Revue Romane, Bind 31 (1996) 2

Eeva Lehtovuori : Les voies de Narcisse ou le problème du miroir chez Michel Tournier, Suomalainen Tiedeakatemia, Helsinki, 1995, 374 p.

Inge Degn

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La thèse d'Eeva Lehtovuori propose une lecture psychanalytique de l'œuvre de Tournier où, comme l'indique le titre, le narcissisme est considéré comme la problématique principale de l'œuvre. Ce livre est un exemple de lecture critique à proprement parler, qui rompt avec la longue suite de travaux se contentant des déclarations de Tournier sur ses attitudes et buts comme fondement de leur interprétation. Eeva Lehtovuori refuse de s'identifier à l'Echo amoureuse du Narcisse-écrivain. Considérant l'œuvre de Tournier comme le miroir où l'auteur se reflète, Eeva Lehtovuori ne se contente pas d'analyser les textes et les personnages, elle relève aussi les attitudes et les valeurs de Tournier, notamment dans ses représentations de la femme, par les symboles et les métaphores utilisés.

La référence mythique principale est le mythe de Narcisse dans la version qu'en a donnée Ovide, ce qui n'empêche pas Eeva Lehtovuori de se référer aussi, si besoin est, à d'autres versions. Ainsi Eeva Lehtovuori rapproche l'hallucination où Robinson voit Lucy, sa sœur morte, du Narcisse incestueux de Pausanias (p. 70). En ce qui concerne la théorie psychanalytique, Eeva Lehtovuori renvoie en plus de Freud et de Lacan, à C-runberger, Kristeva, Rosolato et Green, et parfois aussi à Dolto. Aucune distinction n'est faite entre ces théoriciens pourtant très différents (voir par exemple les précisions de Grccn concernant la logique phallique de ]. Lacan, dans Le Complexe de castration, PUF, 1990). Au cours de cette analyse, Lacan et sa notion de stade du miroir s'avèrent être la source principale de l'interprétation.

Suivant la conception psychanalytique, qui voit le miroir comme lié au développementpsychosexuel de l'être humain et donc constitutif de son identité, Eeva Lehtovuoridégage toutes les scènes et séquences de l'œuvre pouvant être lues comme des scènes de miroir, d'abord par rapport aux sexes (masculin, neutre (les enfants) et féminin), ensuite en prise directe avec l'(auto)portrait (image, lecture ou écriture). Si Eeva Lehtovuori consacre tout un chapitre aux femmes, c'est seulement pour démontrer qu'elles ne font pas figure de personnages à part entière, possédant une personnalité propre, de sujets. Par contre, elle montre clairement que Tournier donne une image stéréotypée de la femme. Ce n'est qu'en tant que mère que la femme occupe une place centrale dans la fiction : elle est alors vue comme mère phallique ou mère castratrice. La féminité joue bien un rôle dans l'œuvre, mais uniquement comme quelque chose qui caractérise les protagonistes hommes (p. 230), ce qu'Eeva Lehtovuori montre par exemple dans une excellente analyse du dédoublement du son «G/)» du titre Gilles et Jeanne, le nom même de Gilles intériorisant,selon cette analyse, la féminité. Ici, l'interprétation d'Eeva Lehtovuori s'accordebien

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cordebienavec la référence mythologique primordiale : le mythe de Narcisse, en tant que mythe de l'homosexualité masculine, mais qui retrace aussi le destin d'Echo, où Eeva Lehtovuori souligne l'importance du paysage humide et maternel. Dans la conclusion, Eeva Lehtovuori revient sur cette exclusion de la femme comme «sujet authentique, parlant et pensant», la féminité n'ayant droit de cité qu'en tant que «partie gauch(i)e» du sujet masculin (p. 368).

Comme Nicole Guichard (Michel Tournier : autrui et la quête du double, 1989), Eeva Lehtovuori conclut que la problématique de l'Œdipe est résolue dans l'univers fictif de Tournier «par un retour à une sexualité indifférenciée et non reproductive» (p. 343). Cette conclusion s'accorde bien avec la thèse adoptée qui privilégie la problématique narcissique. Elle repose sur des interprétations spécifiques, dont l'équation du «chant du grand jacquard» (du texte de Tournier) et du «tic-tac rassurant du battement du cœur de la mère» (fourni par l'interprétation d'Eeva Lehtovuori, cf. p. 346-347).

Deux éléments déterminent le résultat auquel aboutit la lecture que donne Eeva Lehtovuori. D'une part, elle lit l'œuvre comme un tout; ce qui lui permet d'avancer ou de retourner en arrière pour illustrer un aspect de la problématique narcissique, mais qui exclut aussi toute perspective d'évolution, aussi bien en ce qui concerne la thématique principale que les aspects faisant partie intégrante de cette thématique. L'auteur n'envisage donc même pas la possibilité que la vision de la femme et le rôle que Tournier lui attribue puissent être sujets à des modifications; elle s'y oppose violemment, par exemple à propos de Nadja, qu'elle commente ainsi : «C'est un rare exemple d'une figure féminine, à laquelle l'auteur donne la parole et même quelques idées à elle», et, dans une note, elle ajoute que l'on voit bien une augmentation du nombre des femmes dans les derniers livres de Tournier : «mais que cela puisse être considéré comme une diminution de la misogynie de discours, nous en doutons» (p. 226). Eeva Lehtovuori ne nous dit pas comment interpréter alors ce changement. L'autre élément déterminant pour cette lecture est la préséance donnée au point de vue lacanien et par là à la castration indépassable (p. 268). C'est cette conception qui permet à Eeva Lehtovuori de voir seulement «l'aspiration de retrouver l'état précedipal d'indifférenciation» et le «refus de castration» là où d'autres verraient peutêtre l'aspiration vers un dépassement de la castration. Dans ce contexte, la référence à un article de ma main (Degn 1991), à la page 252, note 53, est tellement elliptique qu'elle frôle le non-sens. Cet article propose justement de voir la réinterprétation de la castration «symbolique» en sacrifice comme une tentative de dépassement de la castration.

Il faut souligner que l'optique d'Eeva Lehtovuori lui permet de donner une analyse perspicace de l'œuvre du critique Tournier aussi bien des écrits portant sur la littérature que des écrits portant sur la photographie et la peinture; elle voit dans ces «lectures» des miroirs où se reflète l'auteur, et dans l'écriture de Tournier un narcissisme qui dépasse certainement celui implicite à tout acte créateur.

En reprenant la citation d'une de ses sources principales d'inspiration {Narcissus
and Echo : Women in the French Récit de Naomi Segal, 1988), Eeva Lehtovuori émet
l'idée qu'une des ambitions de l'écriture de Tournier est de «délibérément se couple[r]avec

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ple[r]avecJupiter» (p. 359), car il veut «[retentir] comme un dieu omniprésent aux oreilles de tous» en même temps que connaître par lui-même les deux sexes comme Tirésias (p. 358-359). On ne peut que souscrire à la critique d'Eeva Lehtovuori. Elle relève la misogynie et les valeurs masculines-patriarcales de l'œuvre de Tournier, dont le discours métaphorique reste, comme elle le dit, beaucoup plus freudien qu'il ne l'admet. La thèse d'Eeva Lehtovuori en fait encore la démonstration en ouvrant aussi de nouvelles perspectives pour les recherches sur l'œuvre de Tournier.

Université de Aalborg