Revue Romane, Bind 31 (1996) 2

Paul Bénichou : Selon Mallarmé. Gallimard, Paris, 1995. 420 p. - Serge Meitinger : Stéphane Mallarmé. Hachette, coll. «Portraits littéraires», Paris, 1995. 280 p.

Hans Peter Lund

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Dès la première page de son livre sur Mallarmé, Paul Bénichou soulève le problème de l'obscurité en poésie et constate, avec la conviction de l'érudit qui le caractérise, qu'«ll n'y a pas de poésie sans un mode particulier de langage et d'entente», et que la «poésie à destination réduite ne date pas (...) d'hier». Il suffit de penser à la poésie baroque, et même, comme le dit Bénichou lui-même, à la poésie romantique. Cependant, selon l'introduction et la conclusion de ce livre, la soi-disant obscurité des poèmes de Mallarmé s'explique moins par une tradition, une influence ou une mode, que par leur place dans l'histoire littéraire. En effet, Mallarmé serait un des derniers poètes romantiques, c'est-à-dire que le poète symboliste, souvent considéré comme un des premiers modernes, est considéré ici dans une perspective en amont qui nous ramène aux Mages romantiques (titre du livre de Bénichou de 1988). En effet, le jeune Mallarmé prolonge l'idée d'une transcendance idéale. Il représente également «l'école du désenchantement» (cf. le titre d'un autre livre de Bénichou, de 1992), tout comme il a été influencé par Baudelaire, chez qui l'ldéal se vide de fonction réelle. Le nouveau livre de Bénichou parachève ainsi son parcours de la littérature romantique commencé avec son Sacre de l'écrivain, parcours qui a mené le public universitaire attentif à travers les interprétations changeantes du rapport entre destin temporel et instance transcendante, chez poètes et penseurs. Plus de mission humanitaire, chez Mallarmé, plus de conflit existentiel (du moins après les premiers poèmes très baudelairiens) entre Idéal et Réalité. Une «clôture en soi» remplace «l'élan communicatif» des prédécesseurs romantiques.

De là l'obscurité et le caractère énigmatique de la poésie mallarméenne : le poète «n'entend pas en confier le sens aux canaux de la langue usuelle», mais «entreprend de transgresser systématiquement les usages de la langue dont il se sert pour occulter le sens de ce qu'il dit». Mallarmé serait donc «obscur exprès», et ses poèmes rendraientnécessaires les élucidations (d'une quarantaine de poèmes) qui, balises

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historiques une fois posées, n'ont rien d'un dévoilement agressif, mais représentent autant de lectures rendant compte des écarts linguistiques, chez Mallarmé, par rapport à la langue usuelle. Contrairement aux fameuses élucidations du regretté Gardner Davies, fondées essentiellement sur les occurrences du même mot ou de la même construction syntaxique, celles de Bénichou se rapportent en fait aux conventionsafin de mettre en relief les effets du désenchantement qui s'étendent «jusqu'à la vertu communicative du langage» (p. 39).

Une autre grande ligne semble se dégager de ce livre : la présence de traits et d'éléments romantiques chez Mallarmé. L'idée de la poésie civilisatrice a son écho dans «Le Tombeau d'Edgar Poe», tout comme l'ldéal mortifiant et l'inutilité du Poète ont les leurs dans «Le vierge, le vivace...»; on trouve aussi la séparation (que je dirais essentiellement postromantique) de l'ldéal et du Réel dans les trois sonnets de 1887 (cf. p. 275), et à plus forte raison, dans ces mêmes sonnets, celle des symboles poétiques d'avec toute notion de transcendance (cf. p. 196). Restent chez Mallarmé quelques figures clairement romantiques, tel Puvis de Chavannes (p. 361), le «pâtre», ou encore Vasco da Gama, le chercheur d'inconnu (p. 374), mais ce sont, à mon sens, des symboles moins bien réussis, souffrant probablement de figurer dans des poèmes de circonstance. L'essentiel demeure, comme le souligne Bénichou luimême, que «c'est l'aboutissement logique du désenchantement romantique de fermer la voie à la poésie, dès lors qu'il dissout sans la remplacer la trinité Dieu- Poète-Humanité» (p. 383) - mais n'est-ce pas admettre que Mallarmé va au-delà du romantisme? La fameuse «disparition élocutoire» du poète va dans le même sens : il est possible de soutenir que, chez Mallarmé, se préserve la position du sujet lyrique, mais comme l'a observé récemment Dominique Rabaté, cela se fait «dans un rapport personnel à l'impersonnel. Le poète est celui qui fait l'expérience du sacrifice de son moi personnel pour laisser place à la voix poétique» (voir l'article «Enonciation poétique, enonciation lyrique», in Figures du sujet lyrique, sous la direction de D. Rabaté, PUF, Paris, 1996, p. 73). Pour Bénichou, cependant, il est impensable que Mallarmé renonce «à gouverner son langage» - le projet plutôt romantique du Livre en témoigne de même que la figure de «l'homme chargé de voir divinement» (cf. p. 49-50). Ainsi, Mallarmé est peut-être, après tout, à l'extrême pointe du romantisme.

Serge Mcitinger, dans son «portrait littéraire» de Mallarmé qui s'adresse à un autre public que celui du livre de Paul Bénichou, retrace les étapes de l'évolution de l'écrivainen s'arrêtant aux grands moments que sont Hérodiade, Igitur, Toast funèbre, le journal La Dernière Mode, L'Après-midi d'un faune, Prose, les essais de poétique littéraire, les sonnets difficiles des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, et pour finir, Un coup de Dés. D'une parfaite clarté, écrit avec un sens sûr de la pédagogie à suivre pour initier le lecteur à Mallarmé, ce livre est destiné à rendre d'appréciables services. On s'arrête en particulier sur la façon dont l'auteur réussit à mettre en rapport les réflexions esthétiques de Mallarmé avec sa propre production poétique (par exemple p. 40 à propos à'Hérodiade; p. 68 à propos de La Dernière Mode; p. 99-105,l'analyse La Déclaration foraine). La présentation est accompagnée de deux anthologies de textes de Mallarmé et de textes critiques, et l'ensemble se termine par une chronologie et une bibliographie critique. Somme toute, un ouvrage moderne et

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bien rédigé, fondé sur une connaissance profonde de l'œuvre de Mallarmé (Serge Meitinger est l'auteur d'une thèse sur Mallarmé : Une dramaturgie de l'ldée : esquisse d'une poétique mallarméenne, 1992, et de plusieurs articles à son sujet publiés dans la revue Romantisme).

Signalons, pour finir, la parution de quelques autres ouvrages touchant à
Mallarmé.

En 1994 a paru le livre de Pierre Campion, Mallarmé. Poésie et philosophie (PUF, Paris, 124 p.), un essai d'esthétique et de philosophie qui part de «la découverte fondamentale de Mallarmé [que] l'expression littéraire, en tant que mode de l'imitation du réel, ne peut se concevoir que comme sa négation» (découverte qui forme le nœud de la crise de Tournon), pour exposer une série de réflexions sur la suggestion et sur l'obscurité qui en découle. Cet essai remplacera le bref écrit de Claude Abastado, datant de 1970, Expérience et théorie de la création poétique chez Mallarmé (Archives des lettres modernes), à la place duquel il propose un fondement esthétique plus large et plus sûr.

D'Un coup de Dés, nous avons depuis 1995 une édition bilingue français-allemand (Steidl Verlag, Gottingen, 86 p.) due aux soins de Klaus Detjen, avec le texte allemand suivie d'une postface de Wilhelm Richard Berger, le tout précédé du texte original en français enluminé des six couleurs spectrales rehaussant les enchaînements typographiques et syntagmatiques et qui se propose ainsi comme guide analytique de lecture. La mise en page du texte français est réalisée dans un format plus petit (réduction de 8 %) que celui prévu par Mallarmé (réalisé en 1980 par Tibor Papp et Mitsou Ronat). Pour la typographie on a choisi la Bodoni Antiqua, d'allure nette et classique, à la place de la Didot préférée par Mallarmé. On corrigera dans le texte, à la page double 7 «exiguïment» en «exigüment», et à la page double 11 «à l'altitude» en «à l'altitude».

Les nouvelles éditions des textes de Mallarmé se succèdent rapidement, sous l'égide de Bertrand Marchai. Depuis 1992, nous retiendrons les Poésies, c'est-à-dire l'édition Deman préparée par Mallarmé lui-même vers la fin de sa vie, suivie des fragments à'Hérodiade, des poèmes de jeunesse, et des poèmes non inclus dans Poésies, le tout soigneusement annoté par B. Marchai et précédé d'une préface d'Yves Bonnefoy (coll. Poésie, Gallimard, 299 p.). Le texte de ce volume est destiné à paraîtredans la nouvelle édition de la Pléiade qui remplacera celle de Mondor et Jean- Aubry (1945). - Quant à la correspondance, le même Bertrand Marchai a fait paraîtrele volume Correspondance. Lettres sur la poésie (coll. folio classique, Gallimard, 1995, 689 p.). Les pages 33-537 contiennent, avec plusieurs inédits, la correspondancecomplète de 1862-1871, dont la première édition, par Henri Mondor (1959), était depuis longtemps épuisée, la suite étant un choix de lettres - 66 au total - où, de 1871 à sa mort, Mallarmé parle de poésie ou de littérature. Le texte a été revu sur les autographes ou fac-similés, ce qui a permis à B. Marchai de corriger un certain nombre d'erreurs. «On peut reconstruire la recherche de Mallarmé, on ne la constate pas,» dit Bonnefoy dans sa préface, où il est beaucoup question des incertitudes de Mallarmé. Que les reconstructions varient, c'est chose connue. Il est d'autant plus

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nécessaire de partir de textes fiables, accompagnés, comme c'est le cas ici, des notes
précises et succinctes de Bertrand Marchai.

Université de Copenhague