Revue Romane, Bind 31 (1996) 2

Nina Catach (dir.) : Dictionnaire historique de l'orthographe française. Larousse, Paris, 1995. 1327 p., dont articles 1097 p., §§ de synthèse 89 p., listes de mots 39 p., Index 101 p.; + Introduction 14 p., Explications etc. 12 p., Bibliographie 7 p.

Ole Kongsdal Jensen

Ce dictionnaire, résultat de plusieurs années de travail d'un groupe dans le cadre du CNRS-HESO (Histoire et structure des orthographes et des systèmes d'écriture), sous la direction de Nina Catach, est une pure merveille pour tous ceux qui s'intéressent à la langue française, à son histoire, et a fortiori pour ceux qui travaillent dans ce domaine. Nina Catach elle-même et les membres de son équipe de chercheurs nous avaient déjà donné de nombreuses études intéressantes sur l'orthographe française; nous avons ici une synthèse magistrale de ces travaux dans un gros volume, qui concentre dans ses pages une information très riche.

Dans son Introduction, Nina Catach - qui a consacré personnellement plus de trente années à ce dictionnaire - donne d'abord une explication succincte du système de l'orthographe et de son histoire, avant de présenter les dictionnaires qui ont servi de sources pour la recherche. Il s'agit, en dehors des huit éditions du dictionnaire de Y Académie parues de 1698 à 1935, du Dictionaire Francoislatin de Robert Estienne (2e éd. 1549), du même ouvrage revu par J. Thierry ( 1564) et du Thresor de la Langue Francoyse de J. Nicot (1606), ainsi que de six « dictionnaires témoins », entre autres ceux de Richelet ( 1680), de Littré ( 1873-1883) et de Darmesteter et Hatzfeld ( 1889-1901); plus, les auteurs se sont servis de grammaires des différentes époques, de dictionnaires étymologiques, d'ancien français et de prononciation, et de dictionnaires généraux de notre époque (Larousse, TLF, Robert). Nina Catach présente la structure du dictionnaire, et elle discute les difficultés concernant le mot, dont le phénomène de la variation graphique, qui soulève des problèmes épineux de recherche et de présentation. Elle présente en plus la structure des articles, qui comprend la variation des formes à travers les époques des dictionnaires sources, le genre et nombre de chaque attestation, des indications de sens, d'étymologie et de prononciation; enfin, éventuellement, des remarques sur les homophones et homographes. Elle finit par une discussion des choix théoriques et méthodologiques pour ce « dictionnaire explicatif et combinatoire ».

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Viennent ensuite des listes des symboles de transcription et de renvois, des conventions graphiques, des abréviations et du système de renvois (avec le nombre de renvois par types) et enfin des résultats numériques (nombres d'enregistrements et de modifications); cette partie est très utile et intéressante pour l'utilisateur du dictionnaire.

On arrive maintenant au cœur de l'ouvrage : le dictionnaire proprement dit, avec ses presque 18 000 entrées. Ce nombre a été déterminé par le vocabulaire contenu dans la première édition de Y Académie, ce qui représente le vieux fonds de mots français et forme une base pour l'étude de leur variation à travers les époques. Les articles du dictionnaire fourmillent de renseignements pertinents - ils sont une mine pour le chercheur et le pédagogue. Il est naturellement impossible de présenter tous les articles, je me contenterai donc de quelques illustrations typiques.

Commençons par un exemple qui a été beaucoup cité dans les discussions qui ont suivi les Rectifications de décembre 1990 : le mot nénuphar. Nous apprenons que la « nouvelle » orthographe rectifiée de ce mot, nenúfar, était en fait l'orthographe recommandée par l'Académie ... jusqu'en 1935 ! (nenúfar sans accent aigu dans les éditions de 1694 et 1718, l'accent n'ayant été introduit qu'avec la troisième édition de 1740). Le mot a été emprunté au XIIIe siècle au latin médiéval nenúfar, qui à son tour vient de l'arabe nainùfar (n/nûfar, n/lüfar), qui signifiait en ancien égyptien « lotus »; le ph n'est donc pas étymologique, mais a été introduit par rapprochement mythologique avec numphaia « fleur des nymphes » (nymphéa). Pour f/ph, on est renvoyé à phlegmon et à fantôme. - Sous l'entrée phlegmon, nous apprenons qu'il y a eu « une longue concurrence entre la graphie simplifiée en/et la graphie étymologique en ph, qui servait à noter en latin, puis en français, le phi grec, c'est-à-dire p aspiré en grec ancien (/en grec moderne) ». La graphie étymologique a gagné pour le terme médical, tandis que la graphie simplifiée l'a emporté dans les mots usuels flegme et flegmatique, pourtant de même racine, et qui ont connu aussi la graphie en ph. Un bel exemple de l'inconséquence qui régit dans l'application du facteur étymologique de l'orthographe ! - Sous l'entrée fantôme, nous apprenons que ce mot, écrit d'abord fantosme, vient par le latin du grec phantasma. Dans ce type de mots, « il y a eu, dès le latin, une longue hésitation entre la graphie en/¡...] et la graphie étymologique ph ». D'ailleurs, le mot fantasme, à l'origine un simple doublet de fantosme, réapparaît en 1935 sous la forme phantasme comme terme de médecine et de psychanalyse. Dans l'article nous sommes renvoyés aux Paragraphes de synthèse à la fin du volume, où les principaux types de modifications sont étudiées plus en détail, plus précisément au § 106 sur ph, qui entre dans la partie F sur les lettres grecques. On nous y explique entre autres que l'Académie a amorcé la simplification de ph en /dans les mots d'origine grecque, ainsi que pour les « fausses » lettres grecques, politique mise en cause par la suite, à partir de l'édition de 1835, « d'où de nombreuses contradictions », comme l'illustrent justement les exemples mentionnés ci-dessus.

Un autre exemple, celui-là aussi discuté après les Rectifications : le mot abîme. Nous avons dans ce mot deux problèmes réunis : le problème de il y et celui de ìli. L'étymologie nous renvoie au latin abyssus, du grec abussos. Au cours de l'histoire, nous rencontrons les formes abysme, abisme, abyme et enfin abîme à partir de 1798

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et 1835; en plus, le genre du mot était variable jusqu'au XVIIe siècle. Le y était utilisé comme variante plus lisible de i, surtout dans les mots venus du grec par le latin, pour transcrire le upsilon. Cette graphie, comme le ph traité ci-dessus, a subi une « francisation », et dans beaucoup de mots, on a remplacé par la suite le y par /'. Dans d'autres mots on a gardé ley, comme dans style, auquel le dictionnaire nous renvoie; ce mot vient du latin stilus « poinçon pour écrire », avec la variante graphique stylus, qui a été rapprochée par une fausse étymologie du grec stulos « colonne »; la forme graphique de ce mot a hésité entre style et stile jusqu'en 1740. Curieusement, dans ces deux cas, on a gardé un y non-étymologique, tandis qu'on a changé un y étymologique en z, et ils ne sont pas les seuls exemples d'un manque de conséquence. Le § 108 de synthèse traite du y en détail. - Quant à l'autre problème, le f, l'accent circonflexe remplace normalement un 5 muet (on écrivait jusqu'en 1740 abisme ou abysme), et note la durée longue de la voyelle; î est gardé dans les dérivés comme abîmer, malgré son / court depuis longtemps dans la syllabe inaccentuée; de nos jours, le î de abîme aussi s'est abrégé, et on a donc proposé la graphie abime sans circonflexe dans les Rectifications de 1990, ce qui a soulevé un très vif débat, rarementtrès objectif. Pour le problème général de l'accent circonflexe remplaçant un s muet, le dictionnaire nous renvoie à bât, jusqu'en 1740 bast, du latin populaire bastum,de *bastare « porter »; le problème est traité en général dans le paragraphe de synthèse § 49, dans lequel on peut lire une explication très détaillée. Comme on le sait, le â de bât ne note plus, comme à l'origine, une voyelle longue, et le timbre « fermé » traditionnel du mot a, en plus, pratiquement disparu de nos jours. La graphie bât, de phonogrammique, est devenue distinctive (phénomène traité dans le § 133), séparant pour l'œil ce mot avec sa forme homophone bat du verbe battre. Comme le mentionne le § 49, la distinction à la fois phonogrammique et distinctive persiste dans des exemples comme côte/ cote.

J'espère que ces deux exemples auront suffi à montrer la richesse des détails des articles du dictionnaire, qui, avec les renvois à d'autres articles et aux paragraphes de synthèse, permettent une promenade vraiment fascinante dans l'histoire orthographique des mots français.

Les articles de synthèse, placés en fin de volume, et que j'ai mentionnés déjà plusieurs fois au cours de mon exposé, sont un véritable traité des types de modifications, qui représentent un supplément indispensable au corps du dictionnaire. Les articles, regroupés en douze parties, traitent chacune d'un type de modifications. J'ai déjà mentionné les lettres grecques, les accents et les distinctions graphiques des homophones; parmi les autres types, mentionnons les voyelles (par exemple oi/ai et an/en), les consonnes doubles, les mots composés.

Après les paragraphes de synthèse, nous trouvons une liste des mots par types de modifications, et à la fin un index très détaillé de mots et formes cités dans les articles - instruments extrêmement utiles pour l'utilisateur à la recherche d'un phénomène précis.

Pour conclure, je voudrais recommander vivement cet ouvrage à tous ceux qui ont
besoin ou envie de partir à la recherche de l'histoire de la forme des mots français.
C'est vraiment une chance d'avoir un tel dictionnaire, d'une telle érudition, et en

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plus à un prix tout à fait raisonnable. On se rend compte combien cet ouvrage nous
manquait.

Université de Copenhague