Revue Romane, Bind 31 (1996) 2

Morten Nøjgaard : Les adverbes français. Essai de description fonctionnelle. T. I-III, 1992-1995. Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab (L'Académie Royale des Sciences et des Lettres du Danemark). En commission chez Munksgaard, Copenhague.

Ebbe Spang-Hanssen

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L'ouvrage comprend au total 1610 pages, plus tables des matières et bibliographies. Il s'agit donc d'une étude d'une exceptionnelle ampleur consacrée à une partie du discours quelque peu négligée par la grammaire traditionnelle à cause de son manque d'homogénéité. En réalité, les grammairiens se sont souvent contentés d'une définition par défaut de cette catégorie difficile : y appartiennent tous les mots qu'on n'arrive pas à classer dans une des catégories mieux définies. Cependant, depuis une trentaine d'années, de nombreuses études importantes traitant des adverbes ont vu le jour, et M. Nojgaard a estimé le moment venu de faire une synthèse de tous ces travaux.

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Au premier abord, on peut s'étonner qu'un professeur chevronné, connu surtout pour ses études littéraires {La fable antique, ¡ et 11, 1964-67, Élévation et expansion : les deux dimensions de Baudelaire, 1973, Litteraturens Univers, 1976), consacre tant d'efforts à ce qui semblait être le débarras de la linguistique. Or, à la lecture de l'ouvrage, on comprend qu'à bien des égards le théoricien de la littérature était bien préparé à faire ce travail : les adverbes acquièrent toute leur importance à la lumière de la linguistique textuelle. Aussi longtemps que les grammairiens se sont presque exclusivement occupés des liens que tissent entre eux les mots à l'intérieur de la phrase, la catégorie des adverbes a pu paraître comme une catégorie mineure. Mais du moment qu'on s'intéresse aux relations qui s'établissent entre les phrases dans le discours, l'importance des adverbes devient primordiale. Et de la linguistique textuelle à la théorie littéraire, il n'y a qu'un pas. La manière d'enchaîner les phrases, domaine traditionnel de la rhétorique, est devenue une partie essentielle des théories littéraires modernes. Plus important encore : les théoriciens modernes de la littérature ont établi des distinctions très utiles entre différentes couches du message et entre les différentes voix qui parlent dans le texte.

M. Nojgaard précise dans le sous-titre de l'ouvrage qu'il s'agit d'une description fonctionnelle, et par là il entend la description du rôle que jouent les adverbes dans la communication. M. Nojgaard s'inspire certainement de l'école argumentative de Ducrot et Anscombre, mais aussi, de façon plus générale, d'un grand nombre de linguistes qui, dans le cadre de la linguistique textuelle, ont étudié l'importance des adverbes pour la structuration du texte : Blumenthal, Boriilo, Jayez, Melis, Mordrup, Nef, Nolke, Schlyter, pour ne mentionner que les auteurs les plus fréquemment cités.

Comme c'est avant tout l'étude de l'enchaînement des phrases qui distingue la linguistique textuelle de la grammaire plus traditionnelle, il n'est pas étonnant que ce soient surtout les chapitres consacrés aux adverbes qui modifient les grandes unités - un argument tout entier, un énoncé ou une phrase - qui apportent du nouveau. Le lecteur comprend que la vieille notion d'adverbe de phrase n'a plus droit à l'existence et est remplacée par les embrayeurs {d'ailleurs, à pr0p05,...), les connecteurs {car, aussi, puis,...), les relationnels sériels {d'abord, premièrement, ensuite,...), les relationnels consécutifs {partant, pour cela,..), les relationnels oppositifs (pourtant, néanmoins,...), les relationnels hypothétiques (autrement, sinon,...), les relationnels comparatifs (surtout, également,...), les adverbiaux énonciatifs (sincèrement, bizarrement,...), toutes ces classes étant subdivisées à leur tour. Après, modifiant la prédication à des niveaux plus bas, viennent les catégories mieux connues d'adverbes de temps, de lieu, de cause, de degré et de manière. Pourtant, là aussi, des perspectives nouvelles s'ouvrent, notamment grâce à la distinction entre éléments établissant des relations syntagmatiques, avec des mots déjà apparus dans la chaîne parlée, et éléments dont la valeur dépend de relations paradigmatiques.

Les classes sont définies d'après leur sens, mais ces définitions sémantiques sont toujours appuyées sur des tests syntaxiques. Ainsi les classes ne semblent pas arbitraires,se distinguant entre elles par leurs propriétés combinatoires. M. Nojgaard reste fidèle à l'héritage des syntacticiens struturalistes, surtout celui de son maître Knud Togeby. En premier lieu, on voit bien que les adverbes qui se situent à un haut

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niveau, modifiant une grande unité, se combinent aisément avec un adverbe d'un niveau inférieur, tandis que des adverbes du même niveau peuvent s'exclure. D'une façon générale, une des théories fondamentales de l'ouvrage est que la coexistence de deux adverbes dans la même phrase prouve qu'ils appartiennent à des niveaux différents : «En définitive, nous constatons donc que les trois grands types de compléments temporels, les circonstanciels temporels, les circonstanciels ponctuels, les itératifs et les duratifs, opèrent à des niveaux syntaxiques assez nettement distincts.Ce trait explique qu'il est possible de combiner, dans une même phrase, tous les trois types d'adverbiaux de temps : Souvent, à l'heure actuelle, les partis politiques ne durent en moyenne que sept ans» (tome 11, p. 399). Qui plus est, ces niveaux syntaxiques correspondent normalement à des unités sémantiques.

En procédant à des subdivisions, M. Nojgaard arrive à des classes pour lesquelles il peut établir des schémas systématiques. A titre d'exemple, j'ai trouvé le schéma des différents adverbes de comparaison, tome II p. 79, très instructif. D'autres schémas sont plus suggestifs que convaincants, par exemple ceux consacrés aux systèmes conjonctifs. Il est intéressant de voir réunis dans des schémas les mots apparaissant en tête de phrase et qui se ressemblent par un trait sémantique essentiel tel que l'idée d'addition, l'idée de succession ou celle de soustraction, mais on ne trouve pas pour tous les mots du schéma une explication suffisante de la place qu'ils y occupent, à commencer par des mots comme et, ni, ou, mais, placés dans la colonne des adverbes.

Dans la majorité des chapitres, on a l'impression d'une documentation solide sur les études récentes, et les nombreuses idées nouvelles de l'auteur sont appuyées par un grand nombre d'exemples littéraires. Les étudiants et les chercheurs pourront trouver, dans les chapitres qui les intéressent, à la fois un état présent des études et un apport original. Toutefois, il est extrêmement difficile de se prononcer sur l'ensemble de l'ouvrage, puisque, par le biais des adverbes, M. Nojgaard aborde des domaines aussi différents et aussi vastes que la rhétorique, la quantification, la logique temporelle, les concepts spatiaux, les relations causales, et j'en passe. Heureusement qu'il a renoncé aux adverbes négatifs, bien qu'il discute souvent la portée de la négation.

Tout impressionné que je suis par les vastes lectures de l'auteur, je note pourtant qu'il ne semble pas connaître les travaux qui donnent le ton dans les recherches modernes sur les concepts spatiaux des langues (G.A. Miller and P. lohnson-Laird : Language and Perception, 1976, ainsi que les études de Vandeloise et celles de l'école de Langacker («cognitive grammar»)). Par ailleurs, le chapitre sur les compléments temporels, quoique certainement mieux documenté, me semble donner parfois des renseignements douteux. On y trouve, p. 392 la série mystérieuse : la veille - aujourd'hui-le lendemain, et on est étonné d'apprendre que l'expression à deux heures n'a aucun ancrage dans le monde référcnticl (p. 370).

Il est évident que ces trois gros tomes sur les adverbes français ne sont pas destinés aux étudiants débutants, mais on peut regretter qu'ils soient d'un abord assez difficilemême pour un grammairien professionnel qui n'est pas spécialisé dans le domainedes adverbes, comme c'est le cas, par exemple, de l'auteur de ces lignes. La

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difficulté tient surtout au fait que l'ouvrage ne contient pas une introduction brossantun tableau de la phrase française telle que l'auteur la voit, avec une description claire et simple des fonctions des principales classes d'adverbes. Il est souvent difficile pour le lecteur de trouver les définitions des classes, et lorsqu'on les trouve, elles sont rarement suivies de listes des membres des classes et d'exemples illustrant leur caractère spécifique. La présentation du modèle au tome I (pages 17 et 18) est trop rapide, sans explications et sans exemples. Par contre, on aurait pu se passer d'une classification morphologique des adverbes (tome I, p. 83-137) qui n'a pratiquement aucun rapport avec la description fonctionnelle.

Il manque aussi une préface avec les remerciements accoutumés à tous ceux qui ont aidé l'auteur. Il n'y a guère de doute que cette lacune n'est pas due à l'ingratitude de ce dernier, mais au simple fait qu'il n'a demandé de l'aide à personne. On ne peut qu'admirer ce tour de force d'un homme qui n'est plus tout jeune, mais c'aurait été un avantage pour les lecteurs si un collègue avait eu l'occasion de lui signaler les passages difficiles à comprendre, si un groupe de francophones avait pu se prononcer sur l'acceptabilité des exemples fabriqués et, enfin, si un correcteur francophone avait eu l'occasion d'éliminer les lapsus, comme, par exemple, «la tentation avortée de Togeby», tome I p. 11. Mais un trésor, même d'un abord difficile, reste un trésor, en l'occurrence peut-être avant tout un trésor de tests distributionnels servant à une classification extrêmement fine.

Université de Copenhague