Revue Romane, Bind 32 (1997) 1Autre et ses correspondants en roumainpar Marleen Van Peteghem 1. Introduction : «alius» vs. «alter» en français et en roumain.L'adjectif indéfini français autre, dont l'étymon latin est alter, ne couvre niceice qui était exprimé en latin par alter, niceice qui l'était par alius : alius s'utilisait en effet «en parlant de plusieurs»,1 alors que alter s'utilisait «en parlant de deux» et pouvait même signifier «second» et prendre ainsi une valeur numérale. Par contre, en français, autre seul n'exprime que l'idée de différence, mais ne révèle rien sur l'ensemble à l'intérieur duquel on opère. Ces dernières informations sont rendues à l'aide des articles, avec lesquels autre doit presque nécessairement se combiner,2 si bien que «l'autre», avec l'article défini, correspond grosso modo à alter, tandis que alius peut être traduit par «un autre» (avec article indéfini). Dans les autres langues romanes, il en est plus ou moins de même : seul le continuateur de alter a survécu et l'opposition alius vs. alter est rendue à l'aide des déterminants. En italien, par exemple, la situation est exactement la même qu'en français, alius et alter se traduisant respectivement par «un altro» et «l'altro». En espagnol et en portugais, la situation semble à première vue un peu différente puisque «otro» et «outro» ne se combinent pas avec l'article indéfini, mais en fin de compte c'est l'article défini qui permet d'exprimer l'opposition alius vs. alter : car en effet otro I outro (sans article) signifient toujours «un autre», alors que el otro I o outro (avec article défini) traduisent «l'autre». La seule langue romane qui semble réserver deux mots distincts à cette opposition, sans recours nécessaire aux articles, est le roumain,qui oppose en effet alt(ul)3 («un autre», cf. alius) à celalalt (= «l'autre», cf. alter). Contrairement à ce qui se passe en français, en italien, en espagnol et en portugais, les articles ne semblent donc pas intervenir en roumain, et ceci malgré le fait que cette langue dispose elle aussi d'un système d'articles, Side 28
tout comme les autres langues romanes et contrairement au latin. En principe,ait et celdlalt sont d'ailleurs incompatibles avec les articles, avec une exception pour ait, qui en roumain contemporain se combine de plus en plus avec l'article indéfini (cf. «un alt(ul)»), emploi qui sera commenté infra (sous 4.). cf. (la) *J'ai
attendu autre bus. Am as,teptat ait autobuz. (le) J'ai attendu
l'autre bus. Am as,teptat celâlalt autobuz. Du point de vue distributionnel, les correspondants roumains de «autre» sont donc de véritables déterminants / pronoms, dans la mesure où ils permettent à eux seuls d'introduire un nom dans la phrase, et non des adjectifs, comme c'est le cas dans les autres langues romanes. Cette différence de statut grammatical ressort aussi des trois faits suivants : 1) Alt et celiali ont tendance à occuper la première position du SN, ce qui est caractéristique des déterminants, alors qu'en français autre se place plus près du substantif, ce qui est propre aux adjectifs. Ainsi autre se place après les numéraux, tandis que ait et celdlalt les précèdent.4 (2a) Am studiat
celelalte doua problème. (2b) J'ai étudié
les deux autres problèmes. (3b) Deux autres
personnes sont arrivées. 2) Un autre fait qui prouve que celdlalt et ait sont de vrais déterminants est leur morphologie : ces mots présentent des oppositions casuelles formellement identiques à celles qu'on retrouve dans le paradigme d'autres déterminants, tels que le démonstratif acesta et l'article indéfini un; cf. les formes génitivales de un, acesta, ait et celdlalt : La compatibilité de altul avec l'élément -a, qui indique la variante pronominale au génitif / datif constitue un argument supplémentaire, puisque cet élément se retrouve également dans le paradigme des démonstratifs et dans les formes génitives et datives du pronom unul. 3) Un troisième
fait ne concerne que celàlalt seul. Celui-ci se
rapproche en Side 29
qui dans ce cas ne
comporte pas d'article défini enclitique, mais il peut
On peut en conclure que ait est un vrai déterminant, altul un véritable pronom et que celalalt fonctionne aussi bien comme déterminant que comme pronom. Pour cette raison le roumain ne les combine donc pas avec d'autres déterminants pour traduire l'opposition entre alius et alter. Cependant, du point de vue diachronique, cette dernière observation doit être nuancée, car la solution roumaine n'est pas réellement différente de celle des autres langues romanes : celalalt est en effet une composition de ait précédé des anciens articles définis cel et al, qui s'y sont soudés. Les variations morphologiques de ce mot trahissent d'ailleurs son caractère composé, car les deux parties, cel et ait, portent, chacune de son côté, les marques du genre, du nombre et du cas et restent bien reconnaissables. La fusion n'est donc pas complète. Si on tient compte de l'étymologie, le roumain présente donc exactement la même situation que les autres langues, c'est-à-dire qu'une forme dérivée de alter se combine ou non avec l'article défini, pour exprimer l'opposition alius vs. alter. Il n'en reste pas moins que du point de vue synchronique alt(ul) et celalalt sont ressentis comme des réalités grammaticales différentes, au point que les deux mots sont présentés dans des chapitres différents des grammaire s6 : alt(ul) se retrouve en effet parmi les pronoms indéfinis («pronume nehotârîte»), tandis que celalalt serait un pronom démonstratif de différence («pronume demonstrativ de diferentiere»). Le seul rapprochement qui est fait entre les deux mots est qu'ils expriment tous les deux la «différenciation» (en roumain : «diferentierea»). Par contre, dans la tradition grammaticale française, autre est classé invariablement parmi les indéfinis, ce qui est peu satisfaisant puisqu'il est évident que l'autre (avec article défini) ne peut pas exprimer une référence indéfinie. Mais comme la classe des indéfinis regroupe aussi d'autres indéfinis «peu indéfinis» (tels que le même,7 chaque, etc.) et fait figure d'une sorte de fourre-tout des déterminants difficiles à classer, les grammairiens français n'y ont pas vu trop d'inconvénients. Il est vrai toutefois que autre n'est ni un indéfini ni un défini, puisque sa valeur référentielle dépend de l'article avec lequel il est utilisé8 (cf. Van Peteghem 1995). Side 30
En résumé, on pourrait donc dire que le point commun entre autre et ses deux correspondants roumains est que tous ces mots expriment la «différence», mais que les déterminants roumains ajoutent à cette valeur une information référentielle concernant l'ensemble sur lequel on opère, information que le français rend à l'aide des articles. Autrement dit, autre n'exprime que la différence, mais s'utilise de façon quasi-obligatoire avec un déterminant défini ou indéfini pour avoir en plus une valeur référentielle, tandis que alt(ul) et celalalt expriment tous les deux la différence, en y ajoutant soit une valeur référentielle indéfinie (dans le cas de alt(ul)), ou définie (dans le cas de celalalt). On semble donc avoir une correspondance assez simple entre celalalt et l'autre d'une part et entre alt(ul) et un autre d'autre part. C'est cette correspondance que je voudrais examiner ici plus en détail, parce qu'elle me semble soulever deux problèmes : • Dans de nombreux
cas, en effet, on constate que l'indéfini roumain
alt(ul) (6) Auzi zgomotul
a doua cul;ite frecate unul de altul. (fepeneag, p. 110)
L'emploi de celalalt est également possible dans cette phrase, mais est beaucoup plus marquée. La correspondance semble donc être moins systématique qu'elle n'en a l'air à première vue. Par conséquent j'examinerai quels sont les cas où altul peut s'utiliser avec une valeur définie et quelles sont les conséquences pour l'analyse de l'opposition défini / indéfini dans les deux langues. • D'autre part, comme je l'ai déjà signalé, le roumain moderne a tendance à faire précéder le déterminant / pronom alt(ul) par l'article indéfini, si bien que le roumain contemporain peut traduire «un autre» de deux façons différentes : par alt(ul) ou par un alt(ul). Il me semble par conséquent nécessaire d'examiner à quoi correspond cette nouvelle opposition à l'intérieur de l'indéfini. Il est clair que ces deux problèmes d'ordre comparatif posent en fait surtout le problème de l'opposition entre le défini et l'indéfini. Avant d'entamer l'étude comparative, je vais donc rappeler l'analyse sémantique de autre et surtout l'effet produit par sa combinaison avec les articles (cf. Van Peteghem 1995). Sous 3., j'aborderai les cas où alt(ul) correspond à l'autre, et sous 4., finalement, j'étudierai la concurrence entre alt(ul) et un alt(ul). 2. Un autre et l'autre : analyse sémantico-référentielleComme il a été
signalé, la valeur de base de autre est la différence.
Pour Side 31
autre dans un SN implique l'existence d'un autre réfèrent, auquel s'oppose le réfèrent du SN en question. Cet autre réfèrent sera désormais appelé «le repère».Celui-ci peut figurer dans le contexte précédent, tel un antécédent (cf. exemple (7a)), ou être identifié à l'aide du contexte extralinguistique (cf. exemple (7b)). (7a) [...] mici
schiije care povesteau despre nedumerirea unui Çâran
care nu (7b) îmi plâcea sa
stau eu alpi care beau, farà sâ-i jenez, eram la fel de
vesel ca Dans le premier cas, le mécanisme d'identification de ce repère se rapproche de celui de l'anaphore, alors que celui opéré dans le second exemple est plutôt d'ordre déictique. La différence avec l'anaphore ou la deixis au sens strict est évidemment l'absence nécessaire de coréférence. Autre et ses correspondants établissent en effet un rapport négatif avec le repère, qui consiste à exclure le réfèrent de ce dernier comme réfèrent potentiel du SN dans lequel ils figurent, mais en même temps, ils impliquent que la qualification exprimée par le substantif qu'ils déterminent est valable aussi bien pour le réfèrent du repère que pour celui du SN en question. Les deux référents sont considérés comme appartenant au même ensemble et le substantif déterminé par autre devient en fait le nom générique de l'ensemble de référence.10 Souvent ce substantif est le même dans les deux syntagmes, comme dans (7a), mais pas toujours (cf. (8)) et dans ce dernier cas le substantif requalifie en quelque sorte le repère, de façon objective ou subjective selon le cas. (8) Era s,i
copilul de vinâ, fusese prea râsfaÇat, avea caméra plinà
de jucârii, mai Ce qui est essentiel, c'est que autre permet, en combinaison avec l'article, de renvoyer à un réfèrent, qui appartient à un ensemble de référence, dont un élément, à savoir le réfèrent du repère, a été prélevé. L'article, lui, signale, comme il est bien connu (cf. entre autres Kleiber 1983), si référence est faite à la totalité des référents potentiels (cf. l'article défini) ou à une partie seulement (cf. l'indéfini). Ceci implique de façon générale qu'au singulier l'article défini présuppose l'existence d'un seul réfèrent pertinent. Combiné avec autre toutefois, qui présuppose lui-même l'existence d'un réfèrent supplémentaire, c.-à-d. le repère, on en arrive donc à un ensemble de deux Side 32
référents. En d'autres mots, celalalt en roumain et l'autre en français présupposent que l'ensemble auquel apartiennent aussi bien le réfèrent du syntagme en question que celui du repère ne contient que ces deux référents, comme c'est le cas dans l'exemple prototypique (9). (9) §i ele se
uitau la cei doi strâini, care erau peste numàr : unul
sa fi avut s,aptesprezece Au pluriel,
l'article défini implique une référence à la totalité
des référents (10) Femeia îsj
facea singurâ dreptate cerînd s,i ajutorul celorlalp
cdlâtori ncînta^i La référence indéfinie, par contre, implique une référence à une partie des référents potentiels. Un autre ou d'autres présupposent donc tous les deux l'existence de plusieurs référents; au singulier référence est faite à un de ces référents (ex. (1 la)), tandis qu'au pluriel à un nombre indéfini de ces référents (ex. (llb)). (lia) Am as,teptat
aitautobuz. (llb) Cînd eram
mie puteam sa ma joc eu alp copii ore întregi prin
zâpadâ, La règle générale est donc que autre combiné avec le défini implique une référence à la totalité des référents restés dans l'ensemble de référence après prélèvement du réfèrent du repère, alors que l'indéfini présuppose une multiplicité de référents possibles et établit une référence à une partie seulement (à un seul réfèrent dans le cas de l'indéfini singulier). Examinons maintenant les cas que le français et le roumain interprètent apparemment de façon différente et qui constituent donc en quelque sorte des zones d'ombre entre le défini et l'indéfini. 3. L'indéfini altul comme équivalent du défini l'autreAussi bien au
pluriel qu'au singulier, le pronom indéfini altul se
traduit Side 33
(12) Auzi zgomotul
a doua cu^ite frecate unul de altul. (T,epeneag, p. 110)
(13) Era
îngîndurat ca de obicei, absent eu a\\ii dar nu eu sine.
(Preda, p. 207) Dans ces deux cas,
altul prend en effet une valeur sémantique très proche
de - Dans (12), où il
est utilisé au singulier, il est clair que l'ensemble de
- Dans (13), le
pluriel alpi réfère de façon diffuse à l'ensemble des
personnes Ce phénomène de confusion entre altul et celàlalt est certainement en rapport avec le fait que l'élément enclitique -ul, qui est ici la marque de la forme pronominale, est ailleurs la forme de l'article défini. Il y a donc un conflit entre l'interprétation semantico-référentielle de ce pronom, dont la valeur de base est indéfinie, et sa morphologie, qui est définie. Ce phénomène a été signalé par plusieurs linguistes. Surtout les exemples où altul est au singulier et exprime la réciprocité, en corrélation avec unul (- «l'un»), ont été commentés. Ainsi d'après lorgu lordan 1943, p. 326, altul signifierait couramment le second des deux et serait alors synonyme de celàlalt. Il s'opposerait de cette façon à la nouvelle création déjà mentionnée un alt(ul) (= «un autre»), qui garderait une valeur indéfinie dans la mesure où il présupposerait l'existence de plusieurs référents, divisés en deux groupes, dont l'un est constitué d'un seul objet (unul), et l'autre de tous les autres référents réunis, et un altul renverrait à un de ces derniers (ibidem). En d'autres mots, d'après lordan, la référence indéfinie serait exprimée en roumain moderne par un alt(ul), et alt(ul) sans article indéfini se rapprocherait plutôt de celàlalt. L'analyse de quelques exemples montre toutefois que cette hypothèse est incorrecte, car dans la grande majorité des cas, altul utilisé sans article indéfini présuppose tout de même un ensemble comprenant plusieurs référents et garde donc clairement sa valeur indéfinie, cf. : (14a) Coti pe o
straddh dreapta, apoi pe alta. (Tepeneag, p. 100)
(14b) Apoi intrà
într-un compartiment, perfora biletele, mul^umi, ies,i,
intrâ ntraltul, Side 34
On ne peut donc
pas affirmer de façon générale que altul tendrait à
prendre Quant au phénomène rencontré dans (13), celui-ci a été moins souvent commenté. Il est signalé par Lombard 1974, p. 217, selon lequel alpi peut rendre l'idée de généralité que le français exprime à l'aide de l'article défini. Lombard illustre ce phénomène par l'exemple : párenle altora, qui se traduit en français par «l'opinion des autres»; il ne précise toutefois pas dans quels contextes se produit ce rapprochement. On peut en conclure qu'aussi bien au singulier qu'au pluriel altul peut s'utiliser dans des cas où, d'après la définition logique, on devrait trouver un défini, comme c'est d'ailleurs le cas en français. Dans ce qui suit, je montrerai toutefois que ceci ne signifie pas que altul serait en train de se confondre avec celalalt, car la confusion se limite à certains cas qui constituent en fait, du point de vue référentiel, des zones d'ombre. Examinons tout d'abord le cas de altul au singulier et en corrélation avec unul. La première remarque qui s'impose est que ce ne sont pas tous les cas de ce genre qui présupposent l'existence de plusieurs référents. Altul peut être en corrélation avec unul même lorsqu'il existe plusieurs référents potentiels. ( 15a) Ma
açteptam, de la ozi la alta, sa fiu ridicat de-acasâ,
sau to^i împreunâ sa (15b) N-am
chefsâalergde/a un peron la altul (Xepeneag, p. 45)
(15c) Mergea de-a
buçelea prin mas,inà de la un scaun la altul. (Xepeneag,
p. 17)' Dans leur version roumaine, ces exemples illustrent bien la règle générale : il y a multiplicité des référents et référence partielle, si bien que l'emploi de altul est tout à fait normal. Ce qui est curieux toutefois, c'est qu'ici le français a recours à l'autre avec l'article défini, et s'écarte donc de la règle générale. Dans d'autres cas,
par contre, où il n'existe que deux référents, le
roumain (16a) §i totusj
aveam sentimentul câ ne cunoaçtem bine unul pe altul.
(Preda, p. Side 35
(16b) Plutonierul
se lâsa cînd pe un picior cînd pe altul (^epeneag, p.
25) On constate donc qu'en corrélation avec un ou l'un, les deux langues ont tendance à dévier de la règle générale : le français tend à utiliser l'autre même lorsque l'ensemble de référence comporte plus de deux référents, alors que le roumain utilise l'indéfini, même lorsque l'ensemble de référence ne comporte que deux référents. Quelquefois le roumain utilise tout de même le défini, comme dans les exemples suivants : (17a) Se ridicà
t,inînd cutjitul într-o mina, po§eta in cealaltd, (...)
(fepeneag, p. ( 17b) Marinarli
îsi sopteau ceva la ureche si se mîngîiau ca doi
îndrâgostiçi. Vàzu Ces exemples présentent toutefois une situation assez différente de celle de (12). Le premier réfèrent des deux a été caractérisé dans la mesure où un prédicat y a été appliqué et de cette façon il semble avoir été individualisé et donc extrait réellement de l'ensemble, dans lequel il ne reste alors plus qu'un seul réfèrent, auquel on réfère par la suite de façon définie. Dans (12) par contre, aucun des deux référents n'est caractérisé individuellement par le prédicat, qui s'applique aux deux en alternant. Les exemples suivants, qui sont à la fois parallèles et différents, illustrent bien cette différence d'interprétation. ( 18a) Uite, asta
e linia unui tramvai. Sa zicem câ te sui la un capât
casa ajungi la (18b) N-am predat
scrisoarea imediat, m-am plimbat multâ vreme de la un
Dans les deux cas, il s'agit du mot capât (= «bout»), un mot qui présuppose de par son sémantisme un ensemble comportant deux référents. Or, dans (18a) l'auteur réfère au second bout par l'intermédiaire du défini celdlalt, tandis que dans (18b) il utilise l'indéfini altul. La situation est toutefois différente : dans (18a) on applique à chacun des deux bouts deux prédicats Side 36
différents (on monte à un bout et on arrive à l'autre), tandis que dans (18b) le même prédicat (a seplimba, = «se promenep>) est appliqué aux deux bouts en alternant. Autrement dit, altul s'utiliserait lorsque le repère n'a pas vraimentété extrait de l'ensemble de référence, dans la mesure où son réfèrent n'a pas été caractérisé par un prédicat qui s'applique à lui seul, alors que celalalt s'utiliserait dans le cas contraire. Cette règle n'est toutefois pas absolue. La plupart des cas qui permettent l'emploi de altul, permettent en effet aussi celui de celalalt. Dans (19), par exemple, qui est un cas de réciprocité, l'auteur a utilisé celalalt, peut-être parce que les deux personnages sont déjà individualisés. (19) Se îmbracà
amîndoi grâbiçi, evitînd sa se uite unul la celàlalt.
(Xepeneag, p. Seuls les cas où
les deux référents sont indissociables et où leur
individualité (20a) Plutonierul
se làsa cînd pe un picior cînd pe altul. (Tepeneag, p.
25) (20b) §i zice, de
data asta încet,^inîndu-s,i strîns buzele una de alta,
pentru a nu-i Dans (20a), les adverbes cînd... cînd... f= «tantôt... tantôt....») insistent en outre sur l'alternance; alors que dans (20b) le prédicat a ¡me strîns {— «serren>) s'applique nécessairement aux deux lèvres à la fois, sans les distinguer. Dans les deux cas, le prédicat vaut donc pour les deux référents en même temps ou alternativement. D'autre part, j'ai
trouvé aussi un exemple très exceptionnel, où les deux
(21) Ne-am
pregâtit din mers sa ocolim dot barbaci càrunti care
stâteau spre Side 37
blanche et dans un
pantalon court, bleu - l'autre de taille moyenne,
osseux, Est-ce que le choix de l'auteur se justifie par le fait que ces personnages ne sont malgré tout pas vraiment individualisés et restent indissociables? Il est sûr que l'emploi de celàialt aurait été plus normal ici. On voit donc que dans certains cas, altul et celâalt se confondent tout de même et ne respectent pas notre deuxième règle, mais que le choix entre les deux peut presque toujours être motivé à partir du contexte. De l'examen des exemples avec altul au singulier dans un ensemble de deux référents, on semble pouvoir tirer une conclusion provisoire : altul s'utilise au lieu de celalalt lorsqu'il est impossible ou peu opportun d'identifier cet autre réfèrent, dans la mesure où aucun des deux référents n'est individualisé par la prédication; mais dans tous ces cas on peut utiliser celalalt lorsque le locuteur veut individualiser. Passons aux problèmes posés par alpi au pluriel. Comme je l'ai expliqué supra, le pluriel alpi (= «d'autres») s'oppose à ceilalp (= «les autres») de la façon suivante : ceilalp réfère obligatoirement à tous les référents restés dans l'ensemble de référence après l'extraction du réfèrent ou des référents du repère; alpi par contre ne réfère qu'à une partie de ces référents. En d'autres mots, de façon générale ceilalp implique «la totalité» de la référence, tandis que alpi implique la partitivité. Une analyse comparative plus poussée montre toutefois qu'au pluriel non plus l'opposition entre alpi et ceilalp ne coïncide avec celle entre d'autres et les autres en français et que ces deux langues interprètent quelquefois de façon différente l'opposition décrite ci-dessus. Comme dans le cas précédent, le français privilégie la référence définie là où le roumain préfère la référence indéfinie. (22a) La Sinaia
însà am avut bânuiala câ pe Jar îl gîdila acest om, el
care, eu o (22b) [...] unul
care tine socoteala orelor de muncà ale altora. (Preda,
p. 203) (22c) Am în^eles câ era bine instalat îri acel institut s,i câ numai as,a, bine instalat, puteai fi scriitor... Alp'i nu puteau sa viseze sa fie scriitori decît dacà erau sefi într-un birou, bine imbracati si eu relatii asigurate... (Preda, p. 237) Trad. fr.: «... Les autres ne pouvaient rêver d'être écrivains que s'ils étaient chefs dans un bureau » Side 38
En fait tous ces exemples sont du même type : alpi a chaque fois une valeur exclusivement négative et signifie «ceux qui ne sont pas le personnage dont il s'agit» sans qu'il y ait toutefois un ensemble de référence précis dont le protagoniste aurait été exclu. Par conséquent il est difficile de dire qu'on réfère à la totalité des référents restés après l'extraction. La référence à ces «autres» est en outre complètement non spécifique, dépourvue de repères spatio-temporels. L'explication semble donc résider dans le fait que le roumain préfère une référence indéfinie lorsque les référents ne peuvent pas être identifiés, ceilalp' ayant une valeur beaucoup trop spécifique; tandis que le français utilise l'article défini avec une valeur plutôt générique. Et en effet, dès que le contexte fournit un cadre de référence pour l'identification des autres référents, l'emploi de ceilalp est possible. (23a) Tôt el spuse
câ de-aici înainte aveam sa dorm s.i eu în acea clâdire,
ca s,i (23b) Cu un fel de
mai sa tasâm pâmîntul pe care îl sâpau s,i îl aruncau
ceilalfi. En résumé, la différence entre 'alter et 'alius' en roumain et en français peut être décrite de la façon suivante. La règle générale est que cette opposition coïncide dans les deux langues avec celle entre référence totale et référence partitive. Mais les deux langues la modifient dans certains cas limites : celdlaltlceilalp' ne s'utilisent que lorsque les référents sont clairement identifiés; altul/alp'i, par contre, s'utilisent dans le cas contraire. Dans ces mêmes cas, le français utilise plutôt l'autre ou les autres, avec l'article défini, parce que ce dernier a une valeur plus abstraite et même générique. Dans le métalangage de Guillaume, on pourrait dire que l'autre est resté plus près de la valeur de généralisation et un autre de la valeur de particularisation, comme c'est le cas des articles en français; par contre, en roumain celalalt se rapproche davantage de la valeur de particularisation et altul de la valeur de généralisation. Cette situation contraire est certainement liée au fait que l'élément enclitique -ul de altul est du point de vue étymologique (et même synchronique) un article défini, et qu'il lui est resté quelque chose de cette valeur définie. Celalalt, par contre, contient le démonstratif cel, qui a une valeur beaucoup plus spécifique que l'article défini français. La valeur référentielle de ces mots est en quelque sorte inscrite dans leur morphologie. Il semble donc
que lorsqu'on sort du domaine de la référence
spécifique, la Side 39
d'ombre,
qu'elles interprètent chacune à sa façon, en respectant
le sens 4. Alt(ul) vs. un alt(ul) en roumainL'emploi de alt(ul) pose encore un autre problème qui, cette fois-ci, ne concerne pas l'opposition entre référence définie et indéfinie, mais la référence indéfinie seule. Comme je l'ai mentionné à plusieurs reprises, alt(ul) se combine en effet de plus en plus avec l'article indéfini en roumain, bien qu'il s'agisse d'un véritable déterminant/pronom, qui n'a pas besoin d'un autre déterminant pour pouvoir introduire un substantif dans la phrase. Dans beaucoup de grammaires roumaines, cet emploi est considéré comme un calque d'après le français ou d'après l'allemand, qui daterait seulement du XIX-ième siècle et qui se serait introduit surtout dans le style culte. Selon les grammaires normatives ce calque serait d'ailleurs fautif" ; ainsi Graur 1988, p. 328 critique surtout la combinaison du pronom altul avec l'article indéfini, qu'il qualifie de «hybride et visiblement agrammaticale». Ses arguments sont les suivants : 1) Cette
expression est apparue très tard en roumain (d'après
Graur seulement 2) Le syntagme un
altul est agrammatical du point de vue théorique, parce
3) Un alt(ul)
n'apparaît d'après Graur qu'au masculin singulier
nominatifaccusatif, Même la combinaison du déterminant avec l'article, donc «un ait», doit être évitée d'après lui, bien qu'elle ne contienne qu'un seul article (cf. argument n° 2) et qu'elle soit donc acceptable du point de vue strictement grammatical. Comme preuve du caractère fautif de «un ait», Graur mentionne le fait que l'article ne peut pas s'utiliser dans certains idiomatismes typiquement roumains, tels que : (24a) *Asta-i o
altà gîscâ (24b) *Nu mai e un
altul pe lume ca el (24c) *O sa încerc
pe o altà cale Tous ces
arguments ont été réfutés ou peuvent l'être. Le premier
concernant Side 40
convaincante par Frâncu 1984, qui prouve que l'emploi de l'article indéfini avec alt(ul) est un phénomène très ancien : «un ait» est attesté pour la premièrefois au XVIIe siècle, dans la Biblia de la Bucurefti (1688) et est très fréquent au XVIIIe siècle, donc dans une période antérieure à l'influence du français et de l'allemand sur la langue culte. La combinaison «un attui» apparaîtplus tard, mais est attestée pour la première fois déjà à la fin du XVIIIe siècle dans Cronica despre domnia lui Mavrogheni (1790); il est vrai toutefois que les exemples sont assez rares. Frâncu prouve en outre que les deux phénomènes sont présents dans certains parlers daco-roumains et aussi dans les trois dialectes roumains sud-danubiens et sont donc très répandus. Sa conclusion est qu'il ne peut s'agir ici d'un calque d'après le français ou d'aprèsl'allemand : cette expression se serait introduite sous l'influence de certaines tendances internes du roumain et elle aurait rempli une case vide dans le système, hypothèse que je soutiendrai moi aussi. Le deuxième argument de Graur, à savoir que «un altul» serait agrammatical parce que cette expression contiendrait deux articles, est également faux. Comme on le sait, l'enclitique -ulne fonctionne pas comme article défini ici, mais comme la marque de la pronominalisation. Ceci ressort clairement du fait que cet «article» reste présent même après une préposition,12 ce qui est normalement agrammatical en roumain. (25a) M-am gîndit la
altul. «J'ai pensé à quelqu'un d'autre» (litt. : «à un
autre»). (25b) M-am gîndit
la profesor, litt. «J'ai pensé à professeur.» (25c) *M-am gîndit
la profesorul. litt. «J'ai pensé au professeur Le troisième argument, d'après lequel un n'apparaîtrait qu'au masculin singulier nominatif-accusatif, est partiellement incorrect. Il n'est pas vrai que l'article indéfini n'apparaît pas au féminin ou au génitif-datif, ce que prouvent les exemples suivants, parmi beaucoup d'autres, tous attestés dans des textes littéraires contemporains. (26a) Vâzu o
a/ta~us,â deschisâ. (T,epeneag, p. 38) (26b) Cine mi-a
spus de soarta unui altuia care a plecat în anii
ràzboiului în (26c) Bine câ
totusj ma încredint;ase unui altuia... (Preda, p. 237)
Il est vrai
toutefois qu'au pluriel alfi(i) et alte(le) ne se
combinent jamais avec Side 41
considérées quelquefois comme les pluriels de l'article indéfini, ne sont pas de véritables articles parce que leur présence n'est pas obligatoire. Nipte et unii/unele fonctionnent donc plutôt comme des adjectifs indéfinis que comme des articles. cf. (27a) Am
cumpàrat cârt,i «J'ai acheté des livres». (27c) Am cumpàrat
unele càrt,i13 «J'ai acheté quelques livres», vs. (27d) *Am
cumpàrat carte «*J'ai acheté livre». (27e) Am cumpàrat
o carte «J'ai acheté un livre». Le dernier argument de Graur toutefois, à savoir que l'article indéfini ne peut pas se combiner avec alt(ul) dans n'importe quel contexte, est tout à fait correct, mais me semble prouver le contraire de ce que Graur voulait prouver.Les restrictions sur la combinaison avec l'indéfini suggèrent en effet non pas que cette combinaison serait fautive là où elle est usuelle, mais au contraireque la valeur référentielle du syntagme «un alt(ul)» est différente de celle de «alt(ul)» sans article, ce qui explique que les deux ne peuvent pas commuter librement dans n'importe quel contexte. Je vais donc développer l'hypothèse selon laquelle cette combinaison se serait fait une place dans le système. Les deux variantes ne sont pas seulement d'ordre idiolectal ou stylistique, mais ont en plus une valeur référentielle différente. Cette hypothèsea déjà été proposée par Frâncu 1984, selon lequel l'emploi de l'article correspond à un besoin d'individualisation, sans que Frâncu précise toutefois en quoi consiste cette valeur d'individualisation. I. lordan, par contre, dans le passage mentionné supra de sa Gramática greselilor de 1943, est plus explicite. Selon lui, ces deux formes se seraient différenciées du point de vue sémantique de la façon suivante (cf. aussi supra) : alt(ul) aurait tendance à renvoyer à un réfèrent appartenant à un ensemble comprenant deux référents,alors que un alt(ul) impliquerait l'existence d'une multiplicité de référents (lordan 1943, p. 326). En roumain contemporain, un alt(ul) serait donc le vrai indéfini, et alt(ul) aurait tendance à prendre une valeur définie. De la première partie de cet article, il est toutefois ressorti clairement que cette analyse de alt(ul) est incorrecte; celle de un alt(ul), par contre, vaut aussi pour la majorité des exemples contenant alt(ul) sans article indéfini et ne permet donc pas de distinguer alt(ul) et un alt(ul). Autrement dit, la différence sémantico-référentielle entre les deux, s!il y en a une, ne semble pas être liée au nombre de référents présupposés et doit par conséquent être cherchée ailleurs. Dans ce qui suit, je vais donc analyser quelques exemples, pour voir si on peut effectivement dégager une différence sémantique entre alt(ul) et un alt(ul). Je commenterai successivement des exemples typiques dans lesquels l'article apparaît, tous attestés dans des textes littéraires (cf. Side 42
bibliographie) (4.1.). quelques exemples dans lesquels l'article n'apparaît pas (4.2.), pour terminer par une analyse des différences sémantiques impliquées par les exemples qui admettent les deux possibilités (4.3.), dont j'essayerai de tirer une conclusion unitaire. 4.1. Des
exemples typiques dans lesquels l'article indéfini
apparaît sont (28a) (28a) Traversa
strada s,i dàdu colljul pentru a ajunge pe o altdf
straddlungà s,i (28b) Urcâ
treptele - u$ a era întredeschisâ - s,i se strecurâ
înâuntru. Nu era Dans les deux cas, il est question d'un réfèrent et ensuite apparaît un autre réfèrent analogue, auquel est appliqué un prédicat assez parallèle. Les deux référents coexistent en quelque sorte dans le discours ou plutôt se succèdent. Dans ce genre d'exemples l'emploi de l'article indéfini est fréquent. Il s'impose surtout lorsque dans le contexte linguistique antérieur il a été question d'un réfèrent analogue. En d'autres mots, il apparaît le plus facilement lorsque le mécanisme de l'identification du repère est anaphorique. Il apparaît fréquemment surtout lorsque la phrase contient une expression existentielle, comme par exemple les verbes a vedea (= «voir»), a auzi (= «entendre»), a gasi (= «trouver») ou l'interjection iatd (= «voilà»), ce qui s'explique facilement à partir de la valeur existentielle intrinsèque à l'article indéfini. (29a) Dar zàri, în
acelasj timp, strecurîndu-se pe apa dintre dunele cele
mai (29b) Din partea
opusâ trenului eu care venisem, se auzea un ait tren,
care se Une troisième
particularité à signaler est que l'article apparaît
surtout lorsqu'il Side 43
(30a) Traian o tjinea încuiatà în cureta lui, iar cheia s,i-o atîrnase la gît, pe un s,nur. Dar noi aveam o alta cheie, care se potrivea, §i... (Cârtârescu 81) Trad. fi\: «Traian la gardait enfermée dans sa caisse, et la clé pendait à son cou, par un fil. Mais nous on avait une autre clé, qui allait aussi, et....» (30b) Acolo, am
dat peste un ait cunoscut si peste o doamnà care seamânâ
eu M. Tout ceci semble
suggérer que l'article apparaît surtout lorsque le
réfèrent du 4.2. Par contre, l'article est toujours absent lorsque le SN n'a pas de réfèrent spécifique. Ceci se produit tout d'abord dans des contextes où le repère luimême n'est pas fixe. Dans les exemples (31), le réfèrent du SN contenant ait ne peut en effet pas être identifié, parce qu'il change chaque fois en fonction du repère, qui lui aussi change. (31a) Làsau sa
aparà materialul farà semnàturâ s,i în numârul urmàtor
dâdeau (31b) Trecea
briciul eu grijà peste clàbuc, aplecat spre oglindâ,
potrivind din Ce réfèrent
spécifique manque aussi lorsque la référence est plus ou
moins (32) Acesta ridica
din umeri, sj casa nu se certe -eunom pas,nic, altul în
locul De même, les
contextes modaux, hypothétiques, interrogatifs ou
négatifs Side 44
(33a) Nu mai avea
rost sa a^tepte alt autobuz. (Tepeneag, p. 80) (33b) Privind-o,
te-ai fi crezut în alta lume, nu în mahalaua pràpàdità
Dudes,ti- (33c) Ma întrebam
dacâ e tot cu Silviu sau cu altul (Càrtàrescu, p. 133)
Cependant l'hypothèse de l'absence de réfèrent spécifique n'est pas suffisante puisque l'article est souvent absent aussi lorsque le SN renvoie clairement à un réfèrent spécifique, dans un contexte factuel. Ceci se produit surtout lorsque le réfèrent précis du SN n'a pas d'importance et que la valeur informative de ce réfèrent est faible. (34a) Am as,teptat
ait autobuz. (Tepeneag, p. 80) (34b) Pamfil îs,i
aprinse altâ tfgarà. (Tepeneag, p. 104) En résumé, l'article semble donc être absent lorsque l'identification du réfèrent ne peut pas être faite ou qu'elle a peu de pertinence discursive et que ce nouveau réfèrent n'a pas de véritable valeur informative. Il ne nous reste qu'à vérifier nos deux hypothèses sur des exemples qui permettent aussi bien l'emploi que l'absence de l'article indéfini. 4.3. Beaucoup d'exemples permettent en effet les deux possibilités : alt(ul) précédé ou non de l'article indéfini. Si notre hypothèse selon laquelle alt(ul) et un alt(ul) ne seraient pas des variantes stylistiques, est correcte, il devrait donc y avoir une différence de sens. Par conséquent j'ai soumis quelques exemples de ce type à quelques locuteurs roumains, et il s'est avéré que la plupart des locuteurs percevaient une différence d'interprétation entre les exemples avec et sans article. Examinons quelques exemples. (35a) et (35b)
sont tout aussi corrects et usuels l'un que l'autre,
sans toutefois (35a) Mi-am
cumpârat ait costum. vs. (35b) Mi-am cumpàrat un ait
costum. Selon mes informateurs roumains, (35a) évoquerait plutôt une idée négative, telle que «pas celui-là, mais un autre», alors que dans (35b) cette valeur négative est beaucoup plus faible ou même absente. Dans ce dernier cas il y aurait donc moins de valeur contrastive par rapport au repère. Selon certains de mes informateurs, (35a) appellerait beaucoup plus facilement que (35b) Side 45
une corrélative
en decît, comparable à celle en que en français. D'après
(36a) Mi-am cumpàrat
ait costum decît cel la care ma gîndisem mai înainte.
(36b) ?Mi-am
cumpàrat un ait costum decît cel la care ma gîndisem mai
înainte. Ce fait formel est extrêmement significatif, car il montre que sans l'article l'accent est mis sur l'exclusion du repère de l'ensemble de référence, alors qu'avec l'article, la relation avec le repère en est plutôt une de coexistence et de succession dans le discours. Signalons aussi que certains de mes informateurs voyaient encore une autre différence possible entre les deux exemples : dans (35a) la différence entre les deux costumes serait purement référentielle, alors que (35b) peut véhiculer éventuellement l'idée que ce nouveau costume est qualitativement autre, par exemple plus élégant ou plus cher. Autrement dit, un ait peut impliquer en même temps une différenciation pas seulement référentielle mais aussi qualitative. Les mêmes différences d'interprétation et les mêmes restrictions contextuelles se retrouvent pour (37a) et (37b). (37a) Vreau sa
fumez altâ çigarâ. vs. (37b) Vreau sa fumez o altâ
t,igarâ. Dans (37a) on peut insister sur la valeur négative, mais l'interprétation peut aussi être cumulative («encore une»), tandis que (37b) impliquera moins de contraste avec le repère et signifiera éventuellement «une cigarette d'une autre marque». Comparons aussi (38a) et (38b). (38a) Dînsa avea
altâ idée vs. (38b) Dînsa avea o altà idée Sans article la phrase implique qu'elle aurait une autre idée que moi par exemple ou que quelqu'un d'autre, c'est-à-dire qu'une fois de plus l'accent est mis sur la valeur négative et exclusive. Par contre, avec l'article on peut comprendre qu'après qu'elle-même ou éventuellement quelqu'un d'autre a eu une idée, elle en a eu une autre, qui est différente. La présence de l'article semble donc surtout convenir lorsque l'accent est mis sur le rapport successif entre les deux córreles. Intéressant est aussi l'exemple (39) : (39) Bine câ
totu^i ma încredinÇase unui altuia... (Preda, p. 237)
- où l'on peut
supprimer facilement l'article indéfini, mais où
l'interprétation Side 46
confié à quelqu'un d'autre, peu importe à qui. Sans article il apprécie le fait qu'il n'a pas été confié à une certaine personne, mais à une autre que celle-ci. Une fois de plus l'exemple avec article a une valeur peu contrastive, de succession, et celui sans article surtout une valeur négative et exclusive. De même dans (40a) et (40b). (40a) Asta e o
altâ problemâ. vs. (40b) Asta-i altâ problemâ. Avec l'article la phrase signifie plutôt : «voilà un problème en plus, mais différent», alors que sans article la phrase signifie «ça ne nous intéresse pas maintenant». Le facteur décisif pour la présence de l'article semble être le parallélisme avec une situation antérieure, tandis que sans article on insiste surtout sur le rapport négatif avec le repère. Même si la plupart de ces phrases peuvent recevoir diverses interprétations, qui peuvent aller quelquefois dans le même sens, il est clair que la plupart des locuteurs ont tendance à ressentir une certaine différence d'interprétation qui est toujours plus ou moins la même et qui permet d'affirmer que alt et un alt ne sont pas simplement des variantes stylistiques. Cette différence ressort aussi très clairement d'un fait formel, à savoir la possibilité de faire suivre alt N par une corrélative en decît, ce qui est moins naturel après un ait N : ceci montre que les deux types de SN ne s'utilisent pas dans les mêmes contextes et que leur valeur informative est différente. L'existence d'une réelle différence de sens est confirmée en outre par le fait que l'emploi de un est exclu dans certains types d'exemples et se généralise davantage dans d'autres. Il me semble donc pouvoir conclure qu'une différence sémantique est en train de s'introduire entre alt(ul) et un alt(ul), qui semble se trouver surtout dans le rapport avec le repère et peut être formulée provisoirement de la façon suivante : • Avec l'article on présuppose l'existence de deux référents différents coexistant dans des situations parallèles. Dans la plupart des cas, le repère a été introduit juste avant dans le contexte linguistique et le mécanisme d'identification est donc anaphorique. L'apparition de l'article est probable surtout lorsqu'il s'agit d'un réfèrent rhématique, informatif. Souvent aussi l'idée de différence qualitative avec le repère est accentuée. • Sans article, c'est l'idée de négation qui est mise en relief. La référence ne doit pas être spécifique et il n'est pas nécessaire que le repère soit mentionné clairement dans le contexte linguistique. Il peut être inféré à partir du contexte extra-linguistique ou d'autres éléments contextuels. C'est surtout la valeur négative ou exclusive de alt(ul) qui est actualisée. L'interprétation des exemples
avec l'article s'explique d'ailleurs facilement Side 47
existentielle et qui implique l'extraction d'un réfèrent d'un ensemble comportant plusieurs référents possibles. D'autre part, alt a ici la même distribution qu'un adjectif qualificatif et prend par conséquent une valeur plus adjectivale, ce qui explique pourquoi il exprime quelquefois une différencequalitative. Par contre, sans article, alt(ul) opère seul, comme un véritable déterminant, et il insiste surtout sur le rapport négatif avec le repère,avec lequel il ne coexiste pas, mais auquel il se substitue. En simplifiant, on pourrait dire que un alt(ul) implique un rapport de coexistence avec le repère, contrairement à alt(ul), qui implique plutôt un rapport de substitution. Même si l'origine de l'emploi de l'article avec alt(ul) est un gallicisme, il me semble clair que le roumain n'a pas simplement imité le français, mais qu'il tend à introduire de cette façon une nuance que le français et beaucoup d'autres langues ne sont pas en mesure d'exprimer. Il est donc question ici d'un véritable enrichissement du système. 5. ConclusionLes deux concurrences examinées, altul vs. celalalt d'une part et alt(ul) vs. un alt(ul) d'autre part, ont montré le caractère relatif des définitions logiques de la référence définie et indéfinie en termes de présupposition d'existence unique ou non. Aussi bien le domaine de la référence indéfinie que celui de la référence définie connaissent des zones d'ombre, où des propriétés telles que le caractère non spécifique ou non identifiable du réfèrent viennent souvent modifier les oppositions purement logiques. De cette étude il ressort surtout que le roumain est plus sensible au caractère spécifique ou non du réfèrent, alors que le français semble se baser davantage sur des notions comme la totalité ou la partitivité. Du moins en ce qui concerne l'expression de l'altérité. Mañeen Van
Peteghem Université de
Lille 111 Notes 1. Cf. Gaffiot F., Dictionnaire illustré Latin - Français. Hachette, Paris, 1934. 2. L'article ne peut être absent que dans des expressions comme autre chose, autre part, etc. qui sont rangées elles-mêmes parmi les pronoms indéfinis ou parmi les adverbes. 3. Alt est la forme adjectivale et altul la forme pronominale. En fait -ul est l'article défini enclitique, mais ne fonctionne pas comme article ici. Side 48
4. En roumain seuls certains adjectifs indéfinis comme oricare, vreun, mulp, atîta, etc. peuvent précéder alt(ul). - Oricare alppantofi nu puteaufi mai rcà decîtflescditurile pe care lepurtam eu în picioare. (Preda, p, 234) - A fost asadar o discuÇie ca atîtea altele. (T. epeneag, p. 61 ) 5. Cf. «Eu am apucat vremea de sub nemfii ceilal\i, pe vremea Kaizerului.» (Bànulescu, p. 118) «O mie, chiar doua, fi? De unde luam mia cealaltd?» (Preda, p. 184) 6. Voir pour celdlalt GLR 168, Coteanu s.d. p. 142-143, e.a., pour alt(ul), GLR p. 174-175, Coteanu p. 151-152. 7. Dans la tradition grammaticale roumaine, le correspondant de le même, acelasi, est d'ailleurs lui aussi rangé parmi les démonstratifs, ce qui se comprend étant donné la morphologie de ce mot : acela est en effet le démonstratif de l'éloignement et il est suivi du suffixe jj (< lat. sic, cf. Rosetti 1968, p. 408) qui signifie «et» ou «aussi». 8. Pour une analyse sémantico-référentielle de autre en français, voir Van Peteghem 1995. 9. Ou éventuellement deux instances du même réfèrent. cf. Jean n 'estplus comme avant. H est devenu un autre homme. 10. Ceci explique pourquoi les syntagmes suivants sont grammaticalement incorrects (cf. Graur 1976 et M. Avram (s. d., p. 148)) : elsi al\i doi colegi ai soi elsi alçi colaboratori ai lui eu si alt;i vecini ai mei Tous ces exemples impliquent que la personne dont il s'agit est son propre collègue, collaborateur ou voisin. 11. Cf. Graur 1988, p. 328, Lombard 1974, p. 217, Sandfeld 8c Olsen 1936, p.184. 12. Cf. Lombard 1974, p. 212. 13. Cette phrase n'est possible que dans certains contextes adversatifs, ce qui confirme que unele ne fonctionne pas comme pluriel de l'article un. Side 49
RésuméTout comme le latin, le roumain dispose de deux mots pour traduire «autre» : d'une part alt(ul), qui correspond à alius, et d'autre part celdlalt, qui est l'équivalent de alter. Dans les autres langues romanes cette opposition est rendue à l'aide des articles : autre précédé de l'indéfini en français et en italien, ou seul en espagnol et en portugais, équivaut à alius, tandis que précédé du défini il traduit alter. Un examen comparatif de ces équivalences en français et en roumain montre toutefois que certains cas posent problème. Dans cet article, deux divergences sont examinées : Side 50
1. Beaucoup d'exemples français qui contiennent un défini, se traduisent par altul en roumain, qui, malgré sa morphologie définie, correspond à l'indéfini dans le système. Ces exemples présentent chaque fois des cas intermédiaires entre la référence définie et indéfinie, et l'on constate que le roumain a tendance à réserver le défini uniquement aux cas où le réfèrent est clairement identifiable, tandis que le français semble être sensible à la quantification, l'indéfini ne pouvant s'utiliser qu'en cas d'extraction. 2. Le deuxième problème ne concerne que l'indéfini : le roumain contemporain combine en effet de plus en plus l'indéfini alt(ul) avec l'article indéfini. Ce phénomène est souvent considéré comme un calque fautif d'après le français ou l'allemand, mais notre recherche montre qu'en réalité le roumain introduit ainsi une opposition supplémentaire, que les autres langues n'arrivent pas à exprimer, puisque alt(ul) sans article semble s'utiliser surtout avec insistance sur la valeur négative, exclusive de «autre», tandis que un alt(ul) privilégie son acception cumulative et existentielle. Les deux
problèmes examinés montrent que le mécanisme
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