Revue Romane, Bind 32 (1997) 1

La musique dans les Salons de Diderot

par

Jean-Christophe Rebejkow

II peut sembler paradoxal de s'intéresser à la musique dans les Salons de Diderot, ces écrits, couvrant une période qui s'étend de 1759 à 1781, étant par nature essentiellement consacrés à la peinture. Cependant, nous verrons que, dans ces textes, la musique n'est pas pour autant absente de la réflexion esthétique de l'écrivain.

L'objet de cet article est de montrer comment l'évolution de l'attitude du philosophe vis-à-vis de la musique dans les Salons permet de rendre compte du changement dans l'orientation de ses conceptions esthétiques à l'égard de la peinture. Nous verrons comment, en 1763, Diderot consacre le triomphe du tableau, et comment, en 1767, il prépare son déclin (l'esquisse, assimilée à la musique instrumentale, lui apparaît alors plus prometteuse que le tableau, car plus riche pour l'imaginaire). Ainsi, le Salon de 1763 et le Salon de 1767 sont plus particulièrement caractéristiques de ce renversement de tendances, car l'intérêt de Diderot pour la peinture culmine dans le Salon de 1765. Seul un examen chronologique permet donc de retracer la transformation des conceptions du philosophe.

Mais tout d'abord, après avoir souligné l'importance des modèles pictural et musical dans les écrits de Diderot, il nous faut rappeler comment, dans la Lettre sur les sourds et muets (1751), nébuleuse qui détermine les orientations futures du philosophe, il s'intéresse à la correspondance des arts, qu'il s'agisse de peinture, de musique, ou de poésie (car cette dernière n'est pas absente ûu Salon de 1767, et, par l'intermédiaire d'une conception musicale de Y accent empruntée à Martianus Capella, Diderot affirme l'essence musicale de la poésie).

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1. Modèle pictural et modèle musical chez Diderot

Le philosophe a été influencé autant et peut-être plus par la musique que par la peinture. Si c'est bien la musique qui a d'abord tenté Diderot, il s'est tourné progressivement, à partir de 1751 (dans la Lettre sur les sourds et muets) vers la peinture. Puis, à partir de 1769, son enthousiasme pour la critique picturale décroît considérablement, au point qu'il «expédie» ses comptes rendus des Salons diffusés dans la Correspondance Littéraire de son ami Grimm, et que la paternité de certains d'entre eux (en particulier celui de 1771) a été contestée par la critique.1 Ce désintérêt s'accompagne d'une réactivation de la thématique musicale, liée en partie à l'écriture des Leçons de clavecin et principes d'harmonie de Bemetzrieder, publiées en 1771, car le philosophe ne s'est pas seulement contenté d'adapter le français «tudesque» du professeur de clavecin de sa fille. Notons cependant que les choses ne sont pas tranchées au point d'en paraître caricaturales : Diderot n'abandonne jamais totalement les métaphores picturales ou musicales. Ainsi, dans le domaine du théâtre, aux métaphores picturales des Entretiens sur le fils naturel [1757] - écrit qui se fonde principalement (mais pas uniquement) sur la notion de tableau - succèdent les métaphores musicales du Paradoxe sur le comédien : dans ce texte, mis au net une première fois en 1773, mais élaboré dès 1769, avec le compte rendu des Observations sur Garrick, le philosophe souhaite «fixer les accents de la déclamation» «au vingtième de quart de ton près».2 Par ailleurs, dans Le Rêve de d'Alembert, dont une première version date de 1769, c'est le modèle de la basse fondamentale3 de Rameau qui sert au philosophe pour exposer ses conceptions matérialistes.

2. Présence de la musique dans les Salons

«J'aime la musique», s'exclame Diderot dans le Salon de 1767, à propos du tableau de Leprince, Le musicien champêtre (LEW, VII, p. 244). La musique est tout d'abord actualisée par le commentaire de tableaux mettant en scène des musiciens ou des instruments de musique. Notons que ce genre pictural est fréquent au XVIIe s., en particulier dans la peinture flamande, mais le XVIIIe s. ne l'oublie pas. Dans les Salons de Diderot, on peut notamment renvoyer aux œuvres suivantes : Salon de 1765 (tableau sur les attributs de la musique, LEW, VI, p. 89); Salon de 1767 : Le concert (LEW, VII, p. 251); Salon de 1769 (LEW, VIII, p. 399-401); Salon de 1775 (Portrait du Chevalier Gluck, LEW, XI, p. 899), etc. Cependant ces commentaires ne nous apprennent rien sur les conceptions musicales du philosophe.

La musique est également présente, par l'utilisation de métaphores musicalesqui
vont bien au-delà d'une parenté commune de vocabulaire (harmonie,ton,
discordance, etc.). La notion d'accord relève d'ailleurs des deux

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registres : on la rencontre par exemple dans l'Essai sur la peinture («désaccordent»,LEW, VI, p. 262), dans le Salon de 1767 (LEW, VII, p. 251, p. 369); ou bien dans le Salon de 1769 («désaccordé», LEW, VIII, p. 446), etc. Car Diderot définit parfois la musique par rapport à la peinture, ou, réciproquement,la peinture par rapport à la musique. En effet, les connotations de certaines phrases ne laissent pas d'ambiguïté possible : «le tout est un modèle de dissonance et d'enharmonie4», précise le philosophe dans le Salon de 1765 (LEW, VI, p. 86). Dans un texte contemporain, l'Essai sur la peinture, on trouve cette remarque : «l'arc-en-ciel est en peinture ce que la basse fondamentale est en musique» (LEW, VI, p. 264-65). Il n'est alors pas étonnantde voir le philosophe qualifier Armide, tableau de Lagrenée, de «scène insipide d'opéra» (LEW, VII, p. 96).5

On pourrait noter, inversement, l'importance de la peinture, au moment où la prédominance du modèle musical s'affirme à nouveau chez Diderot : «Toute musique qui ne peint ni ne parle est mauvaise», affirme-t-il dans les Leçons de clavecin (LEW, IX, p. 139). Témoignage que les deux modèles coexistent, mais qu'ils ne sont certes pas exclusifs l'un de l'autre.

Ainsi, Diderot utilise des métaphores musicales lorsqu'il parle de peinture, et, inversement, des métaphores picturales lorsqu'il parle de musique. Ce choix de vocabulaire montre que le philosophe insiste sur la complémentarité des Beaux-Arts, leurs correspondances. Indique-t-il que les arts s'imitent les uns les autres, au lieu de n'imiter seulement qu'une réalité extérieure ?6 En tout cas, la notion d'imitation ordonne les considérations sur les Beaux-Arts dans la première moitié du XVIIIe s., qu'il s'agisse par exemple de celles de l'abbé du Bos (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, 1719), ou de celles de Batteux {Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, Durand, 1746). La seconde partie de la Lettre sur les sourds et muets est centrée sur ce thème.

Il nous faut donc d'abord rappeler, avant d'examiner le rôle de la musique dans les Salons, les positions du philosophe sur cette question de l'imitation, relativement à chacun des Beaux-Arts : poésie, peinture, musique. Il reviendra d'ailleurs sur l'interrelation entre ces arts dans le Salon de 1767.

3. La Lettre sur les sourds et muets, l'imitation et les Beaux-Arts

La Lettre sur les sourds et muets est le premier écrit où le philosophe examine les particularités de la peinture, de la musique et de la poésie, dans l'économiedu système des Beaux-Arts. Ce texte, où Diderot s'en prend vivement à l'abbé Batteux (selon qui les arts imiteraient la «belle nature»), lui permet de définir le concept-clé d'imitation. Tousles arts imitent, à des degrés divers, la nature. L'art du peintre diffère essentiellement de celui du poète ou du musicien, parce qu'il ne fait que reproduire la «réalité brute» et ne relève que

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d'une seule dimension, l'instantanéité plastique (à la différence du langage
poétique et du langage musical qui reposent aussi sur la succession, s'interposant,traduisant
et interprétant cette donnée brute, cette «réalité»).

C'est ainsi qu'il faut comprendre l'analyse de l'exemple musical de la femme mourante (la Didon abandonnée d'un opéra ou d'une cantate française dont nous n'avons pu retrouver la trace, ou bien d'un exemple musical composé par Diderot lui-même), que l'on trouve à la fin de la Lettre :

Le peintre n'ayant qu'un moment n'a pu rassembler autant de symptômes mortels que le poète; mais en revanche, ils sont bien plus frappants. C'est la chose même que le peintre montre; les expressions du musicien et du poète n'en sont que des hiéroglyphes. (LEW, 11, p. 563)

Ce passage témoigne de l'intérêt du philosophe pour l'hiéroglyphe, intérêt qui se traduit également, à l'époque, dans les écrits de Warburton et de Condillac (on sait que le mystère de l'hiéroglyphe ne fut élucidé qu'au siècle suivant, par Champollion). Selon Diderot, la poésie et la musique sont de nature hiéroglyphique, et relèvent d'une double dimension. Elles ne s'inscrivent pas seulement dans Yimmédiateté, mais aussi dans la durée : c'est ce qui permet notamment au poète, décrivant les états successifs de Didon au cours de son agonie, de rassembler plus de «symptômes mortels» que le peintre. Diderot conservera cette idée de la peinture comme pure «imitation», même s'il la nuancera plus tard.

4. L'engouement pour la peinture : le Salon de 1763

Dans le Salon de 1763, Diderot, pour la première fois depuis qu'il s'est lancé
dans l'aventure des Salons, précise la spécificité de la peinture par rapport à
celle de la musique.

Selon le philosophe, la peinture, dont l'objet, au XVIIIe s., est l'imitation de la nature (comme celui des autres arts) est plus difficile à réaliser que la musique. L'harmonie du musicien est naturelle, à la différence de celle du peintre : pour Diderot, dans leur nature, les harmoniques sonores sont aussi naturelles et universelles que ces deux harmoniques que sont l'air et la lumière. En effet, le musicien retrouve naturellement, presque sans y songer, les harmoniques sonores, qui font que les sons s'équilibrent, lorsqu'il joue sur son instrument, alors que les matériaux avec lesquels - ou plutôt contre lesquels - travaille le peintre (pigments, etc.) lui opposent une résistance, et font qu'il ne peut réussir à imiter la nature que par un artifice, une magie, un faire propre à chaque artiste :

Assemblez confusément des objets de toute espèce et de toutes couleurs, du
linge, des fruits, des liqueurs, du papier, des livres, des étoffes et des animaux,

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et vous verrez que l'air et la lumière, ces deux harmoniques universels, les accorderont tous, je ne sais comment, par des reflets imperceptibles; tout se liera, les disparates s'affaibliront, et votre œil ne reprochera rien à l'ensemble. L'art du musicien qui en touchant sur l'orgue l'accord parfait d'ut, mi, sol, ut, sol, si, ré, ut, en est venu là; celui du peintre n'y viendra jamais. C'est que le musicien vous envoie les sons mêmes, et que ce que le peintre broie sur sa palette, ce n'est pas de la chair, de la laine, du sang, la lumière du soleil, l'air de l'atmosphère, mais des terres, des sucs de plantes [...] De là l'impossibilité de rendre les reflets imperceptibles des objets les uns sur les autres; il y a pour lui des couleurs ennemies qui ne se réconcilieront jamais. De là la palette particulière, un faire, un technique propre à chaque peintre. Qu'est-ce que ce technique? L'art de sauver un certain nombre de dissonances,7 d'esquiver les difficultés supérieures à l'art. [...] De là la nécessité d'un certain choix d'objets et de couleurs; encore après ce choix, quelque bien fait qu'il puisse être, le meilleur tableau, le plus harmonieux n'est-il qu'un tissu de faussetés qui se couvrent les unes les autres. II y a des objets qui gagnent, d'autres qui perdent, et la grande magie consiste à approcher tout près de nature et à faire que tout perde ou gagne proportionnellement; mais alors ce n'est plus la scène réelle qu'on voit, ce n'en est pour ainsi dire que la traduction. [...] Il en est en ce point de la peinture comme de l'art dramatique. (LEW, V, p. 424-425)

Le musicien a donc, selon Diderot, un avantage considérable sur le peintre, mais ce dernier est favorisé, car magicien, il subjugue le spectateur. Il reste cependant une difficulté, lorsque l'on tente de replacer cette métaphore musicale dans l'évolution des conceptions du philosophe. Si la peinture est finalement «l'art de sauver un certain nombre de dissonances», elle s'apparente aussi, selon Diderot, à la musique : «la dissonance, selon les musiciens, veut être ordinairement préparée et sauvée [par retour à l'accord parfait]» {Mémoires sur différents sujets de mathématiques, LEW, I, p. 41). Cette conception de la musique - que Diderot théorisera dans les Leçons de clavecin et principes d'harmonie — ordonne la musique baroque, classique, romantique, jusqu'à Wagner (même dans Tristan),8 et il semble que Diderot l'ait toujours défendue dans ce texte du Salon de 1763, où musique et peinture semblent s'opposer, le peintre ne parvenant pas à l'accord parfait.

La magie de la peinture - tout comme celle du théâtre, pour Diderot, en 1763 - repose alors sur le mensonge, le peintre ne pouvant reproduire directement la réalité, limité qu'il est par les matériaux avec lesquels il travaille .9 La peinture n'est pas la stricte reproduction de la réalité, mais plutôt une imitation au second degré, un trompe-l'œil (d'où l'allusion à Chardin, dont le talent éclipse même ceux de Zeuxis et d'Apelle, célèbres auteurs de trompe-l'œil, dans l'Antiquité). Il se trouve en effet que Chardin est pour lui un peintre de l'illusion d'optique absolue, comme en témoigne d'ailleurs la fréquence du mot «trompe» et de ses dérivés dans ce passage :

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Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j'aie besoin de me faire des yeux; pour voir ceux de Chardin, je n'ai qu'à garder ceux que la nature m'a donnés et m'en bien servir [...] C'est la nature même; les objets sont hors de la toile et d'une vérité à tromper les yeux; [...] Ah! mon ami, crachez sur le rideau d'Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en peinture. [...] Mais c'est vous, c'est moi que Chardin trompera quand il le voudra. {Salon de 1763, LEW, V, p. 431-33)

Ainsi s'affirme le triomphe de la peinture, qui éclate dans le Salon de 1765. Lorsque Diderot parodie les propos de Fontenelle : «Tableau, que me veuxtu?» (LEW, VI, p. 41), il n'est bien sûr pas hostile à la peinture, mais rejette les peintres qui ne peignent pas d'après nature (de même, dans l'Essai sur la peinture, Diderot critique les peintres qui ne modèlent pas leur faire sur la nature : «Figure, que me veux-tu?», LEW, VI, p. 296). On retrouve ici la notion d'imitation, classique à l'époque, qui ouvre le Salon de 1765 (LEW, VI, p. 16; voir aussi l'exclamation, à propos du tableau de Loutherbourg, Un commencement d'orage au soleil couchant : «C'est une imitation sublime de la nature», LEW, VI, p. 163). Cependant, la formule «Tableau, que me veuxtu?» n'est pas sans intérêt. En effet, on sent poindre parfois comme une lassitude du philosophe devant les tableaux qu'il doit commenter, qui s'accompagne d'une nostalgie de la musique instrumentale, cette dernière favorisant l'imagination : «Or, plus l'expression des arts est vague, plus l'imagination est à l'aise [...] Je fais dire à une symphonie bien faite, presque ce qui me plaît. [...] Je vois dans le tableau une chose prononcée : combien dans l'esquisse y supposé-je de choses qui sont à peine prononcées» (à propos de l'esquisse de Greuze, La Mère bien-aimée, LEW, VI, p. 142-143). Le tableau lui «parle» moins que l'esquisse. La musique est peu représentée par ailleurs dans le Salon de 1765, entièrement consacré à la glorification de la peinture, de la sculpture et de la gravure. On trouve une allusion critique à l'égard de la musique française : «S'il chante, ce n'est pas de la musique française, car il ne crie pas assez» (LEW, VI, p. 208). Ces propos rappellent ceux que Diderot tiendra à la fin de sa vie : «II faut du bruit, du fracas à nos oreilles de cornes» (Projet d'un Traité, LEW, XIII, p. 903). Mais néanmoins, le philosophe n'est pas aussi hostile à la musique française qu'il le paraît, comme en témoignent en particulier Castor et Pollux, opéra de Rameau qu'il cite volontiers dans La Religieuse, le Paradoxe sur le Comédien, ou bien Le Neveu de Rameau.

Nous verrons que cette notion d'imagination est extrêmement importante, car elle permet d'expliquer, dans le Salon de 1767, pourquoi Diderot se tourne à nouveau vers la musique (en privilégiant l'esquisse), et s'éloigne de la peinture (du tableau).

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5. Renversement de tendances : le Salon de 1767

C'est, paradoxalement, le plus long des Salons qui manifeste le plus clairement le désintérêt progressif de Diderot pour les tableaux, et son regain d'intérêt pour la poésie et pour la musique. Comme dans le Salon de 1765, l'esquisse joue un rôle déterminant : elle favorise l'imagination, à la différence du tableau. Car Diderot en vient à accorder une place importante à la nature musicale de la poésie (jeux sur les sonorités, allitérations, etc.), au détriment de sa nature picturale (les images qu'elle suscite en nous).

5.1. Limites de la picturalisation : réévaluation de /'esquisse par rapport au tableau.

Le Salon de 1767, en effet, le plus prolixe de tous, s'ouvre pratiquement sur un «constat d'épuisement», comme le remarque judicieusement R. Lewinter, dans sa belle introduction à ce texte : «Ne vous attendez pas, mon ami, que je sois aussi riche, aussi varié, aussi sage, aussi fou, aussi fécond cette fois que j'ai pu l'être aux Salons précédents» (LEW, VII, p. 27). Plus loin, fatigué, le philosophe désire revoir sa campagne, tout comme Horace : «O rus, quando te aspiciam!» (LEW, VII, p. 216). Diderot craint, dans ce Salon qui ne fut réellement achevé que bien plus tard (la Satire contre le luxe, à la manière de Perse, notamment, manque dans le manuscrit autographe) de ne pouvoir terminer sa tâche. Mais il ne faut pas prendre à la légère ces propos du philosophe. En effet, ce salon foisonnant trahit le commencement du désintérêt de Diderot pour la peinture. Il privilégie maintenant l'esquisse par rapport au tableau (la couleur devient aussi secondaire). L'esquisse est tout d'abord favorisée, parce qu'elle est l'œuvre du génie, apanage de la jeunesse :

Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu'un beau tableau? [...] Pourquoi un jeune élève, incapable de faire même un tableau médiocre, fait-il une esquisse merveilleuse? C'est que l'esquisse est l'ouvrage de la chaleur et du génie; et le tableau l'ouvrage du travail, de la patience des longues études, et d'une expérience consommée de l'art. Qui est-ce qui sait, ce que nature même semble ignorer, introduire les formes de l'âge avancé; et conserver la vie de la jeunesse. (LEW, VII, p. 283-84)

Et Diderot pourra parler ainsi du Voltaire vieillissant des Lettres d'Amabed, dont le métier incontestable cache mal, selon lui, un écrivain routinier, qui a perdu l'inventivité de sa jeunesse : «rabâchage, [...] sans nul intérêt, nulle chaleur [...] Si l'on y reconnaît par-ci par-là l'ongle du lion, c'est l'ongle du lion caduc» (LEW, VIII, p. 274).

Même refrain, à propos de la prédilection pour l'esquisse, dans cette réflexion:
«Un bon tableau n'est jamais que l'ouvrage d'un maître qui a beaucoup

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réfléchi, médité, travaillé. C'est le génie qui fait la belle esquisse et le génie ne
se donne pas» (LEW, VII, p. 365).

5.2. Esquisse picturale et musique instrumentale. Importance de l'imagination.

Un peu plus bas, Diderot étend la comparaison entre l'esquisse et le tableau à la musique : la musique instrumentale est favorisée par rapport à la musique vocale. Et l'on retrouve la notion d'imagination : le philosophe amplifie son commentaire de 1765 (l'esquisse de Greuze), en utilisant parfois des formulations très proches de ce qu'il avait écrit dans son précédent Salon. La musique instrumentale, en laissant libre cours à l'imagination, l'emporte sur la musique vocale, tout comme l'esquisse l'emporte sur le tableau :

L'esquisse ne nous attache peut-être si fort que parce qu'étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination qui y voit tout ce qu'il lui plaît. C'est l'histoire des enfants qui regardent les nuées, et nous le sommes tous plus ou moins. C'est le cas de la musique vocale et de la musique instrumentale. Nous entendons ce que dit celle-là; nous faisons dire à celle-ci ce que nous voulons. Je crois que vous retrouverez dans un de mes Salons précédents [celui de 1765] cette comparaison plus détaillée, avec quelques réflexions sur l'expression plus ou moins vague des beaux-arts. Heureusement, je ne sais plus ce que c'est, et je ne me répéterai pas. (LEW, VII, p. 284)

Notons la part importante de l'enfance,10 de la jeunesse dans ce Salon, et de l'indétermination qui est également apanage de la musique (cf. Leçons de clavecin, LEW, XI, 506). Mais cette attention portée à l'enfance est remarquable à un autre titre. En effet, le philosophe constate parallèlement que, plus l'individu vieillit, plus l'importance des sons et des sensations augmente chez lui. L'individu se détache de l'image, au fur et à mesure qu'il s'éloigne de l'enfance, royaume de l'imagination, et devient adulte :

Nous avons été enfants, il y a malheureusement longtemps, cher abbé. Dans l'enfance, on nous prononçait des mots. Ces mots se fixaient dans notre mémoire, et le sens dans notre entendement ou par une idée, ou par une image; et cette idée ou image était accompagnée d'aversion, de haine, de plaisir, de terreur, de désir, d'indignation, de mépris. Pendant un assez grand nombre d'années, à chaque mot prononcé, l'idée ou l'image nous revenait avec la sensation qui lui était propre. Mais à la longue, nous en avons usé avec les mots, comme avec les pièces de monnaie. Nous ne regardons plus à l'empreinte, à la légende, au cordon, pour en connaître la valeur. Nous les donnons et nous les recevons à la forme et au poids. Ainsi des mots, vous dis-je. Nous avons laissé là de côté l'idée et l'image, pour nous en tenir au son et à la sensation. Un discours prononcé n'est plus qu'une longue suite de sons et de sensa-

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tions primitivement excitées. Le cœur et les oreilles sont en jeu, l'esprit n'y est
plus. (LEW, VII, p. 167-168)

Chez l'homme adulte, le cœur et l'oreille sont ainsi favorisés, par rapport à
l'esprit. Nous verrons que Diderot reviendra sur ces termes.

Cet intérêt pour l'esquisse explique ses réticences à l'égard de certaines œuvres d'Hubert Robert : «Cet homme n'a pas, je crois, beaucoup d'imagination» (LEW, VII, p. 292). C'est ainsi qu'il arrive à Diderot de refaire des tableaux, ou de les inventer :

(Au sortir des esquisses de Robert, encore un petit mot sur les esquisses. Quatre lignes perpendiculaires, et voilà quatre belles colonnes, et de la plus magnifique proportion; un triangle joignant le sommet de ces colonnes et voilà un beau fronton, et le tout est un morceau d'architecture élégant et noble; les vraies proportions sont données, l'imagination fait le reste). (LEW, VII, p. 293)

5.3. Esquisse, musique, poésie : expressions privilégiées des passions.

Cette facilité de faire des esquisses est liée au génie, à la chaleur, qui sont
l'apanage non seulement de la jeunesse, mais aussi des gens passionnés, qu'il
s'agisse des peintres, des musiciens ou des poètes :

Le mouvement, l'action, la passion même sont indiqués par quelques traits caractéristiques, et mon imagination fait le reste. Je suis inspiré par le souffle divin de l'artiste, Agnosco veteris vestigia fiammae;11 c'est un mot qui réveille en moi une grande pensée. Dans les transports violents de la passion, l'homme supprime les liaisons, commence une phrase sans la finir, laisse échapper un mot, pousse un cri et se tait; cependant j'ai tout entendu; c'est l'esquisse d'un discours. La passion ne fait que des esquisses. Que fait donc un poète qui finit tout ? Il tourne le dos à la nature. (LEW, VII, p. 293-94)12

Ces lignes rappellent le neveu de Rameau, musicien, mais aussi comédien de génie, lorsqu'il «esquissait [c'est nous qui soulignons] les caractères des passions avec une finesse et une vérité surprenantes» (LEW, X, p. 399). Elles mettent aussi en évidence le rôle du poète. Cette position de Diderot s'inscrit dans la réhabilitation des passions qu'il mène depuis les Pensées philosophiques (1748) : «Les passions amorties dégradent les hommes extraordi-. naires. La contrainte anéantit la grandeur et l'énergie de la nature» (troisième pensée philosophique, LEW, I, p. 274).

Nous verrons plus loin qu'il faut noter, à propos de l'imagination, l'importanceque prend la poésie dans le Salon de 1767 : les allusions aux poètes sont particulièrement fréquentes, en particulier à la fin de ce Salon. La réévaluationde l'esquisse par rapport au tableau, et donc de la musique instrumentalepar rapport à la musique vocale, s'accompagne aussi d'une réactivation

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de l'intérêt de Diderot pour la poésie, et d'une reprise des thèmes de la Lettre
sur les sourds et muets. Les langages hiéroglyphiques (poésie et musique) se
voient différenciés de la peinture : ils parlent davantage à l'imaginaire.

Cette conception met en cause la hiérarchie des arts établie précédemment dans le Salon de 1763, qui privilégiait la peinture, et le tableau, imitation la plus achevée de la réalité. Aussi n'est-il pas surprenant de voir Diderot se pencher à nouveau sur le thème, qui lui est familier depuis la Lettre sur les sourds et muets, de la correspondance des arts.

5.4. Diderot et l'ut pictura, poesis d'Horace. L'imagination : Diderot contre Horace.

Ut pictura poesis erit écrivait Horace («II en est de la poésie comme de la peinture», Art Poétique, vers 361). L'attitude de Diderot à l'égard de cette affirmation est ambiguë, et témoigne de sa difficulté à s'éloigner du modèle pictural que lui offrait le tableau (leurre, illusion parfaite de la réalité, type particulier de mystification), lorsqu'il se tourne vers des formes d'expression artistique qui laissent plus libre cours à l'imaginaire : l'esquisse, la musique.

Dans un premier temps, il s'élève contre l'opinion d'Horace :

Ils ont dans la tête, Ut pictura poesis erit, et ils ne se doutent pas qu'il est encore plus vrai que Ut poesis, pictura non erit. Ce qui fait bien en peinture, fait toujours bien en poésie; mais cela n'est pas réciproque. (...) Que le plus sublime artiste, s'arrêtant strictement à l'image du poète, nous montre cette tête si belle, si noble, si sublime dans l'Enëde, et vous verrez son effet sur la toile. Il n'y a sur le papier ni unité de temps, ni unité de lieu, ni unité d'action. (...) Il n'y a ni groupes déterminés, ni repos marqués, ni clair-obscur, ni magie de lumière, ni intelligence d'ombres, ni teintes, ni demi-teintes, ni perspective, ni plans. L'imagination passe rapidement d'image en image; son œil embrasse tout à la fois. Elle ne sait ce que c'est harmonie, cadence, balance; elle entasse, elle confond, elle meut, elle approche, elle éloigne, elle mêle, elle colore comme il lui plaît. Il n'y a dans ses compositions ni cacophonie, ni vides, du moins à la manière dont la peinture l'entend. (...) Il n'en est pas ainsi d'un art (...) où un bout de draperie mal colorié désaccorde, (...) où il ne s'agit pas de dire, mais où il faut faire ce que le poète dit; où tout doit être pressenti, préparé, sauvé. (LEW, VII, p. 103)

L'art du peintre, lorsqu'il doit illustrer le poème, est ici foncièrement différentde celui du poète. Le tableau, on s'en souvient, avait pour le philosophe, en 1763, l'avantage, par la magie du peintre, d'être l'illusion la plus parfaite de réalité. Le terme de «sauvé» rappelle ici étrangement les termes de Diderot,lorsqu'il tentait de qualifier «le» technique du peintre (LEW, V, p. 424; voir supra, notre commentaire). En fait, l'imagination, dans son fonctionnement(ses «compositions», tout comme l'activité de l'esprit dans la Lettre sur

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les sourds et muets), ne relève pas seulement d'un modèle pictural. Nous verrons que, finalement, seule la complémentarité des Beaux-Arts, permet de favoriser l'imagination, par une emprise plus grande sur l'individu : le caractèremusical de la poésie renforçant la portée des images qu'elle fait naître chez l'homme.

Mais le plus surprenant est que Diderot semble se contredire, lorsqu'il
affirme plus loin la parenté avec les Beaux-Arts : «II en est de la poésie, ainsi
que de la peinture. Combien on l'a dit de fois!» (LEW, VII, p. 307).

Diderot étend cette comparaison entre peinture et poésie à la musique :

II en est de la peinture ainsi que de la musique; vous possédez les règles de la composition; vous connaissez tous les accords et leurs renversements; les modulations s'enchaînent à votre gré sous vos doigts; vous avez l'art de lier de rapprocher les cordes les plus disparates; vous produisez, quand il vous plaît, les effets d'harmonie les plus rares et les plus piquants. C'est beaucoup. Mais ces chants terribles ou voluptueux qui au moment même qu'ils étonnent ou charment mon oreille, portent au fond de mon cœur l'amour ou la terreur, dissolvent mes sens ou secouent mes entrailles, les savez-vous trouver? Qu'estce que le plus beau faire sans idée? le mérite d'un peintre. Qu'est-ce qu'une belle idée, sans le faire? le mérite d'un poète. Ayez d'abord la pensée; et vous aurez du style après. (LEW, VII, p. 354-55)

Cette assimilation de l'activité du peintre à celle du musicien passe par une parenté de vocabulaire; mais, par glissement, Diderot en vient à privilégier l'oreille et le cœur (donc la musique) sur la peinture. On se souvient que pour l'individu, à l'âge adulte, c'est le cœur et les oreilles qui sont en jeu, et non l'esprit» (LEW, VII, p. 167-168, cité supra). Le philosophe caractérise ainsi l'activité du peintre, et celle du poète, leur mérite étant inversement proportionnel à leur talent.

En fait, ce revirement (lorsque Diderot se rapproche d'Horace), cache mal
l'intérêt du philosophe pour la poésie, dans son essence musicale.

5.5. Harmonie picturale, harmonie musicale et harmonie poétique. Réévaluation de la poésie et de la musique.

Paradoxalement en effet, le philosophe ne cesse de revendiquer, peu après avoir réaffirmé son accord avec Yut pictura poesis, la différence des Beaux- Arts, et affirme la primauté de la musique sur la peinture, dans le commentaire qu'il fait des Odes d'Horace :

Monte decurrens velut amnis imbres Quem super notas aluere ripas, Fervei, immensusque ruit profundo Pindarus ore. [Pindare, Odes, 11, vers 5-8]

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Qui est-ce qui ose imiter Pindare [...] Vous avez senti la beauté de l'image qui n'est rien. C'est le rythme qui est tout ici; c'est la magie prosodique de ce coin du tableau que vous ne sentirez peut-être jamais. Qu'est-ce donc que le rythme? me demandez-vous. C'est un choix particulier d'expressions, c'est une certaine distribution de syllabes longues ou brèves, dures ou douces, sourdes ou aiguës, légères ou pesantes, lentes ou rapides, plaintives ou gaies, un enchaînement de petites onomatopées analogues aux idées qu'on a et dont on est fortement occupé, aux sensations qu'on ressent, et qu'on veut exciter, aux phénomènes dont on cherche à rendre les accidents, aux passions qu'on éprouve et au cri animal qu'elles arracheraient,13 àla nature, au caractère, au mouvement des actions qu'on se propose de rendre; et cet art-là n'est pas plus de convention que les effets de la lumière et les couleurs de l'arc-en-ciel; il ne s'apprend point, il ne se communique point [...] C'est nature et nature seule qui dicte la véritable harmonie d'une période entière, d'un certain nombre de vers. (LEW, VII, p. 308-309)

Diderot revient ici au rôle fondamental du génie, de la chaleur, dans la création artistique, mais il insiste sur la nature musicale de la poésie, dévalorisant dans cet exemple la beauté de l'image par rapport au rythme : «Vous avez senti la beauté de l'image qui n'est rien [nous soulignons]». En effet, la parenté de la musique et de la poésie est sensible, car la poésie ne relève pas seulement d'une dimension picturale, par les images qu'elle fait naître, mais aussi d'une dimension musicale, par l'intermédiaire des jeux de sonorités (allitérations, assonances), du rythme des vers (longueur, brièveté des syllabes), comme on le retrouvera plus loin dans ce même Salon. Il est frappant que, dans le Salon de 1767, ce qui retient plus l'attention dans les textes poétiques que Diderot commente, ce n'est pas les images, mais les effets de sonorités, de rythme.

5.6. La poésie, «cette espèce de musique».

La nature musicale de la poésie est privilégiée, comme le prouve non seulementl'importance donnée au rythme, mais aussi celle donnée à Yaccent. Selon Rousseau, qui a des idées proches de Diderot sur la question de l'accent,«la déclamation est l'art de rendre par les inflexions et le nombre de la mélodie, l'accent grammatical & l'accent oratoire» (article Déclamation du Dictionnaire de musique); l'accent étant «toute modification de la voix parlante,dans la durée, ou dans le ton des syllabes & des mots dont le discours est composé» {idem, article Accent). C'est par l'accent également que musiqueet déclamation se rencontrent.14 Dans le Salon de 1767, Diderot rappellela définition de Capella : «Quoique cette langue d'accents soit infinie, elle s'entend. C'est la langue de nature. C'est le modèle du musicien. C'est la

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source vraie du grand symphoniste. Je ne sais quel auteur a dit, Musices
seminarium accentus. — C'est Capella» (LEW, VII, p. 171).15

Cette dimension est sensible lorsque le philosophe s'interroge, un peu plus
loin, sur les difficultés du poète aux prises avec les affres de la création :

II faut voir le tourment, l'inquiétude, le chagrin, le travail du poète, lorsque cette harmonie se refuse. Ici c'est une syllabe de trop, là c'est une syllabe de moins. L'accent tombe, quand il doit être soutenu. Il se soutient, quand il doit tomber. [...] J'en appelle au petit nombre de ceux qui ont éprouvé ce supplice. Toutefois sans la facilité de trouver ce chant, cette espèce de musique [c'est nous qui soulignons], on n'écrit ni en vers ni en prose; je doute même qu'on parle bien. [...] Partout où cette musique se fait entendre elle est d'un charme si puissant qu'elle entraîne et le musicien qui compose, au sacrifice du terme propre, et l'homme sensible qui écoute, à l'oubli de ce sacrifice. [...] Ce n'est pas à l'oreille seulement, c'est à l'âme d'où elle est émanée, que la véritable harmonie s'adresse. Ne dites pas d'un poète sec, dur et barbare qu'il n'a point d'oreille, dites qu'il n'a pas assez d'âme. C'est de ce côté que les langues anciennes avaient un avantage infini sur les langues modernes. C'était un instrument à mille cordes sous les doigts du génie [...] Ah, mon ami, quels soins il faudrait donner encore à ces quatre pages, si elles devaient être imprimées et que je voulusse y mettre l'harmonie dont elles sont susceptibles. Ce ne sont pas les idées qui me coûtent : c'est le ton qui leur convient. En littérature comme en peinture, ce n'est pas une petite affaire que de savoir conserver son esquisse. (LEW, VU, p. 309)

La «véritable harmonie» satisfait donc à la fois l'oreille et l'âme, l'enfant créatif qui sommeille parfois chez l'adulte {cf. supra, LEW, VII, p. 167-168, texte cité). La réflexion sur la hauteur et la brièveté des syllabes signale ici le caractère musical de la poésie. Par ailleurs, Diderot rejoint la thématique de la Lettre sur les sourds et muets, selon laquelle les langues à inversions sont plus propices à la musique : l'italien, le latin s'opposent en cela à l'ordre strict du français. Mais, dans le Salon de 1767, une autre dimension apparaît : la poésie, dans sa nature musicale, a l'avantage de s'adresser à la fois à l'oreille et à l'esprit, donc de privilégier à la fois l'adulte et l'enfant. Notons aussi que Diderot applique l'esquisse à la littérature.

Diderot accorde ainsi une grande importance à l'aspect musical de la
poésie, le sens et la cohérence semblant parfois passer au second plan; priorité
est donnée à la musique des mots :

Quand la versification est harmonieuse, qui est-ce qui chicane la pensée? qui est-ce qui s'aperçoit que les scènes sont exsangues? Le nombre de la poésie relève une pensée commune. Si Boileau avait raison de dire : La plus belle pensée ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée [Artpoétique, I, vers

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111-112], jugez d'un chant sous lequel l'harmonie serait raboteuse et dure; d'un tableau qui pèche par l'accord des couleurs et l'entente des ombres et des lumières. Quelque vigueur qu'il y ait d'ailleurs, cela sent toujours l'écolier. Le scrupule des Anciens là-dessus est inconcevable... [...] J'en demande pardon à Marmontel, mais je n'ai jamais pu lire Lucain. Lorsque ce poète fait dire à un soldat de César : Rheni mediis influctibus amnis, aux erat; hic socius. Facinus quos inquinat, aequat,16 «Au milieu des flots du Rhin, c'était mon général; ici, c'est mon camarade. Le crime rend égaux ceux qu'il associe», en dépit de la sublimité de l'idée, à ce sifflement aigu de syllabes Rheni mediis in fluctibus amnis; à ce rauque croassement de grenouilles, quos inquinat, aequat, je bouche mes oreilles, et je jette le livre. Ceux qui ignorent les sensations que l'harmonie porte à l'âme, diront que j'ai plus d'oreille que de jugement [...] Et c'est lorsque l'Arioste me décrit Angélique, je crois [en fait, Alcine, dans le Roland furieux], depuis le sommet de sa tête, jusqu'à l'extrémité de son pied, que malgré la grâce, la facilité, la molle élégance de sa poésie, Angélique n'est pas belle. II me montre tout; il ne me laisse rien à faire. Il me fatigue, il m'impatiente. Si une figure marche, peignez-moi son port et sa légèreté. Je me charge du reste. (LEW, VII, p. 369-71)

Tout comme le peintre, le poète a son faire, sa magie particulière, qui repose sur les sons, et sur l'imagination qu'il sait susciter, plus que sur l'idée. Car Diderot n'aime pas seulement les sonorités dures de Lucain, ce dernier manquant d'harmonie : il rejette le tableau que lui propose le poète latin. Le philosophe aurait préféré une esquisse, qui aurait excité son imagination.

5.7. Complémentarité des arts : peinture, musique et poésie.

En fait, l'exemple d'Homère montre que l'image n'est certes pas abandonnée (à condition qu'il s'agisse de l'esquisse), mais que les effets sonores bien ménagés de la poésie peuvent redoubler son impact, comme en témoigne son analyse de i'Amphitrite : «La nature des sons augmente ou affaiblit l'image, leur quantité la resserre ou l'étend. Quelle n'est point la puissance du rythme, de l'harmonie et des sons!» (LEW, VII, p. 374). Diderot retrouve là cette complémentarité des Beaux-Arts qu'il affirmait dans la Lettre sur les sourds et muets, et qui l'amenait à privilégier l'opéra, où la fusion des Beaux- Arts au sein de ce type de spectacle préserve leur indispensable dissemblance.

En conclusion, l'examen du rôle de la musique dans les Salons nous a permis de mesurer l'importance réciproque du modèle pictural et du modèle musicalen ce qui concerne les conceptions de Diderot. La musique, dans les Salons, n'est pas confinée aux seuls commentaires des tableaux représentant des musiciens ou des instruments de musique, puisque les métaphores musicales abondent sous la plume du philosophe. Ces métaphores sont souvent appliquées à l'art du peintre, alors que, inversement, Diderot

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caractérise l'art du musicien grâce à des métaphores picturales. Au-delà de la parenté de vocabulaire, elles révèlent un véritable attachement de Diderot pour la musique. En effet, dans ses commentaires sur Chardin, il pense, en 1763, que la peinture (et singulièrement le tableau) est l'art dominant, grâce à l'illusion de réel que le peintre, véritable magicien, sait donner. Le Salon de 1765, qui consacre le triomphe de la peinture par le tableau, voit cependant le philosophe commencer à s'intéresser à l'esquisse qui lui semble en effet être plus favorable à l'imagination. Peu, à peu, dans le Salon de 1767, l'écrivainse tournera de plus en plus vers cette forme picturale, qu'il chérit particulièrement : apanage du génie, elle correspond mieux aux intérêts du philosophe, car elle seule excite l'esprit, en suggérant, plus qu'en montrant.

Diderot étend le parallèle entre le tableau et l'esquisse à la musique : assimilée
à l'esquisse, la musique instrumentale laisse davantage libre cours à
l'inspiration que la musique vocale.

C'est peut-être l'attachement de Diderot pour la poésie qui montre le mieux son intérêt pour la musique : car la poésie n'est pas seulement d'essence plastique, picturale, par les images qu'elle fait naître, mais elle se révèle également d'essence musicale : jeux de sonorités, jeux de rythme, qui renforcent le pouvoir de l'image grâce à leur emprise sur l'imagination, comme en témoignent l'analyse des vers d'Homère. C'est cet aspect qui l'emporte, en 1767.

Diderot poursuivit ses Salons, bien au-delà de 1767, tout engagé qu'il l'était par son ami Grimm, désireux de fournir de la pâture à ses abonnés princiers de la Correspondance Littéraire, revue manuscrite dont la diffusion, en moyenne, ne dépassait pas une vingtaine d'exemplaires. Mais le désintérêt progressif du philosophe (qui n'est certes pas un abandon pur et simple de la thématique picturale) se traduit aussi bien par l'étiolement de ses commentaires sur les tableaux (certains Salons semblent même être le fruit d'une collaboration), que par la réactivation de la thématique musicale, qu'il s'agisse de la musique (les Leçons de clavecin et principes d'harmonie, le Projet d'une nouvelle méthode de clavecin), du théâtre (le Paradoxe sur le comédien), ou bien des sciences de la vie {Le Rêve de d'Alembert).

Jean-Christophe Rebejkow

CNRS-Heso, Ivry-sur-Seine



Notes

1. Cf. notamment les introductions suggestives aux Salons de 1769, 1771, 1775, 1781 de R. Lewinter (in édition des Œuvres complètes de Diderot, Le Club français du livre, Paris 1969-1973,15 vol., désignée ci-dessous par LEW. Suivent le numéro du tome, en caractères romains, et de la page); Voir aussi, à propos de l'hésitation sur la paternité du Salon de 1771, M. Lange, «Die Technik der Bildbeschreibung in Diderots Salons», Romanische Forschungen LXI, p. 384; E. M. Bukdah] pense, tout comme R. Lewinter, qu'il est le fruit d'une collaboration («Diderot est-il l'auteur du Salon de 177U», Historisk-filosofiske Meddelelser [Mélanges], XLI, n°2, Copenhague, 1966). Ce Salon n'a pas été publié dans la Correspondance Littéraire.

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1. Cf. notamment les introductions suggestives aux Salons de 1769, 1771, 1775, 1781 de R. Lewinter (in édition des Œuvres complètes de Diderot, Le Club français du livre, Paris 1969-1973,15 vol., désignée ci-dessous par LEW. Suivent le numéro du tome, en caractères romains, et de la page); Voir aussi, à propos de l'hésitation sur la paternité du Salon de 1771, M. Lange, «Die Technik der Bildbeschreibung in Diderots Salons», Romanische Forschungen LXI, p. 384; E. M. Bukdah] pense, tout comme R. Lewinter, qu'il est le fruit d'une collaboration («Diderot est-il l'auteur du Salon de 177U», Historisk-filosofiske Meddelelser [Mélanges], XLI, n°2, Copenhague, 1966). Ce Salon n'a pas été publié dans la Correspondance Littéraire.

2. Cf., sur ces textes, nos articles : «La musique dans les Entretiens sur le fils naturel», Revue Romane 31-1,1996, p. 99-113; «Le langage musical dans le Paradoxe sur le comédien», Literaturwissenschaftlichesjahrbuch, Bd. 37,1996, p. 157-170.

3. Rameau définit l'harmonie à partir de la vibration du corps sonore. En vibrant, une corde fait entendre, en même temps qu'un son fondamental, des harmoniques. Chaque accord est produit par une note fondamentale dont il constitue les harmonies. La basse fondamentale, progressant par intervalles consonants, produira les liaisons nécessaires.

4. L'enharmonie repose sur l'assimilation temporaire de deux notes qui ont (dans le tempérament égal) à peu près le même son (do dièse et ré bémol, par exemple, que l'on joue d'ailleurs sur la même touche du clavecin). Chaque note évoque des tonalités différentes : ré majeur (pour do dièse), et la bémol majeur (pour ré bémol) : d'où des modulations étranges, que l'oreille perçoit. Cf. la pièce de clavecin éponyme (Nouvelles suites de pièces de clavecin) de Rameau.

5. Sur le goût de Diderot pour l'opéra éponyme de Lulli, on renverra en particulier au Salon de 1767, où il loue l'Armide de Quinault (LEW, VII, p. 309), et aussi aux Observations sur le Traité du mélodrame (LEW, IX, p. 938).

6. C'est la thèse défendue, à propos de la Lettre sur les sourds et muets, par M. Hobson; cf. «La Lettre sur les sourds et muets : labyrinthe et langage», Semiotica 16, 1976. Sur ce texte, voir aussi J. Chouillet, Formation des idées esthétiques de Diderot, A. Colin, 1972.

7. «Ce qui implique, toute proportion gardée, un certain nombre de dissonances qu'il va falloir sauver, rattraper, comme si un clavecin manquait d'un certain nombre de touches», commente J. Chouillet (L'esthétique des Lumières, Paris, 1974, p. 125).

8. Le dodécaphonisme et la musique aléatoire reposent sur d'autres structures. C'est d'ailleurs là un des problèmes de la musique contemporaine, que Charles Ives soulignait déjà dans The Unanswered Question (1905), mettant l'accent sur le difficile dialogue entre musique tonale et musique atonale. A une question répétée sur des accords de plus en plus dissonants, l'orchestre répond toujours par la même suite d'accords parfaits.

9. Selon J. Chouillet, il s'agit «d'instituer, entre les couleurs fausses de la palette, des proportions identiques aux couleurs vraies de la nature» (L'esthétique..., op. cit., p. 125).

10. Il y aurait toute une étude à faire sur Diderot, l'enfance et l'imaginaire. L'enfance permet au philosophe d'exposer ses vues. Face à la tsarine, pour mieux l'éblouir par ses lumières, il qualifie son propos de «babil». N'oublions pas l'épigraphe des Mémoires pour Catherine 11, où il se dépeint comme l'enfant ingénu : «Philosophe seu puero ingenuo...» (LEW, X, p. 529).

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Résumé

Cet article insiste sur le rôle de la musique dans les Salons de Diderot. Bien loin de n'être qu'un simple faire-valoir de la peinture, la musique se révèle essentielle lorsqu'il s'agit d'expliquer l'intérêt du philosophe pour le tableau, puis son éloignement de cette forme picturale. Dans un premier temps, le tableau lui paraît supérieur à la musique. En effet, le peintre donne une illusion plus parfaite de la réalité, comme en témoigne son analyse des tableaux de Chardin. Puis, en 1767, c'est le renversement : l'esquisse est favorisée, car elle privilégie l'imagination. Et Diderot assimile tableau et musique vocale, esquisse et musique instrumentale. La poésie s'avère également d'essence musicale : les jeux de rythme, les allitérations,- renforcent le pouvoir évocateur de l'image; de plus, la poésie laisse libre cours à l'imagination. Le philosophe va désormais s'intéresser davantage à la musique qu'à la peinture.



10. Il y aurait toute une étude à faire sur Diderot, l'enfance et l'imaginaire. L'enfance permet au philosophe d'exposer ses vues. Face à la tsarine, pour mieux l'éblouir par ses lumières, il qualifie son propos de «babil». N'oublions pas l'épigraphe des Mémoires pour Catherine 11, où il se dépeint comme l'enfant ingénu : «Philosophe seu puero ingenuo...» (LEW, X, p. 529).

11. Cf. Virgile, l'Enéide, IV, vers 23.

12. Racine cependant lui semble être l'exception : confirme-t-elle la règle? ou bien indique-t-elle que le génie est libéré de toute entrave? : «- Mais Racine?- Racine? à ce nom je me prosterne et je me tais. Il y a un technique traditionnel auquel l'homme de génie se conforme; ce n'est plus d'après la nature, c'est d'après ce technique qu'on le juge. Aussitôt qu'on s'est accommodé d'un certain style figuré, d'une certaine langue qu'on appelle poétique, aussitôt qu'on a fait parler des hommes en vers et en vers très harmonieux, aussitôt qu'on s'est écarté de la vérité, qui sait où l'on s'arrêtera? Le grand homme n'est pas celui qui fait vrai, c'est celui qui sait le mieux concilier le mensonge avec la vérité» (ce passage est une addition postérieure quineine figure pas dans l'autographe, LEW, VII, p. 293-94).

13. Sur cette idée de cri animal de la passion, voir notre article «Sur Le Devin du village de Rousseau et ses relectures par Diderot», Francofonia 20,1991, p. 61-74.

14. Comme le constate par ailleurs B. Didier, «c'est par l'accent que voix de chant et voix de parole coïncident» (La musique des Lumières, PUF, 1985, p. 123).

15. A.-M. Chouillet, dans son édition de La promenade Vernet du Salon de 1767, donne le texte original, et en propose la traduction : «Et est accentus, ut quidam putaverunt, anima vocis, et seminarium Musices. Et l'accent, selon certains, est l'âme de la voix et la source de la musique» {Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie!, 1987, p. 109).

16. Lucain, la Pharsale, V, vers 289-290.