite dans la première partie, fait de nouveau son entrée, car la distance entre les significations des deux énoncés doit, bien entendu, se situer en-deça de ce seuil. Or, bien qu'à la page 29 CF ait caractérisé ce seuil comme étant variable en fonction des sujets et des situations, elle affirme néanmoins à la page 141 que sa localisation serait tout à fait prédictible à partir des contraintes linguistiques introduites par le co-texte. Il nous semble qu'il y a là un problème pour son approche enunciative «au sens restreint», car, après tout, la nature des sujets et des situations fait partie du contexte extra-linguistique, et non pas du co-texte auquel CF voudrait se restreindre.

En tout cas, pour rendre compte des contraintes linguistiques (sans aucun doute bien réelles) qui pèsent sur l'établissement de la relation de paraphrase, l'auteur distingue entre co-textes assimilateurs et co-textes dissimilateùrs : les premiers permettant aux sujets de traiter les différences entre les énoncés comme négligeables, tandis que les seconds les rendent irréductibles. A l'aide d'un grand nombre d'exemples,CF montre comment on peut préciser les conditions co-textuelles dans lesquellesdeux marqueurs donnés peuvent être perçus comme sémantiquement apparentés ou pas. Toutefois, il nous semble qu'ici encore on sera en fin de compte obligé de dépasser les bornes de l'approche strictement co-textuelle, ce qu'avoue implicitement CF quand elle dit qu'«[u]ne identification opérée à un certain niveau peut (...) toujours être remise en cause à un autre : par un élargissement du co-texte

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linguistique, par un supplément d'information sur le contexte sttuationnel extralinguistique,ou
par une élévation du degré d'exigence métalinguistique» (p. 170; c'est
nous qui soulignons).

Malgré les quelques remarques que nous avons été amenée à faire, Paraphrase et énonciation nous semble être un ouvrage riche, souvent passionnant, et qui donne matière à réflexion. Nous ne pouvons donc que le recommander. Cependant, malgré ce qu'on peut lire sur sa couverture, ce livre n'est sans doute pas d'une lecture «facile», car l'admirable clarté du style est quelque peu trompeuse et peut faire oublier la densité du propos.

Université de Copenhague