Revue Romane, Bind 32 (1997) 1

Du virtuel dans un Coup de Dés de Stéphane Mallarmé

par

Laurence Bougault

Un Coup de Dés de Stéphane Mallarmé reste sans doute un des textes les plus difficiles de la littérature française. L'irremplaçable travail de Gardner Davies en ce qui concerne la syntaxe prouve que la complexité de celle-ci n'est pas seule à contribuer à ce que certains ont pu appeler son illisibilité (à sa parution mais encore aujourd'hui).

De fait, le Coup de Dés de Mallarmé est une tentative ultime (biographiquement mais aussi stylistiquement parlant) d'expliciter les liens qui unissent le poète, compris comme intellectuel, et l'univers, dans ce qu'il a de moins intelligible. Il s'agit donc à la fois d'un acte qui aboutit au poème et d'un mouvement réflexif en forme d'art poétique allégorique.

On connaît depuis longtemps la fracture qui, chez Mallarmé, se révèle lors de la Crise de Tournon, fracture entre pensée et monde, pensée réduite à l'inanité, repliée sur son néant et son inefficience, et monde brutal de la matière, inconnaissable et indifférent à la tentative humaine de le com-prendre.

Dans le Coup de Dés, cette fracture est une fois encore amenée sur la scène du poème pour y être interrogée. La réponse, une fois encore, est contradictoire. Si le coup de dés de la pensée n'enlève rien à l'absurdité native du hasard qui fait la toute-puissance de la nature, l'homme se doit de jouer la partie et d'assumer le résultat comme seule forme de vérité, étant entendu que cette vérité n'est qu'une folie, puisqu'elle n'a d'autre lieu que ce néant de la conscience.

Penser ne se distingue plus ainsi de croire et Mallarmé nous invite à un acte
de foi, non plus dans la chimère d'un Dieu transcendant et d'un monde audelàdu
monde mais dans la «folie utile» {Igitur) d'une pensée immanente (la

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sirène est noyée) qui, par son inanité-même, engendre la beauté du visible
selon l'ordre d'un cosmos : «rien n'aura eu lieu que le lieu excepté une
constellation».

Il s'agirait donc, du point de vue de la pensée, de générer non plus une copie (dérisoire) du monde, mais un jeu, un simulacre, aux chances de succès fort maigres et bien sûr (puisqu'il s'agit d'un jeu), qui pourrait éventuellement fonctionner en lieu et place de l'exister. Ou encore exister poétiquement, ce serait déployer un fantasme (une idée, Le. une non-chose), dans un monde inconnaissable qui serait néanmoins le milieu commun de l'homme et de l'autre, fantasme par quoi l'effusion de soi (la déréliction) prendrait (comme l'Abîme prend forme de navire) une apparence de présent.

L'objet de cette étude est de montrer que cette conception va de pair avec l'importance et le rôle des marques sémantiques et syntaxiques du virtuel au cœur du texte grâce auxquelles «Tout se passe, par raccourci, en hypothèse; on évite le récit» (Mallarmé, 1945, p. 455, Préface au Coup de Dés).

En effet, il semble que le texte se déroule en dehors de toute possibilité d'actualisation. Ce qui est ainsi créé répondrait alors à cette formule de Mallarmé : «La poésie - ou Fiction» (Mallarmé, 1945, p. 335). Reste encore à savoir comment s'élabore puis comment se définit une telle fiction.

En effet, qu'il s'agisse de l'emploi du mot «virtuel» ou de l'emploi du mot «fiction», on se trouve confronté d'emblée à un flou sémantique qui confirme en l'opacifiant la difficulté de saisie des phénomènes. On est donc amené à revoir quelques définitions avant même de tenter la démonstration. En s'inspirant du dictionnaire {Petit Robert 1), on note :

a) virtuel : «qui est à l'état de puissance, de simple possibilité». Synonyme :
«possible, potentiel, probable.» Antonyme : «Actuel, effectif, formel,
réel.»

b) fiction : 1°) Mensonge. 2°) Fait imaginé. 3°) Création de l'imagination,
en littérature. Antonyme : «Réalité, vérité.»

Patente est l'influence sur le lexique d'une pensée occidentale qui tend à assimiler d'une part réalité et vérité, d'autre part, réalité et manifesté (effectif). On retrouve la même ambiguïté dans la terminologie des logiciens et des linguistes, puisque ceux-ci parlent essentiellement de «suspension de la valeur de vérité», le terme vérité désignant aussi bien l'effectivité du procès que sa réalité ou son actualité. On oublie un peu vite qu'une pensée peut n'avoir aucune effectivité et qu'un mensonge peut être manifesté.

Sans vouloir résoudre ces ambiguïtés, nous opterons ici pour des définitions
étroites :

Virtuel : qui n'est pas manifesté (pas effectif);
Actuel : qui est ou a été manifesté;

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Réel : qui existe soit comme fait, soit comme idée - le réel factuel
coïncide avec le manifesté, l'actuel, le réel idéel coïncide avec le
virtuel;

Vérité : Réel compatible et non contradictoire avec 1 ° le réel factuel,
2° la logique;

Mensonge : Réel incompatible et contradictoire avec I°le réel factuel, 2°
la logique.

Ces définitions nous permettront de ne pas exclure le virtuel de la sphère du vrai, qui en serait une sous-catégorie, et de garder à l'horizon de la réflexion la notion aristotélicienne de «nécessaire» qui sera au cœur de la seconde partie de notre réflexion, à savoir la corrélation entre ces marques du virtuel et le genre envisagé, la poésie hermétique. Cette seconde partie reposera sur deux principes :

1° un principe psychomécanique selon lequel tout fait linguistique peut être corrélé à un mouvement de pensée sous-jacent, puisque l'acte de langage commence «avec une opération sous-jacente, qui est l'appel que la pensée en instance d'expression adresse à la langue» (Guillaume, 1973, p. 137). Si la langue, en tant que structure de pensée sous-jacente, conditionne l'expression individuelle, à mi-chemin, on pourra considérer qu'il existe des sous-systèmes de langue qui conditionnent des sous-systèmes d'expression {i.e. des genres);

2° un principe sémiostylistique selon lequel l'architectonique des genres peut être mise au jour grâce à l'identification de faits linguistiques récurrents rattachés à leur significativité (c'est l'idée qu'il existe des stylèmes i.e. des marques de style, donc des marques linguistiques, qui permettent le fonctionnement du texte selon un régime de littérarité, générale, générique ou individuelle). Le sous-système linguistique (poésie, roman, essai, etc.) se détermine par la généralisation d'une tournure linguistique facultative qui tend ainsi, dans le genre donné, à devenir fréquente et trahit l'architectonique sous-jacente de la littérarité générique.

En croisant ces deux principes, il est possible de délimiter une méthode d'analyse qui irait de l'établissement scrupuleux des phénomènes à la corrélation de ceux-ci à des fonctions génériques esthético-idéologiques (l'esthétique comme système d'organisation formel induisant l'idéologie comme système d'idées, philosophie du monde et de la vie).

1. Typologie des phénomènes

La première étape de l'analyse est donc de relever la variété et la densité des
phénomènes formels relevant du virtuel. La complexité du phénomène
résultant de l'imbrication d'éléments sémantiques et d'éléments structurels,

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le classement des phénomènes doit tenir compte de cette difficulté et envisagerIo) Io) les phénomènes syntaxiques purs; 2°) les phénomènes mixtes, relevantde la syntaxe (présents dans les grammaires) mais inanalysables sans tenir compte du facteur sémantique; 3°) les phénomènes exclusivement sémantiques (qui portent sur le contenu sémantique des lexies); 4°) des phénomènes de discours (qui relèvent de la structure formelle mise à contribution).

1.1 Phénomènes syntaxiques.

Si le verbe est certainement l'outil privilégié pour tracer la limite entre l'actualisé et le virtuel, certaines positions logico-linguistiques, fortement liées au verbe, comme la négation ou l'interrogation jouent aussi directement à modifier le partage entre actuel et virtuel. Dans tous les cas, on admire dans Un Coup de Dés la virtuosité de Mallarmé à faire ressortir l'élément virtuel dans la structure textuelle.

a) Modes et temps verbaux.

Etant donné la longueur d'Un Coup de Dés et la trame narrative qui s'y laisse aisément repérer (le naufrage d'un navire qui, avant de sombrer, hésite un instant entre ciel et bas-fonds allégorise l'expérience de l'homme soumis aux aléas du conflit qui se joue en lui entre l'aspiration spirituelle à l'infini et l'attraction d'une matière opaque et sans but), on pourrait penser que le texte obéit aux règles de la narration, au moins en ce qui concerne l'usage des temps verbaux. Mais la répartition des occurrences, loin de confirmer la prédominance du couple passé simple-imparfait, s'avère tout à fait différente de ce qu'on observerait pour un récit romanesque.


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La rareté des temps du récit (seulement 2,2% de passé simple et 4,4% d'imparfait)
invite à penser que le texte évite la structure narrative pour obéir à
des règles propres.

Le classement par fréquence (participes passés > indicatifs présents > infinitifs > participes présents > subjonctifs > imparfaits > futurs > passés simples > futur antérieur) fait ressortir la forte présence de certains modes et temps verbaux qui permettent l'expression de ce qui n'est pas ou ne sera jamais actualisé.

- Les formes quasi-nominales, in posse, sont considérables dans le Coup de Dés. Au total 56%, ce qui représente beaucoup plus que dans la prose courante (à titre d'exemple, dans un article d'A. Chemin : «L'inauguration de la Télévision de la connaissance» paru dans le Monde du mardi 13 décembre 1994, sur 100 formes verbales, on trouve seulement 1/3 de formes in posse) ou que dans le roman (à titre d'exemple, dans un extrait pris au hasard au début du chapitre XI de Lucien Leuwen de Stendahl, on trouve seulement 1/4 de formes in posse -«Folio», 1973, p. 217-220).

Dans beaucoup d'occurrences, ces infinitifs et participes apparaissent en
outre, non pas dans des périphrases, mais comme verbes à part entière,
régissant des compléments, ce qui ne fait que renforcer leur valeur propre.

Selon Moignet, cette valeur est justement contenue dans l'idée de virtuel,
tant en ce qui concerne la personne :

En première chronothèse, l'image du temps n'est pas associée à la représentation
de la personne particulière : la personne y est unique et virtuelle. (Moignet,
1981, p. 64)

La différence entre le substantif déverbal et l'infinitif réside dans le fait qu'au terme de sa formalisation, l'infinitif ne se conclut pas à la personne cardinale [...] mais à la personne ordinale virtuelle, non différenciée, non traduisible par un pronom. (Moignet, 1981, p. 66)

qu'en ce qui concerne le temps :

L'infinitif est la forme qui donne l'image du temps la plus virtuelle de tout le
système. (Moignet, 1981, p. 65)

Le participe quant à lui, s'il actualise en partie l'idée temporelle (ou plutôt aspectuelle), conserve encore une personne virtuelle. L'image temporelle qu'il offre est en outre une image dépourvue de tension, celle d'un temps mort (inerte) dépourvu de présent, dépourvu d'avenir et pour tout dire absent.

Ici, on remarque une certaine virtuosité de Mallarmé qui excelle à faire
fonctionner le participe passé comme verbe à part entière, en «participiale»,

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ce qui lui permet de suspendre l'actualisation du propos tout en le déployant. L'absence de tension du participe passé contribue alors à l'élaboration d'un événement qui n'a lieu nulle part et à aucun moment, donc qui n'existe que dans le monde possible déployé par le texte. Ainsi, dès l'ouverture, le coup de dés «lancé dans des circonstances éternelles» ne l'est que dans le lieu délimité par la page, car si «la détensivité pure du participe passé est la condition de la genèse d'un verbe transcendant, où une tension nouvelle est fournie par le verbe auxiliaire» (Moignet, 1981, p. 70), l'absence de ce verbe auxiliaire, qui n'est pas davantage compensée par la présence d'un synonyme actualisé, inhibe toute possibilité de (ré)actualisation.

— Le mode in fieri, le subjonctif, est lui aussi assez présent, mais uniquement
dans sa forme passé, avec 6,6%.

Or le subjonctif imparfait, qui plus est en proposition indépendante, hors de tout phénomène de concordance, «convient à l'expression des idées auxquelles aucune chance de réalisation ne saurait être reconnue» (Moignet, 1981, p. 71).

- Enfin le futur représente 4,4% des formes, ce qui reste assez élevé dans un
texte où l'on distingue aisément la trame narrative au passé.

Or l'indicatif futur, selon G. Guillaume, se caractérise par le fait qu'il «existe un effort de la pensée, sensible, pour saisir le futur hors hypothèse, mais cet effort échoue toujours et doit échouer [...]. C'est le quantum d'hypothèse présent [...] qui fait [...] la différence des époques» (Guillaume, 1974, p. 94).

On peut donc verser le futur du Coup de Dés à ces univers virtuels que
déploie le texte.

En définitive, dans le Coup de Dés, 67% des formes verbales défient la possibilité d'actualisation du discours. L'action est ainsi envisagée dans l'hypothèse de son déploiement et non dans la manifestation réelle de celui-ci. D'où certainement un certain sentiment de vacuité à la lecture.

b) Interrogation.

L'interrogation, qui suspend le jugement de vérité et met en débat le contenu de l'énoncé, joue subtilement à fabriquer un univers virtuel qu'aucune réponse ne vient faire basculer dans l'actuel, d'autant plus que toutes les occurrences font apparaître le subjonctif imparfait :

- Existdt-il autrement qu 'hallucination eparse d'agonie [?] - Commencdt-il et cessdt-il sourdant que nie et clos quand apparu [?] - Enfin par quelque profusion repandue en rarete se chiffrdt-il [?] - Evidence de la somme pour peu qu 'une illumindt-il [?]

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Les questions posées dans Le Coup de Dés sont alors posées comme pour
confirmer le non-être en dehors du lieu poétique du «il», c'est-à-dire du
«Nombre», à l'issue de l'événement (le lancé des dés).

c) Négation.

La négation ne fait alors que renforcer ou compliquer l'apparence fantomatique
du thème.

En effet, si la négation est généralement considérée comme l'«inversion de
la valeur de vérité d'un propos» (Denis, Sancier-Chateau, 1994, p. 338), on
peut aussi dire qu'elle rejette hors du monde manifesté ce qu'elle énonce.

Qui plus est, dans le Coup de Dés, les négations ne portent pas seulement sur un élément «actuel» mais viennent bien souvent ajouter à un élément «virtuel» un second niveau d'inexistence, comme si le but était de parler pour ne rien dire ou plutôt de parler pour dire RIEN, faire de rien une chose, donner corps au non-être, ce qui est évident dans les occurrences où le mouvement de négation est achevé, mais qui a lieu paradoxalement aussi dans le cas où le mouvement est inachevé pour sortir un élément du mouvement négatif, ce dernier subissant généralement dans une seconde étape un mouvement d'irréalisation.

- Mouvement de négation achevé.

Le Coup de Dés débute par «jamais», dans les caractères les plus gros, en gras,
en majuscules, à partir de quoi tout le poème se développe hors d'une quelconque
possibilité d'actualisation : un Coup de Dés jamais n'abolira le hasard.

Par la suite, le texte réitère les négations les plus variées qui tantôt signalent l'absence des attributs du capitaine : n 'ouvrir pas la main, sans nef, tantôt stipulent l'absence de l'événement : voltige... sans le joncher ni fuir, Rien de la mémorable crise.

Outre ces négations à valeur descriptive ou réfutative, le mouvement négatif peut aussi se déployer pour rien, et sert alors à inhiber la possibilité de représentation et à insister sur la défaillance du signe qui semble perdre son signifié :

-pire non davantage ni moins indifféremment mais autant.

Le déploiement du propos pourrait mimer une correction du dit si n'était le fait qu'il se replie sur lui-même pour signifier son inutilité, par le jeu d'un chiasme où les quatre membres peuvent être affectés du même coefficient zéro.

pire non = mais autant
davantage ni moins = indifféremment

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Ici, la négation n'inverse en rien la valeur de vérité du propos, elle devient
pur outil pour dire son inanité et affirme l'indifférence du locuteur à l'égard
même de la notion de valeur de vérité.

Dans la relative : l'unique Nombre qui ne peut pas être un autre, où apparaît la négation ne... pas, celle-ci vient répéter l'adjectif «unique» en faisant apparaître sa nécessité. Cependant, cette nécessité sera ensuite démentie par l'hésitation du capitaine à jouer, si bien que ce Nombre nécessaire reste un inexistant. La redondance négative, là encore ne fait qu'insister sur un événement hypothétique qui fait peser sur le signe le soupçon de son inanité.

- Mouvement de négation inversé, forclusifs marquant l'exception. Le mouvement négatif est parfois interrompu pour sortir de la négation un élément qui est donc positivé. Là encore, Mallarmé utilise une gamme très variée d'outils grammaticaux : rien ne... que, excepté, sauf, pas tant que... ne, hors, sinon.

On pourrait penser que l'élément sorti du mouvement de négation échappe à l'inhibition de son effectuation, mais l'analyse de détail montre qu'à chaque fois, il subit, à retardement, la même inhibition et est reversé au virtuel.

L'élément excepté tombe dans le possible comme dans les deux membres
de phrase suivants :

- excepté peut-être une constellation;
- excepté à l'altitude peut-être.

L'élément excepté vient contredire le mouvement de négation : plume solitaire
sauf que la rencontre.

Ici, le mouvement négatif contenu dans la valeur sémantique de solitaire (non-accompagné) est contredit par le sémantisme de rencontre (accompagné), si bien que l'effet produit est l'alternative de deux possibles, ce qui interdit de confirmer l'effectivité de l'un ou l'autre élément.

Le même phénomène se produit dans Rien n'aura eu lieu que le lieu, non plus du point de vue sémantique, mais du point de vue structurel. La position du mot lieu à l'intérieur du mouvement négatif contredit son exception en dehors du mouvement négatif, même si le mot change entre temps de valeur sémantique.

1.2 Phénomènes mixtes.

A ces phénomènes purement grammaticaux viennent s'ajouter des phénomènes mixtes, entendons des phénomènes produits par des joncteurs dont le sémantisme concourt à suspendre la possibilité d'actualisation soit de ce qui précède, soit de ce qui suit.

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a) Suspension de l'actualisation du membre de phrase introduit par le joncteur.

Le mouvement d'exception, déclenché par la locution prépositionnelle hors
de a pour fonction dans les deux occurrences suivantes :

- hors l'intérêt quant à lui signalé;
— le maître hors d'anciens calculs;

de mettre à l'extérieur du propos ce qui suit. Il équivaut alors à la négation de
l'actualité du propos.

Quand bien même introduit une subordonnée concessive à nuance de condition : quand bien même... soit que. Cette nuance implique que tout ce qui suit n'a pas lieu effectivement et reste au niveau de l'hypothèse sans atteindre celui de la thèse.

La conjonction plutôt que introduit une subordonnée comparative : plutôt que de jouer la partie, et exprime la dissemblance entre la principale, qui véhicule ce que l'énonciateur propose comme réel et la subordonnée qui véhicule ce qui n'est pas et aurait pu ou dû être. Les joncteurs nient ainsi l'actualité de ce qu'ils introduisent.

Autrement que fonctionne normalement comme plutôt que mais Mallarmé inverse subtilement le rapport de dissemblance entre comparé et comparant dans la mesure où le verbe qui accompagne le comparé est deux fois frappé d'inactualité, d'une part, parce qu'il est au subjonctif imparfait, de l'autre parce qu'il est en modalité interrogative : Existât-il autrement qu'hallucination éparse [?]

Dans ces conditions hallucination éparse est actualisé et la comparative de
dissemblance prend la valeur d'une négation exceptive comparative : II
n 'existe qu 'en tant qu 'hallucination éparse.

Néanmoins, comme dans la plupart des négations exceptives du texte, ce qui est sorti du mouvement négatif n'acquiert qu'une actualité toute relative dans la mesure où le sémantisme de hallucination éparse lui retire beaucoup de son effectivité dans le réel manifesté.

Dans le passage introduit par comme si... comme 5i..., àla comparaison se joint une valeur d'hypothèse. «Les deux éléments rapprochés ne relèvent pas du même univers : dans la principale, le fait appartient au monde de ce qui est pour l'énonciateur, tandis que le fait subordonné n'est qu'hypothétique, appartenant au monde des possibles.» (Denis, Sancier-Chateau, 1994, p. 101)

Le joncteur avant de marquant l'antériorité dans a van t de s'arrêter, repousse
quant à lui l'événement dans le futur, si bien que, là encore, le procès
n'est pas actualisé au moment de renonciation.

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b) Suspension de l'actualisation de l'ensemble de la phrase.

Le texte comporte deux conditionnelles :

- si La lucide et seigneuriale aigrette scintille puis ombrage une stature;
— la somme pour peu qu 'une.

Or la condition introduite par si, pour peu que, pose un rapport d'implication logique entre ce qui suit et ce qui précède le joncteur, de sorte que la réalisation de la condition entraîne la réalisation de ce qui est énoncé dans la principale. Elle suspend donc l'effectivation de ce qui précède autant que de ce qui suit.

D'après O. Ducrot, «La supposition fonctionne ainsi comme la présupposition, qui [...] modifie l'univers du discours — avec cette différence que la modification est demandée dans un cas, imposée dans l'autre. L'opérateur logique d'implication, en revanche, a pour univers du discours l'ensemble des quatre situations possibles, et prend parti sur chacune d'elles.» (Ducrot, 1991, p. 181.)

Dans un texte comme le Coup de Dés, où les marques de non-actualisation sont aussi fortes, on peut supposer que le lecteur garde en perspective, dans une sorte de feuilletage des mondes possibles, l'ensemble des quatre situations possibles sans prendre parti sur aucune d'elles, mais en admettant le prolongement parallèle de chacune dans l'univers virtuel.

Le joncteur sinon, présent dans le membre de phrase : pour disperser l'acte vide qui sinon par son mensonge eût fondé la perdition, introduit une exception hypothétique sur le modèle P, sinon Q qui équivaut à Si non P, Q. Il s'agit donc encore une fois de marquer le rapport d'implication et de verser l'ensemble du propos à une réalisation virtuelle.

L'ensemble des choix syntaxiques mis en œuvre a ainsi pour effet de donner au lecteur le «re-sentiment» d'une action suspendue entre sa réalisation et sa non-réalisation, c'est-à-dire d'une action toute virtuelle. Les phénomènes mixtes compliquent, extraordinairement le jeu en diposant des mondes possibles, parallèles, qui se déploient au niveau des compléments circonstanciels ou des propositions subordonnées grâce au sémantisme des prépositions et des conjonctions.

L'événement se diffracte, dans la mesure où toutes les options possibles
sont maintenues. Mallarmé ouvre donc toutes les voies qui peuvent découler
d'un acte lui-même envisagé comme impossible.

1.3 Phénomènes sémantiques.

Par rapport à ce dispositif grammatical, le niveau sémantique ne fait que
prolonger le ressentiment d'événements qui, tout en étant inexistants et
ineffectués, de choses qui, tout en étant non-être, prennent une densité

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suffisante pour être perçues comme localisables dans un lieu hors-monde un
«lieu hors de tout lieu» pour reprendre le titre d'un des essais de C. Esteban.

Le virtuel se met en place à travers la thématique centrale du jeu, puisque
«jouer [...] la partie», c'est accepter la «probabilité» (la «chance oiseuse»)
comme pseudo-réalité.

En contrepoint, on observe aussi la forte présence de lexies qui se répartissent en plusieurs isotopies tissant une sorte de continuum entre le néant compréhensible comme chose et l'être perçu comme vacuité. Ici, il faut noter la pauvreté du binarisme de la sémantique structurale : être vs non-être et lui préférer le concept de continuum, ou celui d'étendue entre être et non-être que C. Zilberberg attribue à Hjemslev :

Pour Hjemslev, il n'y a pas de 'non-être', puisque Tètre' ne fait que prédiquer
retendue' : il n'y a que des modes, des régimes différents de Tètre'. (Zilberberg,
1988, p. 34)

II sera ainsi possible de faire ressortir la subtilité de l'isotopie de l'existence
dans le Coup de Dés qui établit entre être et non-être une ligne continue
schématisable de la manière suivante :


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Remarque : On voudrait attirer l'attention sur la nécessité imposée par le texte de distinguer entre ce qu'on peut appeler «anti-être» ou «néant comme chose», représenté dans le texte par exemple par «l'Abîme» et «non-être», représenté par l'adjectif «nul». L'«anti-être» a en effet quelque chose à voir avec cette anti-matière de la physique moderne qu'on ne peut dire inexistante puisqu'elle est captée par des appareils, elle rappelle encore ce lieu désigné par les cabalistes sous le nom de Ensof, sorte de revers du monde à la fois capable d'engloutir l'être et de lui donner naissance. L'abîme vaut alors comme «trou noir», creux dans le tissu matériel. Le non-être quant à lui apparaît plutôt comme inexistant et ressemble moins au néant (conçu comme lieu vide) qu'aux objets retirés en lui (morceaux d'espaces : «contrées nulles», événements : «crise», choses : «indice», personnes : «absence»). La distinction de ces deux formes nous paraît d'autant plus importante que l'«antiêtre» pourrait bien être le site de déploiement du phénomène poétique en tant qu'il est virtuel.

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Ces isotopies jouent sur les modalités logiques étroites, modalité véridictoire qui concerne l'existence de la chose, et modalité aléthique jouant sur la catégorie du nécessaire, c'est-à-dire, non plus sur l'existence effective de la chose, mais sur la conformité de la chose avec la loi logique dont elle dépend. L'absence des modalités épistémique et déontique traduit l'effacement du locuteur devant son énoncé (marquant d'ailleurs la limite entre modalités logiques strictes et modalités de renonciation.)

- La modalité véridictoire est traditionnellement représentée par le carré
logique suivant :


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On remarque cependant que, pour Mallarmé, le problème de l'existence revêt un caractère plus complexe dans la mesure où non-paraître et non-être ne conditionnent pas la fausseté mais seulement l'inexistence (la noneffectuation) du phénomène. Ce néant de la chose prend en outre une certaine densité lorsqu'il devient lui-même une chose, à l'instar du mot rien qui peut être soit positif, soit négatif.

Dans Un Coup de Dés, l'Abîme et son isotopie opèrent ce passage d'un néant immatériel et vide à un vide matérialisé qui happe l'être à la façon des trous noirs de la physique quantique. De même, paraître et non-être ne constituent pas un simple mensonge mais une illusion, résultat par excellencede l'élaboration de mondes virtuels. On en vient donc à rendre compte de la modalité véridictoire dans Un Coup de Dés de la manière suivante :


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Le déséquilibre du carré logique met largement en évidence le basculement du propos dans l'ineffectif. L'effectif, le manifesté, que les logiciens et les grammairiens appellent vérité, est complètement hors du propos mallarméen.Face à cette absence totale d'effectivité, on voit au contraire s'affiner la gamme des nuances de l'ineffectif.

- Les trois autres isotopies peuvent être rattachées à la modalité aléthique,
traditionnellement représentée par le carré logique suivant :


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alternative entre être et non-être

A ces trois isotopies, il faut ajouter l'adverbe modal peut-être {peut-être une constellation; à Valtitude peut-être) et l'auxiliaire de mode devoir {ce doit être le Septentrion aussi Nord une constellation) qui traduisent la possibilité de l'événement.

Enfin, l'axe du possible au contingent est renforcé par l'isotopie du jeu et
du hasard :

- Coup de dés;
- inférant que;

- conjonction suprême avec probabilité;
- chance;

- la somme pour peu qu 'une;
-hésite;
-puer;
-partie.

La symétrie des deux carrés logiques permet ainsi d'affiner la notion même
de virtuel. Le virtuel mallarméen se caractérise comme non-être d'une part
et possibilité d'existence d'autre part, celle-ci n'étant absolument pas infléchiedans

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chiedansune direction particulière, car, comme dans le décor d'lgitur, dans
tous les possibles «s'enfonçaient des divisions correspondantes à l'infini des
apparitions, bien que différentes» (Mallarmé, 1945, p. 446).

1.4 Phénomènes de discours.

Certaines options discursives viennent confirmer cette double définition du
virtuel.

a) Du côté de l'inexistence, on va trouver un grand nombre à'oxytnors qui permettent d'annuler deux termes de valeur opposée et d'affirmer l'impossibilité du dit, sa vacuité et son néant (comme chose, puisque les mots lui donnent une épaisseur matérielle) :

- ultérieur démon immémorial;

- circonstances éternelles;

- inclination plane;

- étale [son aile] par avance retombée d'un mal à dresser le vol;

- couvrant les jaillissements;

- coupant auras les bonds;

-d'hilarité et d'horreur;

- muet rire;

- scintille puis ombrage;

- sourdant que nié;

- clos quand apparu;

-profusion répandue en rareté;

- compte total en formation.

b) Du côté de la mise en place de directions (de sens) équivalentes se déployant
au même plan dans le possible, on rencontre un grand nombre
d'appositions, d'équivalences et de comparaisons qui viennent augmenter
l'épaisseur du feuilletage virtuel.
Les appositions et les équivalences fonctionnent de la même manière
indiquant que l'événement à deux dires possibles. Les équivalences
exhibent, à travers un joncteur, l'égalité référentielle :

- des circonstances éternelles du fond d'un naufrage soit que l'Abîme blanchi
étale furieux sous une inclination plane désespérément d'aile la
sienne... et... résume l'ombre;

- sa béante profondeur en tant que coque d'un bâtiment

- l'un ou l'autre bord;

- la mer par l'aïeul tentant ou l'aïeul contre la mer une chance oiseuse;
- une insinuation simple au silence enroulée avec ironie ou le mystère précipité

- la rencontre ou l'effleure une toque de minuit;

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- Rien de la mémorable crise ou se fût l'événement accompli en vue de tout
résultat nul humain;

— le Septentrion aussi Nord.

A l'inverse, les appositions tendent à gommer cette égalité qui doit être perçue par la réflexion du lecteur (ce qui est d'autant plus difficile que les traits sémantiques des deux groupes sont souvent très éloignés les uns des autres) :

- un [flot] envahit le chef = naufrage cela direct de l'homme;
- envahit le chef = coule en barbe soumise;

-n 'ouvrir pas la main = legs en la disparition;

— l'aïeul tentant ou la mer contre l'aïeul une chance oiseuse = Fiançailles;
-quiconque = prince amer de l'écueïl;

-le nombre = issu stellane;

-la plume = rythmique suspens du sinistre;
-rien. = une élévation ordinaire vers l'absence;

-le lieu = inférieur clapotis quelconque;

- couvrant les jaillissements = coupant auras les bonds.

Grâce à ces options discursives, le dire de l'événement et non plus seulement l'événement entre dans le monde de la virtualité. L'extrême fréquence de ces constructions contribue sans aucun doute à la difficulté de la lecture du Coup de Dés, puisque le lecteur est contraint à suivre simultanément des représentations mentales de l'événement très divergentes.

Les comparaisons, plus rares, ne font qu'accroître la complexité de cette mise en place du virtuel, dans la mesure où, parmi tous les possibles qui se dessinent, le comparant fait figure de fausse piste, qui s'inscrit cependant à l'horizon de la conscience comme un monde possible supplémentaire venant modifier le monde virtuel précédent :

- quiconque s'en coiffe comme de l'héroïque muet rire;
- l'étreindrait comme on menace un destin et les vents ;
- rejailli leur hantise ainsi que le fantôme d'un geste;
- comme si... comme si;

- inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l'acte vide.

2. Corrélation des faits àun stylème de littérarité poétique : fiction comme expression du nécessaire

Mallarmé excelle donc à cumuler les marques de non-réalités qui finissent
(comme la multiplication des signes négatifs en mathématique) par positiver
et affirmer la pseudo-réalité de l'événement.

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A cet égard, la typologie rend assez mal compte du résultat et il faut retourner au discours pour en prendre la mesure. Les marques cumulées tendent en effet à faire perdre tout repère au lecteur, comme dans ce membre de phrase :


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L'infinitive est introduite par un verbe qui marque la probabilité de réalisation
de l'acte sans assurance de sa réalisation effective.

L'infinitif est lui-même porteur d'une valeur de non-réalisation qui rapporte le temps à l'Aiôn (décrit par G. Deleuze dans Logique du sens) où convergent l'impossible et le possible dans un présent pur qui se déploie dans les deux directions temporelles indifférenciées (que l'on retrouve intactes dans Igitur : «A vrai dire, dans cette inquiétante et belle symétrie de la construction de mon rêve, laquelle des deux ouvertures prendre, puisqu'il n'y a plus de futur représenté par l'une d'elles? Ne sont-elles pas toutes deux, à jamais équivalentes, ma réflexion?» - Mallarmé, 1945, p. 438).

Enfin cet infinitif est chargé d'une valeur de non-réalisation puisque le
verbe est encadré par un morphème négatif ne...pas.

Le lecteur est bien alors contraint d'accepter lui aussi de «jouer le jeu» et de
ressentir cette «hallucination éparse» qui a pour lieu «ces parages/ du vague/
en quoi toute réalité se dissout» (Mallarmé, 1945, p. 475).

Si la fréquence et la densité des marques de virtuel sont indiscutables, si Un Coup de Dés se donne bien à lire comme feuilletage de réalités hypothétiques, lequel «empile» les différentes strates de l'être au non-être, reste à comprendre les fonctions de ces strates du point de vue esthético-idéologique.

Ceci semble d'autant plus inévitable que, pour Mallarmé, le facteur stylistique
(l'ensemble des marques formelles) est indissocié du facteur sémantique

le rythme d'une phrase au sujet d'un acte, n'a de sens que s'il les imite, et figuré
sur le papier, repris par la lecture à l'estampe originelle, n'en sait rendre, malgré
tout, quelque chose. (Mallarmé, 1945, p. 632)

- et que, comme on l'a vu, grammaticalement, le texte informe de son contenu:
celui-ci n'offre pas au lecteur, comme dans le roman, une pseudo-actualité,mais
au contraire une virtualisation qui, selon la Préface, permet de

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«traiter [...] tels sujets d'imagination pure et complexe ou intellect» (Mallarmé,1945,
p. 456).

Autrement dit, selon Mallarmé, le contenu (forme et substance) du poème serait la mise en débat d'images mentales d'une haute abstraction. (On se gardera de confondre le sens du nom «intellect» dans cette phrase avec son sens habituel philosophique de centre d'intellection ou conception. Chez Mallarmé, le «ou» d'équivalence montre bien que, pour lui, il n'y a pas rupture mais continuité entre imaginaire et intellect).

On retrouve la même conception de l'objet poétique dans l'œuvre aristotélicienne.
En effet, dans la Poétique, le «rôle du poète», autrement dit le système
de pensée inhérent à la poésie, est de :

dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Car la différence entre le chroniqueur et le poète ne vient pas de ce que l'un s'exprime en vers et l'autre en prose [...]; mais la différence est que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce qui pourrait avoir lieu; c'est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. (Poétique, 51a 36-5 lb 5)

Les concepts aristotéliciens de «vraisemblable» et de «nécessaire» sont assez
complexes pour qu'on s'y arrête quelques instants.

La catégorie du nécessaire fait partie de celle du virtuel puisqu'elle regroupe tout «ce qui pourrait avoir lieu», c'est-à-dire le possible. Elle renvoie donc directement aux formes grammaticales et mixtes de non-actualisation. Elle peut être comprise comme transcendantal du potentiel humain en tant qu'il n'a pas besoin d'être manifesté pour accéder à l'existence. C'est bien alors de cette catégorie que relève le Coup de Dés qui met en scène, selon P. Valéry, «la fraction d'une seconde, pendant laquelle s'étonne, brille, s'anéantit une idée», celui-ci insistant sur le fait que ces instants mentaux revêtent une apparence matérielle : ils «paraissaient enfin comme des êtres, tout environnés de leur néant rendu sensible», apparence métaphorisée par l'expression «atome de temps» (Valéry, 1957, t. 1, p. 624) qui traduit bien le caractère nécessaire de ce qui a lieu, puisque l'atome peut être compris comme un être qui n'est pas une chose, un existant qui n'a pas le caractère du manifesté mais qui en revanche peut être saisi par ce qu'il amène à se manifester.

La catégorie du vraisemblable à laquelle le poète se doit de donner voix n'a rien à voir non plus avec celle du vraisemblable du XVIIe siècle français. Le vraisemblable aristotélicien garde en effet, comme chez Platon, le sens fort de la seule forme de vérité accessible à l'homme. Là encore, l'image valérienne de l'atome en donne une bonne idée.

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Vraisemblable et nécessaire correspondent alors au virtuel vrai (le général) qui dessine l'architecture de l'humain par extraction de types (d'hommes, de faits ou de dits). Le poète doit donc offrir au lecteur un lieu où l'imaginaire fonctionne comme champ expérimental du réel potentiel.

Il semble bien dès lors que Mallarmé, dans Un Coup de Dés, prenne, pour sa part, l'option de la plus grande généralisation possible et que le «type» qu'il envisage soit celui de l'homme tout entier, justement en tant qu'«Etre homme, c'est se sentir [...] comme une multitude d'êtres virtuels, et être artiste, c'est amener [...] ce virtuel à l'existence», comme le souligne justement

De fait, le Coup de Dés est bien ce jeu suprême décrit par G. Deleuze, jeu
qui semble être un non-sens mais qui est «la réalité de la pensée même» :

Car affirmer tout le hasard, faire du hasard un objet d'affirmation, seule la pensée le peut [...] et si l'on essaie de produire un autre résultat que l'œuvre d'art, rien ne se produit. C'est donc le jeu réservé à la pensée et à l'art, là où il n'y a plus que des victoires pour ceux qui ont su jouer, c'est-à-dire affirmer et réaffirmer le hasard, au lieu de le diviser pour le dominer, pour parier, pour gagner. (Deleuze, 1969, p. 76; souligné par l'auteur)

Ce que suggère ici G. Deleuze en écrivant que «si l'on essaie de produire autre chose que l'œuvre d'art, rien ne se produit», c'est bien toute l'ambiguïté du statut de l'art verbal par rapport à la réalité manifestée. Car si l'œuvre d'art produit bien quelque chose, ce quelque chose n'est pas du manifesté, de l'effectif, ce quelque chose est RIEN, en tant qu'anti-être par quoi l'énergie de l'être peut se libérer. Ce dont nous informaient déjà les isotopies du texte et les oxymores.

L'œuvre d'art créatrice d'un RIEN lui donne lieu grâce au texte et le fait exister comme au-delà vide et néant porteur de naissances. Et si le poème possède ce pouvoir, c'est, comme le métaphorise le texte mallarméen, parce qu'il est, au sens le plus fort, ambigu : I

- II apparait dans l'eventualite d'un acte tout physique (jeter les des ou jeter des signes noirs sur la page blanche) parce qu'il n'existe que scripturairement d'une part et d'autre part parce qu'il commet sans cesse le detour de l'abstrait au concret en creant des metaphores et des allegories;

- II se deploie comme rien, immateriel, quasi-chose, d'une part dans l'espace
(la tempete en mer ou la page), de l'autre dans l'iritimite lectoriale, grace a
la temporalite de la lecture sur laquelle insistait P. Valery.

Autrement dit, grâce au poème, le déploiement virtuel des possibles humains
trouve lieu et c'est ce lieu qui réalise, au sens fort du terme, la pensée, comme

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le remarqua d'emblée P. Valéry à propos du «dispositif» du Coup de Dés
lorsqu'il nota dans Variétés II :

II me sembla de voir la figure d'une pensée, pour la première fois placée dans
notre espace... Ici, véritablement, l'étendue parlait, songeait, enfantait les
formes temporelles. (Valéry, 1957, t. 1, p. 624)

Ce «jeu des problèmes et de la question» implique en outre le dispositif du
feuilletage des mondes possibles puisque, selon le philosophe, ceux-ci :

se répartissent dans un espace ouvert du lancer unique et non partagé : distribution nomade, et non sédentaire, où chaque système de singularités communique et résonne avec les autres, à la fois impliqué par les autres et les impliquant dans le plus grand lancer. (Deleuze, 1969, p. 76; souligné par l'auteur)

Ce nomadisme produit alors, comme le note P. Valéry, un «tissu de sens multiples; qui assemble l'ordre et le désordre» (Valéry, t. 1, p. 626) et, plus généralement, un dire et un contre-dire, puisque l'impossibilité de localiser de façon stable un sens implique de mettre en place l'ensemble des variables. Parce que l'«unique lancer est un chaos, dont chaque coup est un fragment. Chaque coup opère une distribution de singularités, constellation» (Deleuze, 1969, p. 75-76), ce qu'on observait au point de vue structural, le texte exhibant ce nomadisme grâce aux appositions et aux comparaisons.

Mais, comme le notait G. Deleuze, le jeu est aussi «ce par quoi la pensée et l'art sont réels, et troublent la réalité, la moralité et l'économie du monde» (ibid.), et c'est justement parce que la réalité de l'art est virtuelle qu'elle peut troubler l'autre «réalité», celle de l'actuel dont l'effectivité ne garantit en rien la vérité.

En effet, l'effectif existe en tant qu'il exerce une influence et modifie les contours de l'existence humaine (qu'il soit mensonge, action, etc.). La réalité esthétique au contraire semble tenir sa capacité de «troubler la réalité» de ce qu'elle renvoie à un au-delà des faits humains, lequel peut se comprendre comme «questionnement de l'Etre-au-Monde qui pose le problème de l'union du 'Topos' et du 'logos' dans l'ubiquité ouverte du 'Lieu Pensant'», selon la formule du philosophe J. Garelli qui ajoute :

«Ce que Mallarmé énonce sobrement en ces termes :

RIEN...
N'AURA EU LIEU...
QUE LE LIEU...
EXCEPTE...
PEUT-ETRE...
UNE CONSTELLATION...» (Garelli, 1982, p. 131)

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Le nécessaire et le vraisemblable propres au poétique consisteraient alors à
projeter le lieu des mentalisations (l'imaginaire) vers ce lieu inaccessible à
l'esprit, le «Lieu du monde». Nous ne soutiendrons pas avec J. Garelli que :

ce que pose, dans son énigme, la présence dressée des lettres capitales n'est
autre que le 'Lieu du Monde', dans sa topologie stellaire, où s'investit l'acte
provisoire, parce que mortel, du Penser. (Garelli, 1982, p. 133)

Néanmoins, sans que le texte «pose» le «Lieu du monde», il faut remarquer, à la suite de P. Valéry, que Mallarmé «a essayé [...] d'élever enfin une page à la puissance du ciel étoile» (Valéry, t. 1, p. 626). Mais nous noterons avec ce dernier qu'il ne s'agit pas d'offrir la «topologie stellaire» elle-même, mais de tenter «d'en reproduire l'effet» (ibid.).

On infléchit alors les notions de nécessaire et de vraisemblable de la zone de l'impossible à celle de l'extrême du possible, située à la limite de l'humain et traçant en même temps l'Un (le général) par quoi l'homme et l'Univers se trouvent rassemblés. Cette zone est celle du sublime, que l'on s'en réfère à Longin ou à M. Deguy. Ce qui «aurait pu être», en tant qu'extrême du possible proprement humain, c'est cette capacité de l'homme d'exister selon l'ordre d'un cosmos (fantasme et orgueil de la pensée d'être à l'image de l'univers divinement agencé), cosmos qui serait à la fois vrai selon la logique, puisqu'il s'agit d'un ordre, et vrai selon la représentation platonicienne, puisqu'il s'agit d'un au-delà, le ciel représentant ce «total étrange de réalité et d'idéaux contradictoires» comme le notait P. Valéry (t. 1, p. 626).

L'espace des mondes possibles produit par le texte poétique com-prend alors le déferlement des choses du monde et fait éclater les représentations fossiles des concepts (il est «déluge»). Ainsi la mer, si mal rendue par la langue, se détache pour le poète, de la nature, afin de devenir un pur simulacre, matérialisé par le «drame» qui l'unit à l'ordre supérieur :

La mer dont mieux vaudrait se taire que l'inscrire dans une parenthèse si, avec, n'y entre le firmament-de même se disjoint, proprement, de la nature. Quelque drame d'exception, entre eux, sévit qui a sa raison sans personne. (Mallarmé, 1945, p. 403)

Le nécessaire serait bien alors ce qui offre au réel la possibilité de reprendre
«ordre cosmique dans la relation au gnomon corps; selon l'étymologie bien
connue de kosmos même» (Deguy, p. 861).

Pour conclure, rappelons les implications multiples qui se dégagent de la
corrélation des parti-pris formels et des positions esthético-idéologiques
sous-jacentes du Coup de Dés.

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1° Le texte est saturé par les marques syntaxiques et sémantiques de nonactualisation. Au lieu de prétendre que ce qui est dit appartient au manifesté ou de le feindre, l'énonciateur maintient le lecteur dans un monde hypothétique.

2° Cette saturation semble l'illustration de la fonction de la poésie d'être l'expression du nécessaire. En dépit du peu d'intérêt que la critique de ces dernières années a porté à cette définition aristotélicienne, il nous semble qu'elle traduit l'extrême complexité du phénomène fictionnel qui ne peut pas être simplement mis au rang des diverses «balivernes» de l'esprit humain. D'ailleurs Searle, traitant du problème dans Sens et expression, s'il commence par réduire le sens de fiction à : «pseudoaccomplissement non trompeur qui constitue le fait de feindre de nous narrer une série d'événements» (Searle, 1982, p. 108), se retrouve très vite confronté au problème de la «représentation explicite des actes de langage sérieux que le texte [fictionnel] a pour but (ou pour but principal) de transmettre» (Searle, 1982, p. 119).

Sans chercher à résoudre le problème fort complexe de la fiction littéraire, il nous semble possible d'éviter la contradiction qu'il y a à soutenir le rapprochement de feinte et de fiction littéraire tout en insistant sur un but essentiellement sérieux du texte fictionnel, au moins en ce qui concerne la fiction poétique. Plutôt que de s'attacher au sens premier du mot «fiction», on peut se rappeler que le terme a peut-être été appliqué à des formes littéraires en vue de les diaboliser et admettre que le terme a subi un très fort glissement sémantique depuis. Quoi qu'il en soit, pour notre part, nous proposerons une définition provisoire de la fiction poétique, en repartant du concept d'«expression du nécessaire» :

- Le nécessaire regroupe le virtuel et l'actuel, le non-advenu et l'advenu, à condition qu'il y ait adéquation au principe de cohérence logique (au vraisemblable), autrement dit à la réalité de la pensée. Si bien qu'Aristote prend soin d'ajouter que :

à supposer même qu'il compose un poème sur des événements réellement arrivés, il n'en est pas moins poète; car rien n'empêche que certains événements réels ne soient de ceux qui pourraient arriver dans l'ordre du vraisemblable et du possible, moyennant quoi il est poète. (Poétique, 51 b 27)

- Le poème matérialise, ex-prime «ce qui pourrait avoir lieu» : le nécessaire et le vraisemblable. Il porte ainsi à l'existence une non-chose (aussi bien parce qu'elle est ineffective que parce qu'elle reste intimement liée au monde des idées).

- L'incarnation du nécessaire, parce qu'elle est expression de l'Un au-delà
du multiple, implique une forme capable de mimer le nomadisme (telle

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que l'espacement du Coup de Dés mais peut-être déjà telle que le vers qui,
plutôt que simple retour du même, peut être compris comme suite de
variantes nomades).

- Le nécessaire a pour fonction de projeter l'homme vers ses confins de monde et induit sa propre forme d'expression, à savoir le sublime. Il s'apparente bien alors à l'imagination mais dans le sens fort où la définit René Char :

L'imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous forme d'une présence entièrement satisfaisante. C'est alors l'inextinguible réel incréé. (Char, 1983, p. 155)

En admettant que le travail de synthèse d'Aristote ne soit pas dénué de fondement, on peut à bon droit supposer que ce qui vaut pour Un Coup de Dés peut valoir pour un certain nombre d'autres poèmes. On tiendrait alors un exemple de «stylème de littérarité générique» : si la poésie est l'expression du nécessaire, cela se manifeste à travers les options syntaxiques et sémantiques qui distinguent le langage poétique des autres sous-systèmes linguistiques : roman, chronique, textes informatifs, philosophie, etc.

A titre d'indication, et dans l'espoir que d'autres poursuivront cette recherche, sur le seul point des formes verbales, les relevés dans deux poèmes des Illuminations de Rimbaud («Après le déluge» et «Enfance») et dans «L'effroi la joie» de René Char, donnent les résultats suivants :


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Evidemment, il faudrait, pour confirmer notre propos, aller beaucoup plus loin dans l'étude statistique, et pratiquer des relevés beaucoup plus importantset plus détaillés, en leur faisant subir tous les tests de statistique qui s'imposent. Il faudrait en outre noter l'effet de mirage des chiffres dans une telle entreprise et rattacher le nécessaire à d'autres formes verbales, notammentau

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mentauprésent qui joue sur l'actuel et sur le nécessaire (dans le cas du présent de vérité générale notamment). A terme, seules la co-présence de différentes marques formelles du virtuel (outre celles précédemment observées,on pourrait aussi s'intéresser de près à la détermination nominale) et leur récurrence pourraient permettre de confirmer une analyse que nous n'avons posée ici qu'à titre... d'hypothèse.

Laurence Bougault

Université de Paris 111

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Résumé

Le Coup de Dés de Stéphane Mallarmé a déjà donné lieu a de nombreux travaux. Cet article en propose une approche sémiostylistique. Plutôt que de s'intéresser à une seule catégorie de faits : linguistique, sémantique, thématique, etc., il tente de corréler un aspect linguistique à un aspect esthético-idéologique. La variété et la fréquence des marques linguistiques du virtuel incitent à redécouvrir les concepts aristotéliciens de nécessaire et de vraisemblable et par là même à proposer une autre définition de la fiction en régime poétique.

Bibliographie

Œuvre de référence

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Hyppolite (J.) : «Le Coup de dés de Stéphane Mallarmé et le message», Etudes philosophiques,
oct.-déc. 1958, n°4, p. 463-68.

Johansen (S.) : «Le problème d'un Coup de dés, Orbis Litterarum, 1945, t. 111, fascicule
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Mauron (C.) : «Mallarmé et le Tao», Cahiers du Sud, n° 246, mai 1942, p. 351-66.

Walwelkenhuysen (G.) : «Les Conférences de Mallarmé en Belgique (lettres inédites),
Revue générale belge, juillet 1951.

Ouvrages généraux

Aristote : Poétique. Seuil, coll. «Poétique», 1980.

Char (R.) : Œuvres complètes. Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1983.

- Rythmes et Monde, au revers de I'identite et de I'alte'rite'. Grenoble, Millon, coll.
«Krisis», 1991.

Guillaume (G.): Leçons de linguistique 1947-1948 C. Presses universitaires de Laval
(Québec), Presses universitaires de Lille, 1988.

- Lemons de linguistique 1949-1950 A. Presses universitaires de Laval (Quebec),
Klincksieck, 1974.

- Principes de linguistique theorique de Gustave Guillaume. Presses universitaires de
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Longin: Du Sublime, Tr. Jackie Pigeaud. Ed. Rivage et Payot, coll. «Petite Bibliothèque»,

Moignet (G.): Systématique de la langue française. Klincsieck, 1981.

Searle (J.R.): Sens et expression, étude des théories et des actes de langage. Minuit, 1982.