Revue Romane, Bind 31 (1996) 2

Kerstin Jonasson : Le nom propre. Constructions et interprétations. Collection Champs Linguistiques. Editions Duculot. Louvain-la-Neuve, 1994. 256 p.

Michael Herslund

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Si on pensait que le nom propre (Npr) ne constitue pas un problème proprement linguistique, mais tout au plus une de ces énigmes qui attirent les philosophes du langage, la monographie de Kerstin Jonasson (KJ) sur le nom propre en trancáis est là pour nous convaincre du contraire. Si on l'avait oublié, le livre vous rappelle que les problèmes que pose l'analyse du nom propre sont au cœur même du fonctionnement du langage, pour autant que cette analyse doit faire face à une série de problèmes linguistiques redoutables, à savoir le sens, la genèse du sens, et la référence. Le livre discute, en 6 chapitres sur 256 pages très serrées, presque tousles aspects de la grammaire des noms propres en français, au niveau phonologique et graphique, au niveau morphologique, au niveau syntaxique - celui-ci étant divisé en deux : la microstructure, c'est-à-dire le syntagme dans lequel est intégré le nom propre, et la macrostructure, c'est-à-dire les fonctions de ce syntagme au sein de la phrase - et au niveau sémantique.

Si la typographie et la mise en page du livre sont agréables, il y a en revanche beaucoup de fautes d'impression, dont la plupart sont pourtant faciles à corriger, mais intention pour intension (p. 122) n'est pas des plus heureuses; on relève aussi un Prague 1989, pour Prague 1968 (probablement) (note 71, p. 150). La finition du manuscrit laisse à désirer aussi en maints endroits. C'est évidemment grâce à l'ordinateur que des versions antérieures du manuscrit transpercent souvent : au début du chapitre 3. (p. 43-44) il y a trois renvois aux exemples (2) «au début de ce chapitre»; or, les exemples (2) se trouvent au début du chapitre 1. Le même chapitre 3. comporte des exemples (8), mais il n'y a pas de (7). A la page 45, il y a des exemples avec Théndule, mais les commentaires parlent de Gaston; les exemples (40 c-d), p. 67, ne comportent pas d'article, contrairement à ce qui est affirmé p. 68; à la page 188 il est question de Paul, mais l'exemple en question, (128) a., porte Jean; p. 214 on est renvoyé à ( 1 ) au lieu de (2e), etc. Et à partir de la même page, KJ, qui jusquelà a utilisé le pluriel d'auteur (nous), commence à utiliser le singulier (je).

Si l'orthographe des noms propres (l'emploi de majuscules) est longuement commenté, leur comportement phonologique est traité de façon presque cavalière : «Les règles phonologiques auxquelles sont soumis les Npr d'une langue ne diffèrent pas des règles générales de cette langue : un Npr ne se laisse en général pas définir par des sons caractéristiques. Phonologiquement les Npr ne se distinguent pas en principedes autres vocables d'une langue» (p. 25). C'est tout, et cela est probablement vrai du niveau segmentai, mais carrément faux pour certains processus phonologiquestels que l'élision ou la liaison, parce qu'on trouve en effet des séquences comme ¡a chambre de Anne ou la maison des\ Ansermet, mais pas *le dos de âne ou *la

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maison des\ anciens. Les noms propres ne sont pas systématiquement soumis aux deux règles d'enchaînement comme le sont les noms communs. Au niveau morphonologique,on trouve aussi un comportement particulier des Npr puisque les Npr à article défini sont réfractaires à la contraction avec de et à, comme le note KJ ellemême,cf. les meubles de Le Corbusier (p. 39). Ce comportement phonologique particulier ne me semble pas négligeable parce qu'il souligne le statut particulier des Npr, statut qui découle justement de leur «mode de signifier», et qui leur confère une place à part dans la langue. C'est ce statut qui est signalé et mis en relief au niveau phonologique par un traitement à part.

Le livre contient notamment une très bonne discussion du statut et des fonctions du Npr. Puisque le Npr ne se laisse identifier ni par son rôle dans le système linguistique, ni par son emploi en discours, KJ a opté pour une approche cognitive (p. 15) : «A la différence des Ne qui, en vertu de leur sens, nous aident à regrouper des objets, des individus et des phénomènes ayant des propriétés en commun, les Npr nous permettent d'isoler des entités uniques et spécifiques, en nommant des particuliers perçus à l'intérieur des catégories établies. Ils nous aident à structurer et à mémoriser un savoir spécifique à côté du savoir général systématisé par les catégories conceptuelles (...) Ainsi la fonction cognitive fondamentale du Npr serait de nommer, d'affirmer et de maintenir une individualité» (p. 16-17). De cette fonction dénominative découle les autres fonctions majeures du Npr, à savoir la fonction vocative et la fonction référentielle, parce que : «... le Npr désigne le particulier directement, alors qu'à l'aide d'un Ne, le particulier sera désigné indirectement, par l'intermédiaire d'un sens lexical, d'un concept» (p. 18). Et on en arrive ainsi à la définition du Npr : «Toute expression associée dans la mémoire à long terme à un particulier en vertu d'un lien dénominatif conventionnel stable, sera donc un Npr» (p. 21). On retrouve évidemment ici le concept de 'désignateur rigide' des logiciens : on désigne, et partant, on réfère à un particulier, non à l'aide d'une description, mais à l'aide d'un Nom (puisque le mot 'nom' est ambigu en français, je désigne à l'aide de Nom ce qui s'appelle 'name' en anglais, alors que nom correspond à 'noun'). Même si certains Npr tels que l'Arc de Triomphe semblent décrire leur particulier aussi, cela relève du va-et-vient éternel entre les Ne et les Npr : si le président semble contenir un Ne, ce Ne acquiert presque le statut de Npr dans un contexte donné sous la forme le Président.

Les noms propres ont-ils un sens? La réponse standard est évidemment «non». Et telle est aussi l'attitude de KJ (cf. p. ex. pp. 113, 127). Il semble pourtant qu'elle n'arrive pas vraiment à se décider : «On ne pourra pas nier le fait qu'à certains Npr est associé un sens lexical, codifié par le système linguistique» (p. 126). Cette déclaration est évidemment difficile à évaluer sans une définition précise à la fois de 'sens' et de 'associer'. Si KJ veut dire par là que les Npr sont susceptibles de comporter des connotations en vertu du savoir encyclopédique général des locuteurs (voir plus bas), je ne peux qu'être d'accord. Mais si elle veut dire que le Npr peut avoir un noyau de sens lexical et donc être une description, je trouve sa déclaration plus problématique.

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Quand on parle de Npr, il est impossible de ne pas parler de référence. Même si KJ a le mérite de rappeler que la fonction référentielle n'est pas la seule fonction qu'assure le Npr, celle-ci est quand même essentielle, entre autres parce qu'elle manifeste justement de façon exemplaire une des deux méthodes majeures de référer. Pour référer à une entité extra-linguistique on peut en effet utiliser ou bien un Nom, ou bien une description. Et le Npr est évidemment un Nom, c'est-à-dire un désignateur rigide. Les Noms sont souvent à l'origine des descriptions (cf. pierre et Pierre) et l'évolution est facile à décrire : «... à la suite d'un acte de dénomination ou d'un emploi répété du Npr comme expression référentielle, ou désignateur, associé à l'entité particulière en question, un lien plus direct a pris la relève, laissant se retirer, reculer ou s'effacer le sens lexical descriptif devenu désormais superflu» (p. 127). Mais je pense que, dans le cas de Noms comme Orangerie des Tuileries, Jeu de Paume, etc. aucun sens lexical ne reste associé à ces Noms (comme au Nom Les Tuileries lui-même, d'ailleurs), seulement un savoir encyclopédique qui explique l'origine de ces Noms, pas leur sens (dont ils n'ont pas). Il s'agit d'étymologie, non pas de contenu lexical.

Un des problèmes les plus épineux de l'analyse des Npr est leur emploi en fonction d'attribut (p. 73 ss.). Le problème est le suivant : on est en général d'accord pour dire que les Ne en fonction attributive ne réfèrent pas, mais sont utilisés de façon purement descriptive ou encore «attributive» (Donnellan). Ainsi dans p. ex. Pierre est dentiste, le réfèrent du sujet est décrit à l'aide du Ne dentiste qui, lui, ne réfère pas à un individu quelconque, mais décrit, intensionnellement, le réfèrent du sujet. Mais comment accorder cet état des choses avec des Npr en fonction d'attribut puisque les Npr ne sont pas censés décrire, mais uniquement nommer? Deux cas se présentent. Dans le cas de La capitale de la France est Paris, le test du clivage : *C'est la capitale de la France qui est Paris vs. C'est Paris qui est la capitale de la France, semble suggérer que Paris au moins est le sujet logique. Mais dans le cas de deux Npr, structures qui, selon KJ, «n'apparaissent pour ainsi dire jamais» (p. 75), le problème reste entier parce que, quoi qu'on fasse, on reste avec un Npr attribut comme dans : Célestin est Floridor, et Floridor est Célestin (exemple que KJ ne cite pas). Je pense qu'il suffit d'admettre que dans des structures de la forme x est y, on n'identifie pas deux individus pour affirmer ensuite qu'ils ne font qu'un, on attribue la propriété d'être y au réfèrent de x, comme dans : Marie est la femme de ma vie, Pierre est mon meilleur ami, etc. Dans le cas présent, ce qu'on attribue au réfèrent x, c'est encore la propriété d'être y, mais ici, y étant un Npr, ce qu'on attribue c'est la propriété de s'appeler y. On retrouve donc la description de Kleiber, pour qui le contenu d'un Npr est 'être appelé/, description que rejette pourtant KJ, cf. la discussion p. 116 ss.

La plupart des analyses particulières de KJ sont très perspicaces et convaincantes, mais dans au moins un cas, l'analyse proposée me semble tout erronnée. Quand il s'agit de l'interprétation des Npr non modifiés, KJ distingue entre savoir général et savoir spécifique et leurs rôles respectifs dans les inférences qu'évoque un certain Npr, comme p. ex. Katchatunan. Or, KJ décrit un passage de roman où apparaît ce nom : «Ailleurs nous avons montré les inférences faites par la narratrice du roman // était deux fois, de Benoîte et Flora Groult à partir du Npr Katchaturian, du réfèrent

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duquel elle ne sait rien, si ce n'est le fait qu'il est dentiste. Inférant de son Npr qu'il a «fait ses études chez les Cosaques, dans un monde où la souffrance compte peu» (BFG : 138), elle décide de ne pas s'adresser à lui pour faire soigner ses dents. Par analogie avec d'autres Npr arméniens comme Chatchaturian, Gulbenkian, Zabounian,la narratrice situe donc le réfèrent géographiquement, ce qui fait naître en elle l'image des steppes et des Cosaques, dont elle a intériorisé le stéréotype : les cosaques sont des gens cruels et insensibles à la douleur et elle réagit par la crainte et la répugnance»(p. 131). Mais on ne comprend pas pourquoi un nom arménien - les Arméniens étant des montagnards - évoquerait l'image des Cosaques - peuple des steppes, les connaissances géographiques même les plus rudimentaires indiquant que par rapport à l'Arménie, le pays des Cosaques n'est quand même pas la porte à côté (il y a notamment le Caucase entre les deux!). Ou bien est-ce que les sœurs Groult ne connaissent pas la géographie? Non, l'association n'a rien de géographique et je ne comprends pas où KJ a été chercher «l'image des steppes». Quand la narratrice pense aux Cosaques en voyant le nom Katchaturian, ce n'est pas l'origine arménienne de ce nom, ni un quelconque symbolisme phonétique invoqué à la page 132 (à mon avis de la pure spéculation), c'est évidemment le fait que Katchaturian est le nom du célèbre compositeur soviétique, auteur de la non moins célèbre «Danse du sabre», qui, elle, fait penser aux Cosaques et qui pourrait persuader quiconque de s'adresser à un autre dentiste! Mais la conclusion générale de Kl est tout à fait acceptable : «II semble en effet que, faute d'un sens lexical codifié, nous ayons tendance à mobiliser d'autres types de connaissances dans l'interprétation des messages verbaux comportantdes Npr dont le réfèrent nous est inconnu» (p. 131 ). Il suffit seulement d'identifierces types de connaissances correctement.

Le chapitre où j'ai eu le plus de mal à suivre KJ est le chapitre 6, sur les Npr modifiés.Cet emploi est défini à la page 171 comme l'emploi du Npr accompagné de déterminants (une Minville, des petits Gianpietro, le Céline antisémite, un de Gaulle). La fonction du Npr modifié est celle d'indiquer un rôle au lieu d'identifier une valeur (un réfèrent) directement. Et : «... lorsque le Npr est modifié, c'est le rôle qu'il indiquequi est saillant dans le contexte» (p. 172). KJ distingue 4 types de Npr modifiés : le type «dénominatif» (uneMinville), le type «manifestation» (le Céline antisémite), le type «métaphorique» (quelques petits Davids (sic)) et le type «exemplaire» (un de Gaulle), qu'elle réduit tout de suite à trois, pratiquement sans autre forme de procès (p. 174). On doit en effet attendre jusqu'aux pages 233 (note 90) et 234 pour s'apercevoir qu'elle identifie là les types métaphorique et exemplaire, il est vrai, sans beaucoup de discussion, ce que le problème aurait pu mériter. Pourtant la discussion du type «exemplaire» (p. 232) me semble un peu embrouillée : qu'est-ce qui confère une valeur de non-spécifique aux Npr exemplaires comme J'aime donc la traversée du désert d'un de Gaulle ou d'un Mitterrand ((2f), p. 229)? D'autant plus que les Npr de l'exemple type cité apparaissent dans un contexte qui n'autorise pas normalementune lecture non-spécifique. En ce qui concerne le type «manifestation», il n'est pas traité du tout. Mais le problème majeur est quand même l'interprétation des noms de famille au pluriel avec l'article défini : Les Brault passent leurs vacances à LamiMeur ((138a), p. 186). Pourquoi traiter ces cas comme des Npr modifiés alors

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que leur fonction est clairement référentielle? Si leur structure correspond à la définition formelle des Npr modifiés, je n'arrive pas à les accorder à la définition fonctionnelle («désigner une valeur par le biais d'un rôle»). A mon avis, c'est une simple mise au pluriel qui ne trouve pas d'alternative dans le système grammatical du français, et le Nom n'est pas du tout modifié (fonctionnellement) : je ne perçois aucune différence entre l'exemple cité et p. ex. Pierre passe ses vacances ti Lami Meur. Le Nom ne me semble pas du tout «partiellement désincarné» (pour reprendre la terminologie de Cardiner), ce qui est une autre définition du Npr modifié selon KJ (p. 182). Il y a certainement des cas où des Npr de famille au pluriel sont partiellementdésincarnés, p. ex. Les Beauvoir sont des gens hors classe (( 139a), p. 187) parce que l'énoncé dans lequel ils se trouvent est d'allure générique ou se présente comme une maxime, mais cela n'est pas du tout le cas de l'exemple initial. Et aussi quand il s'agit du déterminant démonstratif, KJ est obligée d'avouer que : «... la présence du déterminant démonstratif n'entraîne pas obligatoirement la modification sémantiquedu Npr. II peut continuer à renvoyer directement à une valeur, et n'indique pas obligatoirement un rôle» (p. 189). Donc, il ne s'agit pas d'un Npr modifié, pas plus que les cas déjà écartés comme le gros Paul, le petit Louis (p. 50).

Le grand mérite du livre de KJ est d'avoir replacé le nom propre comme problème linguistique, et cela sur les bases de lectures étendues de la littérature sur la question (neuf pages de bibliographie très fournie!) et sur une abondance d'exemples authentiques bien choisis et, dans une écrasante majorité des cas, très finement analysés. Comme je l'ai rappelé au début, le Npr constitue un problème linguistique tout à fait central, il est l'aboutissement du long processus qui de la désignation indexicale (le déixis) mène à la désignation directe et rigide à l'aide d'un Nom en passant par la description (par un nom). Le Npr constitue ainsi une sorte de cristallisation et illustre de façon exemplaire la genèse, la vie et la mort du sens. Et il n'y a rien de plus proprement linguistique.

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague